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Bernard Roy : parcours et ruptures

9 mn - Le 01 janvier 2019

50 ans de la recherche

Le parcours scientifique et intellectuel de Bernard Roy

Bernard Roy est mathématicien de formation. Il soutient en 1957 une thèse à l’Institut de Statistiques de l’Université de Paris et obtient en 1961 un doctorat d’État de sciences mathématiques. Sa thèse est clairement contributrice de la recherche opérationnelle, à une époque où cette discipline est encore principalement une activité dédiée à l’exploration de problématiques militaires fondamentales. Bernard Roy intervient d’ailleurs fréquemment au CIRO (Centre Interarmées de Recherche Opérationnelle). Parallèlement, il est admis à l’Institut d’Études Politiques à Paris où il se forme à la gestion et autres disciplines de sciences sociales.

La première fonction occupée par Bernard Roy après avoir soutenu sa thèse, de 1957 à 1962, est celle d’ingénieur d’étude à la SEMA (Société d’Économie et de Mathématiques appliquées), société fondée en 1958 par trois anciens élèves de l’École Polytechnique, Dickran Indjoudjan, Marcel Loichot et Jacques Lesourne. Il est impliqué sur l’ordonnancement du second œuvre de la construction du paquebot France. Ce projet fut pour Bernard Roy une opportunité de conception d’algorithmes aujourd’hui encore à la base de ceux mis en œuvre dans un grand nombre de logiciels d’ordonnancement et de gestion de projet. Il fut également une occasion de confrontation de Bernard Roy avec les impossibilités récurrentes de trouver l’optimum dans différentes situations de gestion.

De 1963 à 1966, Bernard Roy est directeur scientifique de la SEMA puis, à partir de 1967 et jusque 1972, directeur scientifique de SEMA METRA International. Au cours de ces années, il travaille sur de nombreuses problématiques de gestion et met au point la méthode MARSAN (Méthode d’Analyse, de Recherche et de Sélection d’Activités Nouvelles), outil de diagnostic d’entreprise qui en évalue les potentialités commerciales, techniques et humaines et permet d’élaborer des recommandations sur les nouveaux marchés sur lesquels l’entreprise devrait chercher à se développer. Cette méthode est la prémisse des méthodes d’aide à la décision assumant explicitement la nécessaire prise en compte de critères multiples dans les problèmes de choix et de décision. La séminale méthode ELECTRE I est développée à ce moment par Bernard Roy, utilisée dans le cadre d’enquêtes qualitatives portant sur le choix d’un nom d’une cigarette. ELECTRE II suit, à l’occasion d’une étude commanditée par la revue Paris Match en 1967-1968, portant sur la question du choix et de la sélection de supports de presse. En 1968, paraît le premier article sur la méthode ELECTRE (ÉLimination Et Choix Traduisant la RÉalité). C’est probablement la première publication sur une méthode d’aide multicritère à la décision. C’est également en 1968 que Bernard Roy publie un premier article sur la question complexe de la recherche d’un optimum dans les travaux de la recherche opérationnelle. Bernard Roy restera à la SEMA de 1957 à 1972, en même temps que Jacques Lesourne, directeur de la SEMA de 1957 à 1972, dont l’influence fut importante, en particulier à propos de l’exigence constante de prise en compte du contexte dans l’activité de modélisation d’une situation de gestion.

À l’Université Paris-Dauphine où il arrive en 1972, il refond l’ensemble des programmes de mathématiques pour les formations de gestion puis crée, notamment avec Éric Jacquet-Lagrèze, le LAMSADE en 1974, LAboratoire de Management Scientifique et d’Aide à la Décision (qui deviendra Laboratoire d’Analyse et Modélisation des Systèmes pour l’Aide à la Décision). Le laboratoire est reconnu par le CNRS en 1976 et est classé sous la section scientifique « Sciences pour l’Ingénieur » aux côtés de laboratoires d’automatisme, de traitement du signal, de chimie, etc., soit des centres de recherche en sciences dures appliquées. Lorsqu’au milieu des années 70, les Diplômes d’Études Approfondies (DEA) sont créés, remplaçant les diplômes de 3e cycle, Bernard Roy crée le DEA 3MS (Modélisation et Méthodes du Management Scientifique), qui deviendra plus tard le DEA de Méthodes Scientifiques de Gestion.

À partir du milieu des années 70, le rayonnement scientifique de Bernard Roy va grandissant. De 1974 jusqu’à la fin des années 1990, Bernard Roy occupe plusieurs fonctions importantes dans différentes sociétés savantes de recherche opérationnelle et entreprises. Il crée en 1975 à Bruxelles le Groupe de travail européen sur l’aide multicritère à la décision. Le groupe, aujourd’hui encore très actif, se réunira ensuite deux fois par an. Il constitue en Europe un cadre scientifique de référence sur l’aide multicritère à la décision. En 1980, Bernard Roy est nommé conseiller scientifique de la RATP, mission qui lui permettra davantage encore d’ancrer l’aide à la décision dans le monde des entreprises et du réel, ancrage qu’il manifeste et qu’il revendique. Les développements de concepts et de méthodes en aide à la décision auxquels Bernard Roy contribuera au cours des années 80 et 90 (ELECTRE TRI, les techniques de modélisation de situations particulières de préférence, de l’incertitude, de la mauvaise détermination, de l’imprécision, etc.) sont directement le fruit de collaborations de Bernard Roy avec le monde socio-économique dont il ne s’est jamais éloigné. À partir du début des années 2000, il oriente une partie de ses recherches vers la question de la contribution des outils et modèles d’aide à la décision dans des contextes de décision collective et de concertation. Cette orientation est en partie la résultante de débats fameux que Bernard Roy aura eu avec Marcel Boiteux, ancien dirigeant d’EDF, à propos des méthodes de calcul socio-économique et leur contribution au débat public entre acteurs parties prenantes.

Bernard Roy continuera jusqu’à son décès en 2017 à participer régulièrement aux réunions du groupe de travail sur l’aide multicritère qu’il mit en place près de 40 ans plus tôt.

Les trois grandes ruptures proposées par Bernard Roy

Bernard Roy a assis une partie de ses développements théoriques et méthodologiques sur une remise en question d’une série de postulats classiques en indiquant qu’il n’est pas possible de considérer que les principaux aspects de la réalité (préférences d’un individu, frontière entre le possible et l’impossible, conséquences d’une action,…) sur lesquels l’aide à la décision prend appui existent en dehors du projet même d’aide à la décision ; qu’il n’est pas réaliste de prétendre que toute décision n’est le fait que d’un décideur, un acteur bien identifié et rationnel et qui ne penserait qu’en se fondant sur un certain corps d’axiomes excluant l’ambiguïté et l’incomparabilité ; qu’il n’est pas plus réaliste de considérer que toute situation de décision peut se voir associer une décision optimale. En conséquence, pour Bernard Roy, non seulement la rationalité est limitée, mais il n’existe pas une rationalité unique qui puisse rendre légitime un critère unique qu’il s’agirait d’optimiser. La première rupture de Bernard Roy est donc la prise en compte de plusieurs critères et non d’un seul, fût-il de synthèse : c’est une rupture fondamentale, qui contribue à rendre les modèles et méthodes, ainsi que leurs fondements et présupposés théoriques, plus réalistes. Nous pourrions considérer que le « tableau de bord équilibré » de Kaplan et Norton constitue la réinvention, dans une perspective de pilotage et de contrôle des organisations, de la démarche d’aide multicritère à la décision initiée par Roy. Au-delà, cette démarche constitue une alternative rigoureuse à un certain nombre de méthodes du calcul économique et, en particulier, l’analyse coûts-avantages classique.

La seconde rupture proposée par Bernard Roy est celle consistant à renoncer à l’optimisation et à lui préférer la construction de solutions raisonnables plutôt que rationnelles au sens de Pareto : la rationalité étant, comme l’a montré Simon, limitée, c’est le processus de décision, et non seulement la décision elle-même, qui passe au premier plan : en d’autres termes, ce sont à la fois la validité et la légitimité des procédures retenues qui vont rendre acceptables et légitimes les choix proposés. Pour partie, cette rupture provient d’un refus de considérer le modèle comme acquis décrivant une réalité indépendante (Bernard Roy a défendu une posture constructiviste). Elle provient aussi du statut qu’il est possible de conférer aux données. Les données sont souvent imprécises ; elles traduisent une incertitude mais plus encore, elles sont mal déterminées et masquent des situations de préférence que les économistes classiques n’ont jamais su appréhender, telles que l’incomparabilité d’alternatives entre elles ou encore les situations d’hésitation entre l’indifférence et la préférence stricte.

La troisième rupture, et peut-être la plus importante, consiste à introduire une relation – la relation d’aide –dans des approches qui, au mieux, les gardaient implicites : aider seulement à décider peut sembler un recul, par rapport à la détermination d’une décision « optimale ». L’objectif semble plus modeste : il est en réalité beaucoup plus sophistiqué. Introduire la notion d’aide, c’est inclure au cœur de la décision l’un des fondamentaux de la vie en société : la relation d’aide. Une fois validé le fait que l’aide se fait au service de certaines valeurs – toutes ne sont pas acceptables – la démarche d’aide à la décision, et en particulier dans sa composante « multicritère », prend une place beaucoup plus importante dans la structuration des débats organisationnels et sociétaux. Certains pays ont, d’ailleurs, rendu obligatoire l’utilisation de l’aide multicritère à la décision dans un certain nombre de processus de décisions publiques liés à l’environnement et l’aménagement du territoire.

On le voit, l’apport des travaux de Roy et de l’école d’aide à la décision qu’il a fondée dépasse largement le strict cadre des techniques de recherche opérationnelle et d’aide à la décision : ces travaux, tant sur leur versant technique que dans leur dimension organisationnelle et épistémologique, occupent une place centrale pour le management des organisations modernes et dans l’enseignement et la recherche en sciences de gestion.

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