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Innover sur Arrakis ou comment manager avec le design fiction

8 mn - Le 18 septembre 2024

© Warner Bros

Compte-rendu et enregistrement de la séance du 18 septembre 2024 du "Séminaire Innover en management". Intervention de Vincent Bontems, professeur à l'INSTN-CEA et philosophe des techniques.

Depuis 2010 se sont répandues des pratiques en consulting, dans l’enseignement, dans le spectacle, autour du design fiction, qui semble prendre le relai des approches de prospective. En prospective, classiquement, on place les scénarios de rupture loin dans l’avenir. Or ce n’est pas adapté au temps qu’on vit : les ruptures ont lieu maintenant, ou vont avoir lieu. Par ailleurs, il est plus facile d’envoyer les gens sur Arrakis à travailler sur planète hostile que de les faire travailler sur l’idée d’une planète Terre dégradée en 2085 ! Travailler sur notre planète peut être anxiogène, empêcher une forme de liberté de pensée. En design fiction on peut reprendre à son compte les propriétés de la SF (science-fiction) : penser des développements technologiques différents, et pas nécessairement plus puissants (on peut aussi imaginer faire moins), utiliser à la fois le détail (souvent riche) et le côté lacunaire des mondes de SF. Donc si on est dans un monde de fiction assez bien fait, on peut travailler.

Dune est un bon exemple. Tout le monde ne connaît pas ou ne s’intéresse pas à la SF. Or il faut pouvoir embarquer les gens. Dune a un double intérêt : c’est à la SF ce que le Seigneur des anneaux est à la fantaisie, le livre s’est beaucoup vendu, et il y a deux films.

Dans Dune, on utilise de l’hébreu et de l’arabe pour produire un étrangement, qui n’est pas occidentalocentré du côté des références culturelles. Dune a paru en feuilletons à partir de 1962, puis en livre. Les faits générateurs : des dunes qui se déplacent dans l’Oregon, et comment des scientifiques ont travaillé à des idées pour stopper l’avancée des dunes de façon naturelle, et aussi le fait que dans le Sahara il y a des cités englouties. Loin du principe courant en SF du héros immortel qui subit des épreuves et revient victorieux, et que l’éditeur Campbell tente d’imposer à Franck Herbert, Dune est un roman différent. Herbert résiste à la pression et Campbell refuse le manuscrit, finalement publié ailleurs.

Arrakis est la 3ème planète de Canopus : 312 années lumières de la Terre, orbite autour de Canopus, étoile géante bleue 8 fois plus massive et 15000 fois plus brillante que le Soleil, températures très élevées mais pas incompatibles avec toute forme de vie. Sa période : 430 années terrestres. Sa durée de vie : 6 millions d’années, ce qui n’est pas suffisant pour l’apparition endogène de la vie. Tout ce qui est là-bas y a été apporté. Dans le livre il y a une carte, des vues d’artiste. La planète est essentiellement recouverte de sable, c’est un monde aride, hostile pour les êtres vivants et les êtres techniques. Les tempêtes peuvent élever le sable de plusieurs centaines de kilomètres. La faune est dangereuse : il y a des vers des sables (400m de long, 40m de diamètre). Ces vers produisent de l’oxygène donc il ne faut pas les détruire. Et surtout il y a production de l’épice (les vers de la produisent pas, mais ils la dispersent), une ressource indispensable, qui a des effets psychotropes de pré-cognition, nécessaires pour calculer les trajectoires intergalactiques. Analogie bien sûr avec des contrées désertiques sur Terre qui ont des ressources en énergie ! Un écosystème complexe est décrit, qui comprend des truites des sables (qui produisent l’épice), des vers des sables (qui la dispersent), et du plancton des sables.

Comment innover sur Arrakis ? On a des ressources, des enjeux, on va pouvoir parler stratégie. On consière avec Simondon que pour juger d’un objet technique il faut prendre en compte son milieu associé. Parler d’une technologie sans parler d’où et quand elle fonctionne n’a pas de sens. Que pourraient faire des colons dans un milieu aussi hostile ? On peut commencer par s’adapter : mettre des écrans protecteurs, changer le milieu, changer le système (on envoie des robots et Innover sur Arrakis ou comment manager avec le design fiction Cercle de l’innovation 2 non des humains, par exemple), faire des modifications sur le système qui fait que la flèche qui s’exerce sur lui cesse d’être désagréable. On conçoit le distille, un vêtement capable de récupérer l’ensemble des fluides corporels pour éviter la déshydratation. Crédible, mais physiquement impossible parce que ça augmenterait trop la température du corps ! On peut citer le water recovery system de la station spatiale internationale, pour une analogie.

Transformer Arrakis : c’est de la planétologie. Savoir transformer les planètes. Il y a des planétologues au service de l’Empire. Par exemple trouver une façon qu’il y ait de l’eau sur Arrakis, et la question de savoir si on peut transformer le climat d’Arrakis pour en faire une oasis.

Donc la vision de l’innovation est celle d’une innovation à basse puissance et sur le long terme. Loin de Total Recall, où on appuie sur un bouton et ça terraforme Mars ! Il y a dans le roman des citations sur l’écologie, pensée par Herbert dans les années 60 : « Celui qui ignore l’écologie ne peut pas intervenir avant qu’il ne soit trop tard. C’est pour cela que la plus haute fonction de l’écologie est la compréhension des conséquences ». Le management de l’innovation doit changer d’échelle et inclure une science des conséquences.

Transformer un monde : on parle géo-ingénierie et terraformation dans la SF, les exemples nombreux ! Mais aujourd’hui on transforme le monde, par l’action humaine ! Donc certains discours actuels sur le réel sont… fictifs, en ce qu’ils esquivent la question et refusent de voir les tendances lourdes sont lancées !

On peut faire une analyse stratégique sur Arrakis : il y a des stratégies de puissance, des stratégies d’équilibre, des stratégies radicales. Dans les stratégies de puissance (celles des Arkonen) on voit des absences de respect tant de l’humain que des machines. Tout est au service de la domination. Les Atréides, c’est très intéressant du point de vue managérial : un alliage de puissance et de douceur. Dans le livre, ils ont une armée, mais défendent un partage équitable du business, l’échange, la diplomatie, l’exemplarité. La principale richesse d’Arrakis ce n’est pas l’épice, ce sont les Fremen, qui sont devenus au fil du temps des guerriers résilients, qui feront d’ailleurs subir des défaites à l’Empire. Les Fremen ont leurs propres objectifs, ils veulent la souveraineté, que l’Empire dégage de leur planète, contrôler la matière première, transformer Arrakis. Tradition religieuse de la prophétie, qui ménage des capacités de transformation, mais aussi ouverture à l’innovation : on peut déroger à la tradition en réinterprétant les textes. Il faut aux Fremen une stratégie révolutionnaire pour réussir.

Une question centrale est : quels terrains d’entente peut-on construire ? Quels middlegrounds ? Dans Dune, n’y arrivera pas, il y aura des conflits, la situation va dégénérer. On pourrait aussi renoncer : le Jihad butlérien (Samuel Butler, Erewhon, 1872) : « tu ne feras point de machines semblables à l’esprit humain. (…) Mais qu’arriverait-il si la technologie continuait à progresser plus rapidement que l’évolution des règnes végétal et animal ? Nous remplacerait-elle aux commandes de la Terre ? (…) A chaque jour qui passe, nous lui donnons de plus en plus de pouvoir et de moyens d’autocontrôle ».

Herbert utilise le procédé connu en créativité : on retire quelque chose et il faut se débrouiller. Sur Dune pas d’IA, de robots, etc. Pour se transformer : Mentats, Bene Gesserit, Navigateurs. On n’a pas une sciencefiction superlative : on sait qu’on risque de payer les augmentations humaines, par exemple les Mentats doivent sacrifier leurs capacités d’émotion, ils sont facilement manipulables. Le perfectionnement génétique : réservé à des femmes, les Bene Gesserit, pour la sélection des lignées humaines, pour , par exmemple, acquérir une voix telle qu’on est obligé d’obéir (cela a inspiré la Force dans Star Wars). Produire un être suprême, qui sera un homme qui serait tellement puissant qu’on ne pourrait pas le contrôler… Est-ce vraiment une bonne idée ? Risque d’hypertélie : surfinalisation sur un objet et un milieu. Navigateurs : les navigateurs ne quittent pas leur vaisseau, mais quand ils le font ils doivent se déplacer dans un bain d’épice. On est puissant mais on est dépendant du réseau.

Penser un autre monde pour penser le monde autrement : choisir une planète et un milieu associé exotique, définir l’enjeu d’un conflit et les stratégies, imposer une rupture par rapport au présent, réfléchir sur les alternatives technologiques. Il faut que ce soit fait pour qu’on ne puisse pas simplement projeter les réponses actuelles.

  • Les efforts d’adaptation : sont-ils suffisants ?
  • Le géo-ingénierie : est-elle raisonnable ? Avez vous cette science des conséquences qui permet d’être sûr ?
  • Le renoncement : est-il supportable ?
  • Le post-humanisme : est-il responsable ?

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