Candidater
Comprendre le monde,
éclairer l’avenir

Tout au long du XIXe siècle, l’idée que les travailleurs devraient être associés à la production et à la propriété des instruments de travail a été portée, en vain, par de nombreux réformateurs sociaux. Il faudra attendre la fin du XXe siècle pour que la démocratisation de l’entreprise trouve de nouveaux héraults et devienne une utopie concrète.

Jusqu’au dernier tiers du XIXe siècle, les grandes entreprises intégrées, comme les aciéries Schneider ou les compagnies minières, sont rares. La plus grande partie de la production a plutôt lieu au sein de chaînes de sous-traitance où les donneurs d’ordre sont les négociants1. Pour autant, l’entreprise est déjà considérée comme la propriété de celui qui apporte les capitaux et les matériaux. Ouvriers et ouvrières, tout comme travailleurs et travailleuses à domicile, sont dans des rapports marchands avec ceux qui leur donnent le travail.

Face au développement de la misère et du paupérisme durant le premier tiers du XIXe siècle, décrit par des sociologues, économistes et médecins tels que Sismondi, Buret, ou Villermé, des voix s’élèvent pour demander une loi sur le travail des enfants. Mais durant le débat à l’Assemblée, en 1840, le député Gay-Lussac affirme que l’établissement est « un sanctuaire qui doit être aussi sacré que la maison paternelle et qui ne peut être violé que dans des circonstances extraordinaires ». Par cette déclaration, il défend le droit de souveraineté du chef d’entreprise sur ses employés. La loi de 1841 provoquera malgré tout une première (petite) brèche dans cet édifice.

Droits des salariés : les petits pas vers les grands

Tout au long du XIXe siècle, des auteurs vont lutter contre cette idée et réclamer la participation des ouvriers à la propriété, notamment en prônant l’idée d’association. Pour Pierre-Joseph Proudhon et Louis Blanc, celle-ci s’entend à la fois comme association à la production (et aux bénéfices qui sont retirés de celle-ci) et association à la propriété des instruments de travail. Pour les deux auteurs, le travail et la production sont en effet par essence collectifs et les institutions doivent donc être réformées en ce sens. « Rien ne se ferait sans la participation de tous : ce serait une miniature du gouvernement démocratique, pour lequel la France lutte depuis cinquante ans », écrit Proudhon en 18432.

Pourtant, après que les journées de juin 1848 ont vu les manifestations ouvrières écrasées dans le sang, rien ne change. En 1893, Jaurès décrit ainsi la situation : « Oui, par le suffrage universel, par la souveraineté nationale, qui trouve son expression définitive et logique dans la République, vous avez fait de tous les citoyens, y compris les salariés, une assemblée de rois (...) Mais au moment même où le salarié est souverain dans l'ordre politique, il est dans l'ordre économique réduit à une sorte de servage (...) Oui ! au moment où il peut chasser les ministres du pouvoir il est, lui, sans garantie aucune et sans lendemain, chassé de l'atelier. Son travail n'est plus qu'une marchandise que les détenteurs du capital acceptent ou refusent à leur gré. »

La subordination des salariés est reconnue au début du XXe siècle : ils obtiennent des droits et une amélioration de leurs conditions de travail qui vont être rassemblés dans le Code du travail. Toutefois, l’idée que les apporteurs de capitaux sont les propriétaires de l’entreprise n’est pas remise en cause. Dans les années 1970, alors que l’économiste Milton Friedman soutient que la seule responsabilité de l’entreprise est de faire du profit, la théorie de l’agence se diffuse : la mission des dirigeants de l’entreprise est de faire fructifier la valeur de l’entreprise pour les actionnaires.

En France, plusieurs rapports tentent de remettre en cause la conception hiérarchique de l’entreprise, mais le rapport Bloch-Lainé de 1963 et le rapport Sudreau de 1975 font l’objet de vives oppositions de la part du patronat et ne sont donc suivis d’aucun effet. Le rapport Notat-Senard de 2018, intitulé L’entreprise, objet d’intérêt collectif, visait à reconnaître que l'entreprise n'est pas seulement au service de ses actionnaires, mais qu'elle doit être attentive aux enjeux sociaux et environnementaux de son activité. À la suite de ce rapport, l’article 1833 du code, disposant que « toute société doit avoir un objet licite et être constituée dans l'intérêt commun des associés » a été amendé ainsi : « la société doit être gérée dans son intérêt propre, en considérant les enjeux sociaux et environnementaux de son activité ». Mais peu de choses ont été changé quant à l’organisation de sa gouvernance.

« Les actionnaires ne sont pas propriétaires des entreprises »

Et pourtant, le juriste Jean-Philippe Robé l’a rappelé à de nombreuses reprises : les actionnaires ne sont pas propriétaires des entreprises : ils sont propriétaires des actions émises par les sociétés commerciales utilisées pour structurer juridiquement les entreprises. L'entreprise est une organisation qui n'a pas d'existence en droit, alors que la société est une personne morale autorisée à fonctionner dans le système juridique : elle peut être propriétaire, passer des contrats, ester en justice... Les dirigeants ne sont pas les mandataires des actionnaires ; ils sont des mandataires sociaux - des mandataires de la société elle-même.

Enfin, il n’y a aucune obligation juridique de maximiser les profits qui soit prévue par le droit des sociétés. Comme l’écrit Jean-Philippe Robé, avocat international en droit des entreprises : « Pour que la grande entreprise soit possible, il y a eu invention progressive de dispositifs juridiques aux termes desquels les actionnaires sont des contributeurs en capital (sur le marché primaire des actions) ou des preneurs de risques (sur le marché secondaire) mais ne sont ni propriétaires des actifs utilisés dans la production des biens ou services produits ou fournis par l’entreprise, ni cocontractants aux contrats avec les divers participants à l’entreprise »3.

Vers une vision moderne de la démocratie d’entreprise

C’est aux États-Unis, dans le haut lieu de la dérégulation et de la théorie de la valeur pour l’actionnaire, que le politiste Robert Dahl va justifier de manière philosophique, en 1985, dans A Preface to economic democracy4, la nécessité de démocratiser l’entreprise et l’économie. Dahl commence son ouvrage en rappelant qu’alors que la démocratie est la règle dans l’État - au moins dans les nations les plus avancées - l’autoritarisme prévaut dans l’économie. La plupart des salariés sont sous l’autorité de managers qu’ils n’ont pas élus et de règles sur la conception desquelles ils n’ont pas été consultés et n’ont rien eu à dire. Ils sont subordonnés, un rôle qui est en contradiction avec leur statut de citoyen. Dahl pense nécessaire de rétablir la symétrie entre politique et économie en démocratisant le travail. « Si la démocratie est justifiée pour gouverner l’État alors elle est également justifiée pour gouverner les entreprises ». Il existe un parallèle absolu entre le citoyen et le salarié. Le salarié est soumis, comme le citoyen, à des règles contraignantes, auxquelles il est obligé d’obéir. Il doit donc participer à la confection de ces règles, avoir une voix.

« La démocratisation des organisations ira de pair avec une plus grande attention portée à l’environnement »

Dans les années 2000, ces idées vont être reprises par la sociologue Isabelle Ferreras : les travailleurs, argumente-t-elle, veulent être traités comme des citoyens en toutes circonstances, notamment au travail. Si la nature du travail est politique, c’est parce que l’individu vit le travail « au travers de la grammaire du juste en référence au collectif » : ses attentes sont des attentes de justice. Avec onze autres collègues, nous avons développé ces idées dans Le Manifeste Travail. Démocratiser, démarchandiser, dépolluer5. Nous proposons, dans la droite ligne des travaux d’Isabelle Ferreras un profond changement de gouvernement pour l’entreprise. Celle-ci étant composé de deux parties constituantes, il importe que les apporteurs de travail, tout comme les apporteurs de capital, puissent choisir leurs représentants et que ceux-ci, à égalité, prennent les décisions et choisissent le dirigeant, en ayant un droit de veto sur les décisions de l’autre chambre.

Ce bicaméralisme se tient à mi-chemin entre la co-détermination en vigueur dans plusieurs pays européens (comme l’Allemagne ou les pays nordiques) et le coopérativisme où les associés sont en même temps les propriétaires de leur société. La co-détermination, si elle n’est pas la panacée, est tout de même corrélée avec un plus grand bien-être des salariés. L’exploitation de l’enquête européenne sur les conditions de travail6 montre en effet que c’est dans les pays où sont le plus répandues les organisations apprenantes que les salariés disposent le plus d’autonomie et sont le plus consultés, et aussi qu’il y a plus de bien-être au travail et moins d’absentéisme.

Dans notre Manifeste Travail, nous suggérons que la démocratisation des organisations ira de pair avec une plus grande attention portée à l’environnement. C’est également la conclusion du rapport rendu par le Club des juristes en novembre 2024, intitulé L’entreprise engagée face aux défis du XXIe siècle, qui propose de changer de modèle. Aujourd’hui, écrit Isabelle Kocher, « la rareté à protéger a changé de nature ; il ne s’agit plus du capital économique, surabondant même s’il n’est pas toujours déployé de la bonne manière, mais du capital humain, social et naturel (…) C’est tout un édifice qu’il faut revoir : bâtir un système aussi puissant et cohérent que l’ancien, mais adapté à nos enjeux actuels ».


Cet article est publié en collaboration avec The Conversation.

Ce contenu est publié sous licence Creative Commons Creative CommonsByShare-a-like

Notes & Références

  1. Pierre François, Claire Lemercier, Sociologie historique du capitalisme, coll. ; Repères, La Découverte, 2021

  2. Pierre-Joseph Proudhon, De la création de l’ordre dans l’humanité ou Principes d’organisation politique, 1843, Librairie de Prévot

  3. Jean-Philippe Robé, « Pour en finir avec Milton Friedman. Misère de la théorie de l’agence », in Antoine Lyon-Caen et Quentin Urban (dir.), La crise de l’entreprise et de sa représentation, Dalloz, 2012

  4. Robert A. Dahl, A Preface ton economic Democracy, Universiy of California, 1985

  5. Isabelle Ferreras, Julie Battilana, Dominique Méda, Le Manifeste Travail. Démocratiser. Démarchandiser. Dépolluer, Seuil, 2020

  6. Duncan Gallie, Ying Zhou, Working conditions Employee involvement, work engagement and skill development, Eurofound, 2020


À lire aussi

Hier fer de lance du droit européen, les régulations sociales et environnementales des entreprises sont aujourd’hui menacées. Pressions géopolitiques...

Le 11 septembre 2025 - 10 mn - Beatrice Parance

Dans les coulisses des régulations internationales se joue un débat comptable entre la simple et la double matérialité. Loin d’être anecdotique, il...

Le 11 septembre 2025 - 8 mn - Bernard Colasse, Frédérique Déjean

Huit ans après la loi française sur le devoir de vigilance des entreprises, et à l’heure de la directive européenne CS3D, le bilan est contrasté. Si...

Le 11 septembre 2025 - 13 mn - Pauline Barraud De Lagerie