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La naissance de la recherche comptable en France : le rôle de Dauphine

Publié dans Management & Entreprise 8 mn - Le 01 janvier 2019

Dans la culture française dire de quelqu’un que c’est un « comptable » n’est guère valorisant. Ce peut même être une forme de mépris dans la sphère publique. On se souvient que François Mitterrand disait de ses successeurs qu’ils seraient des comptables… Ce qui, pour le moins, était quelque peu condescendant dans la bouche de ce président qui se voulait un lettré. 

Dans ce contexte culturel, très différent du contexte anglo-saxon, il n’est pas étonnant que la comptabilité soit longtemps considérée comme une discipline « indigne » de l’Université avec un grand U. Elle n’y est tolérée que comme servante du droit et de l’économie. Jusqu’à la fin des années 1960, elle ne s’enseigne guère que dans les anciennes facultés de droit et les Instituts d’Administration des Entreprises (IAE).

La formation des comptables et des experts-comptables est assurée par l’enseignement dit technique, des écoles privées spécialisées et, aussi, l’Institut National des Techniques ÉConomiques (INTEC) du Conservatoire National des Arts et Métiers (CNAM).

Il faut attendre la création de Dauphine pour que la comptabilité, au sens large (non seulement la comptabilité, générale et analytique, mais aussi le contrôle de gestion et l’audit), fasse son entrée dans l’Université, en tant que discipline autonome et non plus ancillaire.

L'entrée de la comptabilité dans l'université

On doit à André Cibert(1), un professeur associé venu de l’organisme français de normalisation comptable, son introduction dans les programmes de Dauphine. La comptabilité générale et la comptabilité analytique font leur entrée, dès la création de Dauphine, dans le programme d’économie et de gestion du 1er cycle. Des enseignements d’approfondissement suivent en 1ère année de maîtrise de sciences de gestion et, en deuxième année de maîtrise, un certificat de contrôle de gestion est offert en option. 

Au milieu des années 1970 est créée, au plan national, la Maîtrise de Sciences et Techniques Comptables et Financières (MSTCF). Ce programme qui débouche sur le diplôme d’expertise-comptable consolide la place de la comptabilité dans l’Université. André Cibert participe à la conception ministérielle de cette maîtrise et, très naturellement, il crée en 1976 une MSTCF à Dauphine, la deuxième en France après celle créée, en 1974, par l’Institut d’Études Commerciales de l’Université de Grenoble. Les MSTCF disparaissent à la fin des années 1990 pour donner naissance aux actuels masters en « Comptabilité-Contrôle-Audit » (CCA).

Cette implantation de l’enseignement de la comptabilité à Dauphine est parachevée au début des années 1980 avec la création, au niveau bac+5, de Diplômes d’Études Supérieures Spécialisés (DESS). On doit en particulier à Jean-François Casta la création en 1983 d’un DESS d’audit.

Mais quid de la recherche comptable ? Il ne peut en effet y avoir d’enseignement supérieur d’une discipline sans recherche dans cette discipline : un enseignement supérieur se nourrit des résultats de la recherche.

Le développement de la recherche

Pour que la comptabilité devienne donc une discipline universitaire à part entière, il faut aussi qu’elle soit un domaine de recherche, comme aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Par rapport aux pays anglo-saxons, la France a plus d’un demi-siècle de retard en matière de recherche comptable.

Aussi André Cibert crée-t-il dans les années 1970 deux centres de recherches en gestion dédiés à la comptabilité et à la finance (à l’époque, la comptabilité et la finance étaient encore très liées) : l’un plutôt orienté vers la recherche en contrôle de gestion, le Centre d’Études et de Recherche en Gestion, le CEREG ; l’autre plutôt orienté vers la recherche en comptabilité financière et en finance, le Centre de Recherche et d’Études en Finance, le CREFI (qui deviendra le CREFIGE). Ces deux centres de recherche ont pour vocation première d’accueillir les quelques doctorants, peu nombreux à l’époque, qui se lancent dans la réalisation d’une thèse en comptabilité ou en finance.

Mais l’élément moteur de l’essor en France de la recherche comptable est incontestablement la fondation en 1979 de l’Association Française (devenue Francophone) de Comptabilité (AFC) appelée à réunir tous les enseignants-chercheurs qui consacrent leurs activités à la comptabilité, au contrôle de gestion et à l’audit.

Avec André Cibert et Jacques Richard, je fais partie de ses membres fondateurs et j’en suis, de 1983 à 1985, le deuxième président. Plus tard, en 1995, le conseil d’administration de l’AFC me confie le lancement de sa revue « Comptabilité-Contrôle-Audit », la seule revue académique francophone du champ, face à plus d’une vingtaine de revues académiques anglophones.

Avec son congrès annuel, ses journées d’études puis sa revue, l’AFC joue et continue de jouer, quarante ans après sa création, un rôle considérable pour la promotion et le développement de la recherche comptable en France ; mais elle n’est, et n’est toujours, ni une instance de formation à la recherche, ni une instance de production de travaux de recherche. Pour que la recherche comptable se développe en France de façon pérenne, il faut donc que soient créés, comme pour les autres disciplines universitaires, des programmes de formation à la recherche et aussi des centres de recherches qui lui soient dédiés. 

Au moment, en 1982, où André Cibert prend sa retraite, Dauphine dispose grâce à lui de deux centres de recherches susceptibles d’accueillir des doctorants en comptabilité mais elle n’a pas de véritable préparation à la recherche comptable, ce qui limite son flux de doctorants dans ce domaine. C’est la raison pour laquelle, après une période de latence due au départ d’André Cibert, nous créons, à la rentrée 1990, sous l’intitulé « Comptabilité, décision, contrôle » (la comptabilité comme instrument d’aide à la décision et au contrôle), un Diplôme d’Études Approfondies (DEA) entièrement dédié à la comptabilité.

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Outre un enseignement très nouveau d’histoire de la comptabilité, ainsi que des enseignements théoriques et méthodologiques, le programme de ce DEA comporte toute une gamme de séminaires d’initiation à la recherche couvrant les grandes thématiques du champ. Ce programme fait désormais partie du master « Comptabilité, Audit et Reporting (CAR) ».

Le DEA « Comptabilité, décision, contrôle », également désigné « DEA 124 » (selon son identifiant administratif), s’avère une formidable pépinière de doctorants. Ces doctorants sont accueillis par le Centre de Recherche Européen en Finance et Gestion (CREFIGE), l’ancien CREFI devenu sous la direction d’Henri Bouquin le centre de recherche à vocation comptable de Dauphine tandis que le CEREG devient son centre de recherche en finance.

Plusieurs dizaines de docteurs issus de ce DEA et formés au sein du CREFIGE enseignent aujourd’hui en France, dans les universités et les grandes écoles (HEC, ESSEC, ESCP, EMLyon, ...), et à l’étranger (Canada, Tunisie, Maroc, Roumanie, Russie, Chili, …) ; contribuant au rayonnement de la recherche comptable dauphinoise. 

Les recherches menées à Dauphine au cours des trente dernières années relèvent des différents courants de la recherche comptable internationale mais elles ont toutes une vocation cognitive affirmée. En d’autres termes, elles traitent de la comptabilité non pas seulement en tant que pure technique mais aussi, et surtout, en tant que phénomène historique, économique, social et  politique.

Elles relèvent, au sens philosophique du mot « technologie », d’une tentative de technologie comptable, c’est-à-dire d’une réflexion générale sur la comptabilité qui traite de son évolution historique, de son insertion et de son rôle dans la Société et les organisations contemporaines, et aussi des relations qu’elle entretient avec les autres disciplines, notamment avec le droit, l’économie et la sociologie des organisations.

Ces recherches participent d’une véritable redéfinition de la comptabilité, redéfinition qui emporte une rénovation profonde de son enseignement. Elles montrent, s’il en est encore besoin, sa dimension culturelle et légitiment pleinement sa place dans l’Université. En cela, la recherche comptable pratiquée à Dauphine est originale et se distingue de recherches relevant davantage de l’ingénierie et visant plus directement au perfectionnement des outils comptables. Ce qui ne l’empêche pas pour autant de contribuer à la pratique et à la normalisation comptables. 

L'avenir

Plusieurs des actuels enseignants-chercheurs en comptabilité, en contrôle de gestion et en audit de Dauphine sont issus du DEA 124 et illustrent la vitalité pédagogique et scientifique de ce nouveau domaine universitaire : Didier Bensadon, Nicolas Berland, Rouba Chantiri, Frédérique Déjean, Karine Fabre, Anne-Laure Farjaudon, Benoit Gérard, Pierre Labardin, Céline Michaïlesco, Gwenaëlle Nogatchewski, Bruno Oxibar, Élisabeth Thuelin. Leur activité scientifique au sein de Dauphine-Recherches en Management (DRM) fait de Dauphine l’un des principaux centres français de recherche dans le domaine comptable.

Ils publient non seulement en français mais aussi en anglais, ce qui leur vaut une reconnaissance internationale dans un domaine où la France ne brillait guère. L’avenir scientifique et pédagogique de la comptabilité à Dauphine est donc bien assuré.

Il est relativement rare qu’une université ouvre un nouveau champ disciplinaire. C’est cependant ce que Dauphine a fait en moins d’un demi-siècle, ce qui est très court pour une université. On doit certes ce puissant développement de l’enseignement de la comptabilité et de la recherche comptable à l’esprit pionnier d’André Cibert et de ses successeurs.

Mais on le doit aussi à Dauphine elle-même, une université sans préjugés culturels paralysants, créative et ouverte à l’innovation. Cette ouverture, son conseil scientifique la montre en particulier quand, en 1990, sous la présidence d’un mathématicien, Ivar Ekeland, il vote la création d’une préparation à la recherche comptable, le DEA 124, toujours unique en France.

Références

1. Pour une biographie d’André Cibert (1912-2001), voir : Bensadon D. (2017). L’Institutionnalisation de la recherche en contrôle de gestion en France : André Cibert, un entrepreneur institutionnel ? Communication présentée au 38e congrès de l’AFC (Poitiers)

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