Transition Écologique & Sociale
La résilience du productivisme à l’heure de l’antibiodépendance

Les efforts pour limiter les antibiotiques en élevage se multiplient, mais le modèle industriel persiste. La question de fond est rarement abordée : comment repenser un système agroalimentaire structuré pour la productivité plutôt que pour la durabilité ?
L’élevage industriel est régulièrement sous le feu de la critique, pour les nombreux dommages sanitaires et environnementaux, mais aussi sociaux et économiques, qu’il inflige au vivant. Certes, les besoins alimentaires de la population mondiale augmentent, et se transforment. Cependant, les modes de production et de consommation des produits animaux n’ont que très marginalement adopté les transitions nécessaires pour réduire leurs impacts négatifs. Citons en exemple le changement climatique, la déforestation, l’émergence et la transmission de maladies infectieuses, le bien-être animal ou encore la santé des travailleurs des industries agroalimentaires. Parmi les sujets les plus préoccupants figure l’utilisation (toujours massive dans de nombreuses régions du monde) des antibiotiques pour les animaux d’élevage.
La surutilisation des antibiotiques contribue en effet au développement de bactéries sur lesquelles les traitements sont inefficaces : c’est le principe de l’antibiorésistance. Il en résulte la propagation de maladies infectieuses de plus en plus difficiles à traiter, voire incurables dans certains cas. Au sujet de l’antibiorésistance, l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) parle de « pandémie silencieuse » et estime qu’elle pourrait devenir l’une des premières causes de mortalité dans le monde à l’horizon 2050. Certes les usages agricoles d’antibiotiques ne sont pas les seuls responsables car la médecine humaine contribue aussi à cette surconsommation des antibiotiques. Mais l’immense difficulté à infléchir la courbe de l’utilisation des antibiotiques en élevage reste un cas d’école de l’exploitation du vivant à l’ère du Capitalocène.
Tout en répondant à certaines injonctions sociétales, le système agroalimentaire productiviste et les acteurs qui le dominent déploient aujourd’hui toute une série de stratégies de résistance et de résilience pour maintenir le statu quo. Au point de causer des dommages irréversibles aux trois santés que le paradigme One Health nous invite à penser et à préserver ensemble : la santé des hommes, des animaux et des écosystèmes. L’ouvrage, récemment paru aux Presses de Sciences Po, Antibiodépendance. L’impossible transition de l’élevage industriel s’attache ainsi à décrypter les politiques de lutte contre l’antibiorésistance qui se sont mises en place dans le secteur agricole ces dernières années.
Un système agroalimentaire structurellement antibiodépendant
Dès les années 1940, très rapidement après leur découverte, les antibiotiques ont été utilisés pour transformer les activités d’élevage comme jamais auparavant. Grâce à leurs effets de « promoteurs de croissance », en plus de leurs actions thérapeutiques préventives ou curatives, ils ont permis d’augmenter la productivité des élevages en faisant grossir les animaux plus rapidement. Ils ont également accompagné d’autres grandes innovations techniques comme la sélection animale ou le développement des bâtiments fermés (Kirchhelle, 2020). Malgré des alertes sur les risques d’antibiorésistance dès les années 1960, aucune mesure n’a sérieusement remis en cause les antibiotiques, et leur utilisation n’a cessé d’augmenter jusqu’au début du XXIe siècle.
À l’aube des années 2000, de nombreux dispositifs réglementaires ont été mis en place pour réduire les utilisations d’antibiotiques en élevage, comme l’interdiction des promoteurs de croissance dans les élevages européens en 2006. En France, dès 2012, les plans Ecoantibio ont fixé des objectifs ambitieux en matière de contrôle des usages thérapeutiques, et donc de volumes utilisés. Il en est allé de même au sein de l’Union européenne. Au premier abord, ces politiques ont rencontré un certain succès. Les différents plans Ecoantibio, notamment, ont par exemple réussi à atteindre leur objectif de réduction de 50 % des usages en une dizaine d’années – donc étonnement rapidement.

Affiche du plan Ecoantibio 3, lancé en 2023 pour une durée de 5 ans. Après Ecoantibio 1 (2011-2017) et Ecoantibio 2 (2017-2023) centrés sur les antibiotiques, Ecoantibio 3 cherche à élargir l'action de prévention et de sensibilisation à d'autres antimicrobiens, tels que les antiprotozoaires et les antifongiques.
Seulement voilà : il n'y a pas eu pour autant de changement structurel dans le système agroalimentaire. Celui-ci reste structurellement antibiodépendant : les pratiques agricoles et vétérinaires ont beau avoir évolué, de nombreux usages (curatifs, métaphylactiques, promoteurs de croissance dans la viande importée, etc.) résistent. L’infrastructure antibiotique parvient à se maintenir, et elle continue à soutenir le modèle de l’élevage industriel quand bien même les volumes utilisés ont diminué.
Cette situation soulève ainsi une question centrale, que les politiques publiques et les acteurs concernés ont tendance à éluder : que voulons-nous réellement obtenir par le biais des politiques de lutte contre l’antibiorésistance ? Diminuer simplement la consommation d’antibiotiques, ou changer de modèle agricole ? Comment expliquer le fait que le système agroalimentaire semble résister au développement de modèles plus durables ?
Derrière l’antibiodépendance, l’antibiorésilience
Le système agroalimentaire contemporain n’est pas seulement antibiodépendant, il est aussi antibiorésilient. À mesure que des dispositifs de réduction des antibiotiques ont été adoptés, le modèle industriel s’est adapté. Pour mieux gérer les usages d’antibiotiques, les pratiques de médecine vétérinaire ont évolué au profit d’approches plus préventives d’une part, et d’interventions plus ciblées d’autre part. Les élevages sont quant à eux toujours plus performants technologiquement, avec la mise en place de mesures de surveillance et de biosécurité.
La création de labels dits « sans antibiotiques » et les pratiques de médecine préventive vétérinaire sont sans doute les plus emblématiques de cette antibiorésilience. Les premiers, qui relèvent de démarches exclusivement privées, ne permettent pas de fournir aux consommateurs de véritables produits alimentaires alternatifs. Les labels « sans antibiotiques » sont surtout des instruments techniques et économiques qui renforcent les interdépendances entre les acteurs de la chaîne agroalimentaires et qui soutiennent l’industrialisation des filières.
« Un récit sur la réduction de l’usage des antibiotiques a réussi à s’imposer au détriment d’un récit sur la transition »
Les pratiques de médecine préventive vétérinaire, quant à elles, sont censées améliorer l’état de santé des élevages et limiter les interventions thérapeutiques comme l’usage d’antibiotiques. Mais elles constituent surtout une nouvelle opportunité économique pour les vétérinaires et l’industrie pharmaceutique. Là encore, la promesse de lutte contre l’antibiorésistance se traduit par l’apparition de nouvelles offres et de nouveaux services qui contribuent à l’essor du capitalisme agro-vétérinaire. Le système agroalimentaire dominant est donc antibiorésilient, au sens où il est parvenu à se faire le champion de la réduction des antibiotiques tout en renforçant son caractère industriel, autrement dit ses dimensions productivistes, intégrées et corporatistes.
Le recadrage de l’antibiorésistance comme problème individuel
Cette résilience du système agroalimentaire, donc ce renforcement du système productiviste dominant, se façonne et se déploie en articulant les logiques sanitaires et agricoles qui cadrent le problème de l’antibiorésistance. Un récit sur la réduction de l’usage des antibiotiques (et son succès) a réussi à s’imposer au détriment d’un récit sur la transition auprès des élites politiques, scientifiques et économiques qui définissent la lutte contre l’antibiorésistance. Plus exactement, quand il est question de transition, celle-ci n’est pas agroécologique ; elle parle de biosécurité, de surveillance, de performance sanitaire… bref d’une optimisation toujours plus poussée des modes d’élevage qui continue d’en assurer la productivité et la rentabilité. Mieux encore, les antibiotiques ne sont pas totalement exclus de cette vision, ils sont simplement eux aussi « optimisés » (on parle par exemple d’usage prudent ou raisonné).
En définitive, alors que les logiques sanitaires et agricoles auraient pu entrer en opposition, avec une remise en cause du modèle agricole productiviste et intensif, l’inverse se produit. Cela s’explique notamment par le fait que ces récits prennent grand soin de ne jamais remettre en cause l’usage des antibiotiques en tant que quick fix (Willis et Chandler, 2019), c’est-à-dire comme des outils qui servent à bricoler, à colmater les failles du système agroalimentaire dominant. Dans cette optique, les « mauvais » usages se limitent à des comportements déviants, c’est-à-dire considérés comme imprudents ou irrationnels. Le problème de l’antibiorésistance se voit ainsi réduit à une problématique individuelle, et c’est à ce niveau qu’il est recommandé d’agir, via la mise en place d’alternatives techniques, mais sans remise en cause des failles structurelles. Il convient d’ailleurs de noter que cette rhétorique n’est pas spécifique à la lutte contre l’antibiorésistance en santé animale, et qu’on retrouve la même logique dans les politiques développées en santé humaine.
L’antibiodépendance globalisée
Au-delà du cas des antibiotiques vétérinaires, la prise en charge plus générale du problème de l’antibiorésistance est révélatrice d’un système productiviste qui reste pérenne en dépit des dégâts qu’il engendre dans les sociétés humaines et sur l’environnement. En santé humaine, les discours sur le mauvais usage des antibiotiques font oublier que ces derniers sont souvent utilisés comme un moyen de ne pas s’attaquer à des problèmes sociaux plus graves. Pour cette raison, de nombreux travaux de sciences sociales s’insurgent contre les approches comportementalistes (Bergeron et al., 2018), parfois utilisées en santé publique, qui tendent à faire de la consommation d’antibiotiques un problème individuel, et de l’antibiorésistance le résultat de mauvaises pratiques de la part de médecins ou de patients irrationnels (Broom et al., 2021).
À l’inverse d’approches comportementalistes centrées sur les individus, patients ou médecins, sur leurs biais ou leurs déviances personnelles, de nombreux travaux de sciences sociales insistent aujourd’hui sur la nécessité de tenir compte des facteurs socio-économiques et politiques qui expliquent l’usage des antibiotiques et qui peuvent contribuer à l’antibiorésistance. Ils invitent à penser la dépendance aux antibiotiques dans un contexte de défaillance des systèmes sanitaires, particulièrement visible dans les pays des Suds. Les travaux de sciences sociales illustrent à quel point « les idées coloniales sur les comportements “arriérés” et “non civilisés” des peuples colonisés continuent de façonner aujourd’hui les politiques et les interventions sanitaires » (Willis et Chandler, 2019, p. 4).
Devenus des outils du maintien des inégalités dans les politiques de santé globale, les antibiotiques sont alternativement rationnés pour éviter des usages irrationnels, et largement prescrits pour mettre le vivant au travail. Les antibiotiques ne servent pas qu’à guérir : ils sont aussi utilisés pour exploiter au maximum la force de travail des humains, des animaux, des microbes. Retracer l’histoire et la sociologie de leur utilisation constitue donc aussi une manière d’étudier comment le capitalisme en est venu à exploiter le vivant si profondément qu’il contribue à la crise environnementale que nous vivons actuellement.
![]() | Henri Boullier et Nicolas Fortané sont auteurs de l’ouvrage Antibiodépendance. L'impossible transition de l'élevage industriel. Paru aux Presses de SciencesPo, ce livre présente une vaste enquête menée auprès des acteurs de la filière agricole, ainsi que dans les arène scientifiques et politiques. |
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Notes & Références
Bergeron, Henri, Patrick Castel, Sophie Dubuisson-Quellier, Jeanne Lazarus, Etienne Nouguez, et Olivier Pilmis, 2018,Le biais comportementaliste, Paris: Presses de Sciences Po.
Boullier, Henri, et Nicolas Fortané, 2025, Antibiodépendance. L’impossible transition de l’élevage industriel, Académique. Paris : Presses de Sciences Po.
Broom, Alex, Katherine Kenny, Barbara Prainsack, et Jennifer Broom, 2021, « Antimicrobial Resistance as a Problem of Values? Views from Three Continents », Critical Public Health 31 (4) 451-463.
Kirchhelle, Claas, 2020, « Pyrrhic progress: the history of antibiotics in Anglo-American food production », Critical issues in health and medicine. New Brunswick: Rutgers University Press.
Willis, Laurie Denyer, et Clare Chandler, 2019, « Quick Fix for Care, Productivity, Hygiene and Inequality: Reframing the Entrenched Problem of Antibiotic Overuse ». BMJ Global Health 4 (4), BMJ Specialist Journals
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