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Lors du Séminaire Soutenabilités sur le thème « Droit et normes en matière de développement durable », Pauline Barraud de Lagerie, maîtresse de conférences à l’Université Paris Dauphine - PSL, est revenue sur la notion de devoir de vigilance : de sa genèse militante au texte de loi désormais en vigueur. Entretien.


Avant la loi de 2017 posant le principe de devoir de vigilance, il n’existait aucune norme sur ces problématiques. Ce sujet était-il surtout porté par la société civile ?
 

Effectivement, la loi de 2017 fait suite à des décennies de mobilisation des organisations militantes. Dans les années 1990, les problèmes liés à la mondialisation des échanges et au fait que les entreprises s'approvisionnent dans des pays à bas coût, en y exploitant la main-d'œuvre pour produire leurs biens, ont été mis en lumière. Il y a eu les scandales de Nike, la question des droits des travailleurs… Jusqu’aux années 2000, la logique qui prévalait face à cela était une stigmatisation des entreprises. Le ”name and shame” : on critique, on boycotte, on dénonce. Face à cela, les sociétés ont créé des codes de conduite et des plans d’action, des instruments mis en place de façon volontaire, mais non encadrés par des obligations légales. Elles s’appuyaient tout au plus sur des textes de soft law internationale (OCDE, OIT, ONU…). Les militants, tout en ayant un temps accompagné ce mouvement, ont bien vu que les résultats n’étaient pas au rendez-vous, avec encore de nouveaux drames dans les pays du Sud, de la pollution, de l’exploitation… 

Quel a été le tournant, en France ?
 

Il a eu lieu dans les années 2010, via un mouvement lancé par des ONG, des juristes, syndicats, députés, tout un ensemble d’acteurs qui ont commencé à dire qu’il était temps de passer à une judiciarisation de la responsabilité des entreprises multinationales. En 2013, le drame de l’effondrement du Rana Plaza au Bangladesh, une usine de confection de marques internationales de vêtements, a contribué à montrer au grand public, aux médias et aux politiques qu’il fallait faire quelque chose.

D’un point de vue purement juridique, le droit français rendait difficile la poursuite d'entreprises pour des dommages causés par leurs fournisseurs et sous-traitants, car l'autonomie des personnes morales fait que chaque entité est responsable des torts qu'elle cause. Il n’y avait pas de responsabilité d’une maison mère pour ce qui se passe dans ses filiales ou chez ses fournisseurs. L’idée de la loi de 2017 était de donner un moyen d’action clair et précis, afin de poursuivre une entreprise défaillante.
 

Il a fallu beaucoup de temps et de travail pour que cette loi aboutisse, sous une forme différente du premier texte…
 

Tout à fait. Dominique Potier, le député qui a porté cette loi, évoque souvent le chemin de croix que cela a représenté, qui a duré des années. Au départ, une première version essayait d’être ambitieuse, d’établir une responsabilité civile englobante. L’entreprise devenait responsable des dommages causés par ses filiales et ses fournisseurs, sauf si elle montrait qu'elle avait fait tout ce qu'il fallait pour que cela ne survienne pas. Évidemment, cela a donné lieu à d’âpres discussions avec des entreprises, qui essayaient de leur côté de peser dans le débat parlementaire, arguant qu’il fallait préserver leur compétitivité économique.

Alors, la deuxième proposition adoptée est le fruit de compromis, à la suite de ces discussions. Malgré tout, il faut dire que c’est une loi révolutionnaire et un tournant majeur, car elle a comblé un vide juridique. C’est la première loi qui établit des obligations pour les grandes entreprises vis-à-vis de ce qui se passe dans leur chaîne d’approvisionnement et de valeur. Et qui a écrit noir sur blanc qu’une société a l’obligation de prévenir et de réparer les atteintes graves qui se produisent chez ses fournisseurs et sous-traitants, ce qui est extrêmement fort symboliquement.
 

Alors, que contient cette fameuse loi ? Comment les entreprises doivent-elles agir ?
 

Elle donne des obligations supplémentaires de vigilance à l’entreprise. Celle-ci doit mettre en place un plan de vigilance comportant des mesures d’identification, de hiérarchisation, de prévention et d’alerte des risques, ainsi que des mesures mises en œuvre. Ce sont les cinq points formels donnés par le législateur, repris par la plupart des entreprises. En revanche, dans la loi, rien n’est dit quant aux mesures de prévention des risques en eux-mêmes. Dans une certaine mesure, il appartient à chaque entreprise d’organiser sa vigilance comme elle l’entend.

C’est l’un des points de crispation dans les contentieux en cours. La notion de “vigilance raisonnable”, tout comme l’obligation de mettre en œuvre des “actions adaptées” de prévention des atteintes graves, peuvent être interprétées de différentes façons. Une entreprise mise en cause peut être tentée de dire qu’elle a fait de son mieux, avec ses moyens, qu’elle ne pouvait pas faire plus. On observe, en tous cas, une sorte d’effervescence du côté des sociétés pour essayer de dégager une commune interprétation de la loi. De nombreux séminaires sont organisés, des consultants tentent de les accompagner dans la définition de “bonnes pratiques”. Il en ressort assez largement une interprétation de la loi en termes de process.

Aux yeux des ONG qui lancent des contentieux, les actions mises en place sont insuffisantes. Ces ONG s’appuient sur des cas qualifiés d’atteintes graves aux droits humains et à l’environnement pour mettre à l’épreuve la loi et en proposer une interprétation plus exigeante, pleinement attentive à l’effectivité de la vigilance des sociétés mères. Désormais ce sera aux juges de trancher.
 

Des entreprises ont-elles été inquiétées dans le cadre de cette loi ?
 

À titre personnel, j’ai beaucoup travaillé sur le cas dit “Total Ouganda”, mais il y a une quinzaine de cas aujourd’hui (un certain nombre d’entre elles ont été recensées par des ONG sur le site du radar de la vigilance). D’un point de vue strictement quantitatif, cela reste raisonnable, on aurait pu imaginer beaucoup plus de contentieux. À ce jour, il n’y a pas eu de sanction à proprement parler ou de décision de fond. Cela montre les difficultés pour les victimes, comme pour les ONG, d’avoir gain de cause dans ce type de procédures. 
 

Quels sont les prochains enjeux pour cette notion de devoir de vigilance ?
 

Sans conteste la directive européenne en cours de discussion, qui devrait voir le jour d’ici début 2024. Elle sera comparable dans son esprit à la loi française, mais d’application européenne. L’objectif est de diffuser plus largement cette logique de responsabilisation des entreprises donneuses d’ordre, à l’échelle de l’Europe. Le combat des ONG a lieu actuellement à ce niveau. Si la directive européenne était plus exigeante que les caractéristiques de la loi française, ce serait un moyen efficace de faire évoluer la législation française. Tout cela est naturellement scruté avec beaucoup d’attention !


Entretien et retranscription par Laura Makary, journaliste indépendante.

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