Dossier | L'entreprise à l'épreuve du XXIe siècle
Vous avez dit « matérialité » ? Friedman vs. Freeman, deux visions de l’entreprise

Dans les coulisses des régulations internationales se joue un débat comptable entre la simple et la double matérialité. Loin d’être anecdotique, il révèle une opposition frontale sur la notion même d’entreprise. Simple chose des actionnaires comme le prétend Milton Friedman, ou au contraire acteur sociétal redevable de ses choix devant l’ensemble des parties prenantes comme le prétend Edward Freeman ?
Jusqu’à une époque récente, lorsque le terme de matérialité était abordé en comptabilité, il faisait référence à la matérialité « financière ». Derrière cette notion, il s’agissait d’évaluer l’impact des perturbations de l’environnement d’une entreprise sur ses performances financières. Par exemple, comment le changement climatique modifie sa rentabilité. L’objectif était de montrer la capacité de l’organisation à gérer les risques qu’elle court, autrement dit sa résilience financière. Cette prise en compte est faite techniquement par l’enregistrement de provisions pour risques ou de dettes éventuelles.
Désormais, cette prise en compte des relations de l’entreprise avec son environnement (la Société, le climat, la biodiversité, l’eau, les ressources marines…) est étendue aux impacts potentiellement significatifs de son activité sur cet environnement. C’est-à-dire l’effet inverse : comment l’entreprise modifie elle-même son environnement. À la matérialité financière que l’on qualifie maintenant de « simple », on ajoute donc une « matérialité socio-environnementale », dite encore « matérialité d’impact », en référence à l’impact de l’entreprise sur son environnement. On parle alors de double matérialité, financière et d’impact.
Cette émergence récente d’une double matérialité comptable fait débat entre le normalisateur comptable international, l’IASB (International Accounting Standards Board) et l’Union européenne (UE). Elle fait débat parce qu’elle remet en cause la conception même de l’entreprise.
La matérialité selon le normalisateur comptable international
Dans sa conception « traditionnelle », l’entreprise est considérée comme la chose de ses actionnaires, des investisseurs boursiers si elle est cotée. Comme l’écrivait en 1970 l’économiste Milton Friedman dans un article célèbre1 : elle n’est responsable que devant eux, et eux seuls. En conséquence, sa comptabilité a pour principal objet de leur rendre compte des performances qui les intéressent, à savoir les performances financières. Il est donc logique que cette comptabilité prenne en compte l’impact sur son résultat financier des risques que lui fait courir son environnement, et fasse ainsi de la matérialité financière son Graal.
Cette conception friedmanienne de l’entreprise, en phase avec l’émergence du capitalisme de marchés financiers, est celle sous-jacente du cadre théorique d’inspiration anglo-saxonne qui sert de boussole intellectuelle à l’IASB pour l’élaboration de ses normes : les IFRS (International Financial Reporting Standards). Rappelons qu’en vertu d’un règlement européen de 2002, les sociétés de l’UE faisant appel à l’épargne publique et à la tête d’un groupe doivent, depuis le 1er janvier 2005, appliquer les IFRS pour l’élaboration des comptes de ce groupe. Cette conception pro-actionnariale de l’entreprise est aussi, implicitement, celle du frère jumeau de l’IASB : l’ISSB (International Sustainability Standards Board).
« L’entreprise est considérée comme la chose de ses actionnaires »
Créé en 2021-2022 par la Fondation IFRS (la Fondation qui chapeaute désormais les deux organismes), l’ISSB est chargé d’élaborer des normes de reporting financier relatives au développement durable. Ces normes sont des IFRS et sont donc applicables par les entreprises assujetties à ceux-ci. Toutefois, pour les distinguer des IFRS élaborées par l’IASB, elles sont désignées sous le sigle IFRS-S ("S" pour "sustainability"). Dès 2023, l’ISSB publiait deux IFRS-S, liées à la dimension environnementale, qui ont pris effet en 2024.
En résumé : l’IASB crée des normes comptables appelées IFRS ; l’ISSB élabore les IFRS-S relatives au développement durable. Les deux organismes sont les héritiers d’une conception de l’entreprise centrée sur les actionnaires.
La matérialité selon l’Union européenne
L’extension de la matérialité à la prise en compte des impacts de l’activité de l’entreprise sur son environnement fait implicitement référence à une autre vision de l’entreprise. Cette conception, qui fait écho à la théorie dite des parties prenantes (stakeholders), n’est pas nouvelle. On la doit au philosophe R. Edward Freeman, dans un ouvrage2 publié en 1984. La crise écologique la met aujourd’hui sur le devant de la scène. Cette théorie, pour être opératoire, suppose l’existence d’un dénominateur commun aux préoccupations des diverses parties. Un postulat loin d’être évident tant les préoccupations des parties prenantes peuvent être différentes. Cette limite était soulignée par M. Emmanuel Faber, le premier président de l’ISSB, et ex-patron de Danone, dans une tribune publiée dans Le Monde du 10 octobre 2023.
Selon la théorie des parties prenantes, l’entreprise n’est pas responsable que devant ses seuls actionnaires. Elle l’est également devant toutes les parties susceptibles d’affecter ses activités, d’être affectées ou simplement d’être concernées par elles, y compris devant ce qu’il est convenu d’appeler la société civile. Elle est en quelque sorte responsable de ses activités devant la Société avec un grand S ; ce qui redéfinit ses frontières et pose des questions délicates. Une entreprise française est-elle par exemple responsable de l’emploi d’enfants ou de travailleurs forcés par ses sous-traitants étrangers ? Grande utilisatrice de bois exotiques, est-elle responsable de la destruction par ses fournisseurs des forêts tropicales ? A-t-elle dans ses frontières ces sous-traitants et fournisseurs ? Sa responsabilité s’étend-elle au-delà du périmètre financier consolidé ? Quoiqu’il en soit, dans cette conception de l’entreprise, il est logique de lui demander de rendre compte des impacts sociétaux et environnementaux de son activité et de sa contribution au développement durable.

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Cette conception de l’entreprise est implicitement celle que défend l’Union Européenne (UE) dans une directive très innovante de 2022 sur la publication d’informations extra-financières relatives à la durabilité, dite CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive). Cette directive impose en effet aux entreprises d’évaluer leurs impacts sur l’environnement et la Société en suivant les normes ESRS (European Sustainability Reporting Standards) de l’UE élaborées avec le concours de l’European Financial Reporting Advisory Group (EFRAG). Toutefois, l’application de cette directive prévue en 2024 a été reportée en 2026 par le Parlement, et il est prévu d’en modifier le contenu dans le cadre du projet de directive « Omnibus » visant à simplifier le Green Deal européen.
Sous des apparences techniques, le débat autour de la matérialité de l’information sociale et environnementale produite par l’entreprise n’est pas, comme le dit M. Emmanuel Faber dans l’article précité, « une querelle hors-sol ». Il s’agit bel et bien d’un débat de fond, un débat politique sur ce qu’est une entreprise et sa gouvernance.
« Espérons que l'UE saura défendre ses positions en matière d’environnement »
Les tenants de la matérialité financière (ou matérialité simple) partent avec un avantage dans ce débat : si l’on sait traduire comptablement celle-ci, il est beaucoup plus complexe de traduire (et notamment avec des unités monétaires) la matérialité socio-environnementale. On peut donc craindre que les difficultés d’élaboration de normes inspirées de la théorie des parties prenantes, et les contraintes techniques qui pèsent sur leur application, closent ce débat par le constat d’une impossibilité, sinon totale, du moins partielle. Un chemin d’embûches que n’avait pas manqué de remarquer également M. Emmanuel Faber en tant que tenant de la matérialité financière. Ce qui peut d’ailleurs expliquer que celui qui fut, en tant que patron de Danone, un promoteur de l’entreprise à mission soit paradoxalement un adepte de la seule matérialité financière. Une position qui peut apparaître comme techniquement « raisonnable », mais idéologiquement orientée.
Un retour européen vers la matérialité financière ?
Il est prévu que l’UE et l’ISSB se concertent pour l’élaboration de leurs normes respectives afin qu’elles ne soient pas trop éloignées les unes des autres. Eu égard à leur divergence sur la conception de l’entreprise que nous venons d’évoquer, cette concertation risque d’être difficile. Au début des années 2000, l’UE n’a pas su résister aux offres de service pressantes de l’IASB et a décidé, sans s’interroger sur la conception pro-actionnariale de l’entreprise véhiculée par son cadre théorique, que ses sociétés faisant appel à l’épargne publique feraient leurs comptes de groupe conformément aux normes de reporting financier de ce dernier, les IFRS. Espérons qu’elle saura mieux défendre ses positions en matière de défense de l’environnement face à l’ISSB. Mais la simplification en cours de la directive CSRD, en réponse aux demandes et pressions d’acteurs économiques sensibles aux arguments des investisseurs, pourrait être l’occasion d’un retour vers la matérialité financière, et donner alors raison à M. Emmanuel Faber.
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Notes & Références
The Social Responsibility of Business is to Increase its Profits. New-York Times, 19 septembre 1970.
Strategic Management: A Stakeholder Approach (1984). Boston: Pitman
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