Dossier | Au-delà de l’achat : les nouveaux territoires de la consommation
Travail consumptif : entre consommation et travail, un levier pour la transition ?

Alors que la consommation est traditionnellement tournée vers le plaisir ou le divertissement, qu’en est-il de la consommation orientée vers le travail ? S’inscrire à une conférence sur les neurosciences ou rejoindre le cours de yoga au bureau devient un moyen d’être plus performant : c’est ce que nous appelons le « travail consumptif ». À quoi ressemblent ces pratiques en plein essor dans les environnements professionnels contemporains ? Quel rôle peuvent-elles jouer dans une transition écologique et sociale ?
Une entreprise organise un déjeuner-conférence sur l’IA pendant la pause déjeuner. Ce type d’activité, en apparence récréative ou informative (Rauch, 2023), peut en réalité dissimuler une forme de travail. À partir d’une enquête ethnographique dans des espaces de coworking, nous avons regroupé ces pratiques sous le terme de « travail consumptif » (Gruen & Bardhi, 2025).
Qu’est-ce que le travail consumptif ?
Le travail consumptif désigne l’instrumentalisation des activités de consommation sur le lieu de travail à des fins productives. De plus en plus de travailleurs, qu’ils soient indépendants ou salariés, se trouvent ainsi amenés à pratiquer des activités de consommation, comme du loisir ou du bien-être, pour mieux travailler. Plusieurs exemples permettent d’en illustrer les modalités concrètes.
- Au sein d’un espace de coworking, un business developer joue quotidiennement au ping-pong. À des fins récréatives ? Lors d’un entretien, il explique rencontrer souvent des clients potentiels autour de la table : « il y a certaines activités qui soutiennent mon travail, que d’autres font pour le loisir ». Dans son cas, le jeu devient une pratique de networking dissimulée.
- Au cours de notre enquête ethnographique, nous avons participé à des séances de sport, de yoga ou de méditation sur les lieux de travail. Ces activités, présentées comme relevant du bien-être, s’inscrivent aussi dans une logique de performance corporelle : il s’agit de maintenir un corps efficace et productif pour le reste de la journée.
Nous avons constaté que le travail consumptif contribue à reconfigurer l’imaginaire du lieu de travail en y introduisant des éléments de jeu, de souplesse et de convivialité. Notre enquête ethnographique, menée durant plusieurs années dans des espaces de coworking, nous a permis de recueillir l’expérience des travailleurs. Les personnes interrogées lors de cette recherche apprécient la possibilité de concilier productivité et plaisir, de définir librement leurs activités, d’adapter leurs espaces et rythmes de travail. Au point qu’une participante évoque la difficulté qu’elle aurait à travailler ailleurs après avoir été tellement « gâtée » par un environnement où il est possible de travailler en jouant.
Cette liberté apparente masque pourtant de fortes contraintes. L’hybridation croissante entre travail et consommation engendre une tension entre les impératifs de performance et les exigences de soutenabilité et de survie économique. La porosité accrue entre sphère professionnelle et sphère personnelle peut aussi renforcer les phénomènes d’aliénation : certains employés se sentent contraints de participer à ces activités pour « faire bonne figure », au détriment de véritables temps de pause.
Les enjeux écologiques et sociaux du travail consumptif
Il est difficile de quantifier précisément la valeur économique générée par le travail consumptif — quel gain de productivité peut-on réellement attribuer à un cours de yoga hebdomadaire ? De la même manière, son empreinte écologique et sociale reste difficile à cerner. Beaucoup de consommateurs souhaitent avoir une empreinte écologique réduite, mais cette volonté peut être mise à mal par de nouveaux modes de consommation moins visibles, tels que la consommation au travail. Ainsi, nous analysons ici quelques aspects du travail consumptif qui révèlent des impacts écologiques et sociaux concrets : réseautage intensif, matérialité des pratiques, et dynamiques d’exclusion ou de précarisation.
Réseautage intensif : mobilité, plateformes.
Parmi les formes les plus répandues de travail consumptif se trouve l’utilisation d’activités de consommation à des fins de réseautage. Faire connaître son entreprise ou son service, ou rechercher de nouveaux clients, implique souvent une mobilité accrue. C’est particulièrement visible dans le monde académique, où les chercheurs parcourent parfois de longues distances pour intervenir quelques minutes dans un colloque. La partie formelle, la présentation, y occupe souvent moins de temps que les moments de sociabilité (cocktail, dîner de gala, échanges informels) qui relèvent pleinement du travail consumptif.
Un autre terrain révélateur est celui des plateformes. La construction d’une identité professionnelle sur LinkedIn ou Instagram repose sur un brouillage des frontières entre travail et consommation. Pour de nombreux travailleurs, ces plateformes sont devenues de véritables marchés du travail, où s’échangent des services, des opportunités et du capital social (Heeris-Christensen, Gyrd-Jones & Beverland, 2023). Or, cette activité numérique, souvent invisibilisée, contribue à l’extraction de ressources fossiles et à l’empreinte carbone du numérique (Ademe, 2024). Le travail consumptif s’inscrit ainsi dans une spirale de visibilité continue, au coût environnemental rarement pris en compte.
Matérialité du Travail Consumptif.
Le travail consumptif repose sur une matérialité à la fois ludique et de bien-être. Dans les espaces de coworking observés, nous avons relevé une profusion d’objets traditionnellement absents des lieux de travail : ping-pong, puzzles, toboggans, tentes, ballons, jeux de société, poufs, hamacs… Ces objets ont leur place en dehors de la sphère productive : à la maison, au parc, dans des lieux de loisir. Ici, si certains travailleurs s’en
emparent pour se ressourcer, expérimenter ou se détendre (Rauch, 2023), leur présence contribue à renforcer l’idée que tout doit se faire au travail, y compris le jeu ou le repos. Les événements organisés dans ces espaces reproduisent cette logique : ateliers de brassage de bière, fabrication de terrariums, apéritifs, séances créatives ou festives. Ainsi, nombreuses activités traditionnellement réservées à la sphère de consommation (comme les activités domestiques ou le loisir) s’imposent comme activités productives. Derrière la convivialité affichée se profile une infrastructure lourde, mobilisant de nouveaux objets, équipements et dispositifs.
Précarisation et Exclusions.
Si le travail consumptif est parfois vécu comme une forme d’émancipation — par le jeu, la flexibilité, la liberté d’organisation — il engendre aussi des tensions. La porosité entre vie professionnelle et personnelle peut conduire à une aliénation diffuse, où le travail ne s’interrompt jamais vraiment (Gruen & Bardhi, 2025). De nombreux individus peuvent être empêchés ou réticents à participer à ces activités pour des raisons culturelles, religieuses, familiales, ou physiques. Une jeune mère expliquait ainsi qu’elle préférait terminer rapidement sa journée pour retrouver son enfant, l’éloignant de la sphère informelle du travail consumptif. Derrière la promesse d’un environnement inclusif et fluide, se dessinent donc de nouvelles barrières symboliques et pratiques.
Quels leviers pour inscrire le travail consumptif dans une transition juste ?
En nous appuyant sur les observations menées dans les espaces de coworking, nous proposons ici plusieurs pistes pour favoriser une articulation plus soutenable entre consommation et activité professionnelle.
Mutualisation des ressources.
Les espaces de coworking offrent un potentiel de mutualisation encore peu exploité. En réunissant en un même lieu des compétences, besoins, outils et usages variés, ils permettent de partager des équipements (bureaux, logiciels, infrastructures), mais aussi des savoirs (formations, mentorat). Pour les travailleurs indépendants, cette mutualisation réduit les coûts, les déplacements, et la dépendance à des outils propriétaires. Pour les territoires, le développement de tiers-lieux de proximité peut contribuer à réduire la mobilité domicile-travail.
Apprendre l’écologie sur le lieu de travail.
Certains espaces de coworking se positionnent aujourd’hui comme des laboratoires de pratiques écologiques : alimentation végétarienne, suppression du jetable, limitation de l’usage du papier. Ces gestes traduisent une volonté de repenser les conditions matérielles du travail. Ils pourraient être étendus aux formes de travail consumptif, en interrogeant plus systématiquement la matérialité sous-jacente à ces dispositifs.
Encourager le temps hors travail.
Enfin, il est essentiel de redonner une légitimité au temps « hors travail ». L’un des risques du travail consumptif réside dans sa tendance à effacer les frontières, en encourageant des formes de sociabilité performative. Les espaces de coworking, en tant qu’initiateurs de cette culture, ont aussi la responsabilité de poser des limites : inciter à la déconnexion, reconnaître le droit à l’indisponibilité. Cela permettrait d’éviter que la dynamique inclusive du travail consumptif ne devienne un facteur d’exclusion.
De l’enthousiasme à la réflexion
Le travail consumptif, en brouillant les frontières entre sphères productive et récréative, révèle une évolution profonde de nos manières de travailler et de consommer. S’il peut offrir plus de souplesse, de créativité et d’agilité aux travailleurs, il participe aussi à une intensification des injonctions à la performance et à la visibilité permanente.
En mettant au jour les tensions écologiques, sociales et symboliques que ces pratiques font émerger, cet article invite à dépasser une lecture naïvement enthousiaste du travail consumptif. Il ne s’agit pas d’en nier les apports, mais de les inscrire dans une réflexion plus large sur la soutenabilité du travail contemporain.
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Notes & Références
- Ademe (2022), Numérique : quel impact environnemental en 2022 ?
- Gruen, A., & Bardhi, F. (2025). Consumptive Work in Coworking: Using Consumption Strategically for Work. Journal of Consumer Research, ucaf009
- Heeris Christensen, A. B., Gyrd-Jones, R., & Beverland, M. B. (2024). Dialectical emotional labour in digital person-branding: The case of digital influencers. Organization Studies, 45(4), 571-591.
- Rauch, S. (2023). Travail et non-travail: telle est la gestion?: une étude du travail, du professionnalisme et de leurs (non) sens a la lumière des activités de non-travail au bureau (Doctoral dissertation, Université Panthéon-Sorbonne-Paris I).
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