Dossier | Travail et consommation : nouvelles pratiques dans un monde en mutation
Être cadre et se syndiquer ?

Alors que la syndicalisation diminue de manière générale, celle des cadres augmente. Un phénomène surprenant dans un milieu professionnel pourtant réputé peu enclin à la mobilisation en entreprise.
La syndicalisation des cadres est un aspect peu documenté du syndicalisme français. Elle représente un engagement pouvant être considéré comme atypique. Dans la représentation collective, la syndicalisation est en effet un acte privilégié par les salariés non-cadres. Pourtant, ce phénomène a récemment acquis une certaine visibilité à l’occasion d’évènements précis. C’est le cas de l’élection de Sophie Binet à la tête de la CGT, première présidente du syndicat issue de l’UGICT-CGC, à savoir la branche des cadres de l’organisation. Autre cas marquant : la présence massive de la CFDT et de la CFE-CGC, historiquement plus populaires auprès des cadres, dans les cortèges des manifestations contre la réforme des retraites en 2023.
Ces moments ponctuels peuvent être rattachés à des débats autour du sens au travail, tel qu’il a été analysé par des chercheurs à l’instar de Coralie Perez et Thomas Coutrot. Cette question du sens est largement documentée depuis la pandémie de coronavirus, qui a entraîné un recours massif au télétravail, et des démissions s’inscrivant dans un contexte favorable aux salariés travaillant dans ces grandes entreprises privées.
D’autres événements, tels que celui de la grève chez Ubisoft pour s’opposer au licenciement de 69 salariés et à une obligation de présence de trois jours par semaine sur site, renforcent l’idée qu’il faut s’intéresser aux syndicats dans les entreprises. Ils constituent en effet un mode d’organisation central pour les salariés, y compris pour les cadres. Concernant le télétravail par exemple, une étude de l’Apec montrait qu’en 2024 pas moins de 25 % des cadres (issus de tous les secteurs) étaient prêts à changer d'entreprise si on leur réduisait le nombre de jours télétravaillés. Une position de fond qui alimente les réflexions et les négociations des syndicats de cadres en entreprise.
Un statut qui ne pousse a priori pas à la syndicalisation
L’identité des cadres se révèle être intrinsèquement liée à l’aspiration d’autonomie dans le travail. Une résultante des privilèges accordés grâce à leur statut, notamment dans le contrôle moins strict du temps de travail. Cette situation a largement été étudiée par les sociologues, à l’instar de Luc Boltanski ou Paul Bouffartigue. À l’égard des cadres, ce dernier parle par exemple de « figure typique du salariat de confiance »1. Le syndicalisme est assez faible dans les entreprises où ces figures évoluent. Cela s’explique par une tradition d’organisation peu conflictuelle : on y promeut la négociation, le dialogue social. Tout cela confère un statut particulier au syndicalisme dans les grandes entreprises, puisqu’il est parfois perçu comme catégoriel ou corporatiste.
En effet, les cadres du secteur privé occupent souvent des emplois dans des entreprises qui sont généralement caractérisées par une faible présence syndicale. Le dialogue social, entre autres, y ayant souvent permis la « domestication des conflits du travail »2. De plus, se syndiquer quand on est cadre présente un ensemble d’enjeux et d’obstacles. Il peut s’agir d’un engagement chronophage, ou suscitant de la méfiance au sein de l’organisation (et pouvant par exemple faire obstacle à des évolutions de carrière). Toutefois, depuis quelques années, cela évolue et il se rapproche désormais d’un syndicalisme revendicatif, affichant une hostilité aux figures patronales.
La syndicalisation diminue, sauf chez les cadres
D’un côté, la syndicalisation a tendance à doucement, mais continuellement diminuer, dur à l’émergence de nouvelles formes de salariat, à la déstructuration des collectifs de travail traditionnels, ou encore à la perte de confiance quant à la capacité des syndicats à agir sur les conditions de travail. Mais d’un autre côté, la syndicalisation des cadres va quant à elle à contresens, puisqu’elle a tendance à progresser doucement, mais de manière continue.
Concrètement, une étude de la direction de l’Animation de la recherche des études et des statistiques (DARES) publiée en 2023 souligne en effet que « dans le secteur privé, le recul de la syndicalisation concerne toutes les catégories socioprofessionnelles à l’exception des cadres. Le repli est plus marqué pour les professions intermédiaires (-1,9 point), traditionnellement les plus syndiquées avec les ouvriers ».
Pour nous y intéresser, nous nous sommes spécifiquement penchés sur un cas précis de construction syndicale : l’intersyndicale EY & Associés, notamment constituée de la CGT, de FO et de la CFTC. Un cas d’étude complété par la documentation syndicale (orientation des syndicats, de leurs branches de cadres, données chiffrées sur le phénomène), ainsi qu’à la littérature existant dans des grandes entreprises de conseil ou d’audit.
Le cas EY & Associés
EY (Ernst & Young) est l'un des plus grands cabinets d'audit financier et de conseil en France, tant en termes de chiffre d’affaires que d’effectifs. C’est également un lieu de syndicalisation particulièrement bien documenté. En 2022, l’intersyndicale EY & Associés est créée. Elle se présente comme engagée à la fois dans la défense des droits sociaux et dans la revendication d’un meilleur partage de la valeur ajoutée. Parmi les revendications figure la limitation du temps de travail à quarante-huit heures par semaine. Cette même année, l’intersyndicale publie un tract intitulé EY & Associés Transparency, dénonçant une situation de déclassement et des rémunérations insuffisantes dans un contexte d’inflation.
La mobilisation des salariés se reflète également dans la participation accrue aux élections professionnelles : le taux de participation atteint 60 % chez EY, avec une progression des suffrages en faveur de la CGT et de la CFDT, au détriment de la CFE-CGC, qui conserve néanmoins des élus. Le collectif partage régulièrement des questionnaires sur les conditions de travail et les rémunérations au sein de l’entreprise. Les mots d’ordre affichés dans la communication de l’intersyndicale sont alignés sur ceux de la CGT, et plus largement sur ceux des organisations dites de rupture.
Sur LinkedIn, on peut par exemple trouver des slogans comme « nos vies valent plus que leur profit ». Parmi les revendications phares du collectif figure la hausse immédiate de 10 % des salaires de l'ensemble des salariés EY & Associés. On peut également y trouver la poursuite de la correction salariale avec un système d'indexation, afin d'éviter l'érosion du pouvoir d'achat constatée depuis la fin des années 2000. Dernier exemple : la restauration de la limite hebdomadaire des 48 h de travail. Autant de revendications en rapport avec la qualité de conditions de travail, le partage de la valeur ou encore le niveau de salaires.
Si le syndicalisme n’est pas le seul mode d’organisation envisageable – on peut par exemple citer le think tank The Shift Project, présidé par Jean-Marc Jancovici et fondé en 2010, qui s’intéresse aux questions d’énergie, de finance et aux dynamiques du secteur des services – il reste néanmoins le principal outil de mobilisation sur le lieu de travail. En tant que phénomène en expansion, et impliquant directement les entreprises (objet d’étude central en sciences de gestion) il apparaît essentiel de l’analyser afin d’en saisir les enjeux. Cela est d’autant plus pertinent dans un contexte où la conflictualité en entreprise semble s’intensifier depuis plusieurs années.
![]() | Cet article est publié dans le cadre de la parution de L’état du management 2025, aux éditions La Découverte. L’ouvrage aborde les nouvelles problématiques posées aux entreprises à l’heure de l’Anthropocène, et leurs conséquences sur les enjeux managériaux. |