Dossier | Démocratie sous tension : enjeux, fractures et perspectives
Les paliers de la démocratie
La démocratie ne se résume pas à un idéal absolu : elle progresse ou régresse par étapes. Ce jeu subtil entre forces et faiblesses est au cœur des enjeux politiques contemporains.
S’il y a un point sur lequel la théorie et la pratique de la démocratie devraient converger, c’est bien sur le fait que celle-ci comporte des degrés, ou même plus précisément des paliers : autrement dit, que la démocratie comporte du « plus » ou du « moins », mais pas en général et d’une manière vague, mais bien plutôt à travers des seuils précis qui changent tout, dans un sens ou dans l’autre, pour le meilleur ou pour le pire, et qui font des différences dans nos vies.
N'est-ce pas évident dans la pratique la plus concrète et la plus ordinaire ? N’a-t-on pas le sentiment que, même sans changer de régime ou de constitution, telle ou telle ou telle loi peut constituer un progrès ou au contraire une régression, qui change toutes les relations entre les humains, dans une société ?
Pour ne prendre que des exemples généraux mais toujours frappants la liberté de l’opposition, ou de la presse, ne relève pas seulement d’une question de principe général ou du tout ou rien, mais comportent des degrés qui changent tout. Telle ou telle mesure sur le contrôle parlementaire ou son abolition, telle ou telle protection des journalistes ou au contraire telle ou telle menace y compris institutionnelle sur leur liberté ou sur leur vie -même et surtout s’ils traitent de problèmes et de conflits majeurs dans nos sociétés- cela ne semble pas détruire la démocratie en général (cela peut même être voté), et pourtant l’effet semble si global, qu’en comprendre les raisons devrait être une obsession.
On parle encore de « la » démocratie comme si elle était entièrement réalisée ou pas du tout.
Ne devrait-on pas aspirer à une théorie précise des critères, des conséquences, des enjeux des paliers de la démocratie, de ses progrès ou ses régressions ? Cela n’est-il pas confirmé par l’expérience historique longue, avec les grands progrès comme le suffrage universel, et les grandes régressions, parfois malgré le suffrage universel ? Comment s’orienter dans ces avancées et ces reculs ? Pourtant, malgré ce sentiment issu de la pratique et de l’histoire, tout se passe comme si la théorie et les discours n’arrivaient pas à suivre. On parle encore de « la » démocratie comme si elle était entièrement réalisée ou pas du tout.
On s’interdit de comprendre les changements qualitatifs qui, dans les deux sens, sont pourtant au cœur du moment présent et y ont des conséquences parfois si graves. Il ne s’agit évidemment pas de sombrer dans le relativisme sans définition générale de la démocratie qui serve de critère à ces paliers. Bien au contraire : la définition de ces paliers ne peut reposer que sur une définition concrète de la démocratie, qui implique non seulement des seuils théoriques mais les forces vitales ou mortelles qui, chez les êtres humains, les rendent possibles ou s’y opposent.
Il ne saurait y avoir de seuils à franchir s’il n’y avait pas des forces agissant dans un sens et dans l’autre. Mais quelles sont en effet les forces qui en nous aspirent à la démocratie, et celles qui s’y opposent et pourquoi ? Avons-nous raison ou tort de voir les progrès de la démocratie comme des progrès tout court face à des dangers mortels, peut-être même face à tous les dangers mortels des humains ? Telles sont les questions qui définissent à nos yeux le problème concret de la démocratie, aujourd’hui. Mais on ne fera bien sûr qu’esquisser l’une des réponses possibles qui nous ramènera d’elle-même à la pratique concrète, dans nos sociétés. Le principe général de cette réponse ou de cette position est simple à résumer.
La démocratie consiste à faire une priorité d’assumer et de réguler ce que nous appellerons pour notre part les conflits internes à une société, dans toute leur diversité potentielle.
Nous définirons en effet la démocratie, en suivant notamment les enseignements de Claude Lefort (qui lui-même reprend ceux des plus grands classiques), comme le principe politique qui admet la division de la société. Plus fortement encore, la démocratie consiste à faire une priorité d’assumer et de réguler ce que nous appellerons pour notre part les conflits internes à une société, dans toute leur diversité potentielle. Mais ce que nous ajouterons, aussitôt, c’est que cette définition explique à la fois pourquoi la démocratie est vitale et pourquoi elle est fragile tout autant qu’ouverte sur des progrès possibles.
De fait, si la démocratie n’affronte pas seulement des dangers communs pensés comme extérieurs à une société (comme les catastrophes, ou les guerres avec les autres sociétés pensées comme étrangères), mais aussi les conflits internes, alors on comprend qu’assumer ces conflits, cette division de la société, soit à la fois toujours difficile, et toujours améliorable (dans toutes les relations humaines, du travail à la sexualité, en passant par les abus de pouvoirs dans tous les pouvoirs). Mais on n’a pas le choix : car la théorie comme la pratique de la démocratie concrète nous montrent que si on n’affronte pas, aussi, les conflits internes, on aggrave tous les autres dangers ; alors que si on les affronte, on rend possible tous les progrès, dans toutes les relations sociales et humaines !
Telle est en tout cas notre thèse. Elle se vérifie sur le plan des grandes institutions qui sont des paliers concrets difficilement obtenus par les humains au cours des siècles, mais aussi par les défis contemporains dans tous les domaines et l’importance de revenir sans cesse aux obstacles intérieurs qui au lieu d’affronter les conflits les redoublent. Disons un mot rapide de ces points avant de rejoindre les « études démocratiques » en ce qu’elles doivent repartir aussi de la pratique dans les domaines les plus vitaux de nos sociétés. Le mot même de démocratie n’a-t-il pas pour sens de s’opposer à une domination interne, d’un ou de plusieurs (monarchie ou oligarchie) ?
Plus encore, la démocratie elle-même, dans ses « révolutions » n’a-t-elle pas connu une ambivalence interne : le risque d’étouffer, au nom du « tout » du peuple, les conflits internes qui l’animent nécessairement, motivant une définition « antitotalitaire » de la démocratie qui n’a rien de circonstancielle ni de périmé ? Enfin, ceux qui luttent contre des dangers supposés externes (la guerre, la catastrophe ou la misère), sans affronter les dangers internes, ne vont-ils pas souvent tenter d’éviter ou d’écraser la démocratie et ses outils de respect des oppositions par exemple les libertés publiques, au nom de l’urgence externe et commune, parfois bien réelle d’ailleurs, mais qu’un des progrès majeurs de la démocratie consiste à anticiper, à instituer, sans se contredire, d’où la question de « l’état d’urgence » et bien sûr de ses limites, dans les constitutions démocratiques ? Cela explique l’histoire longue des paliers institutionnels de la démocratie.
La démocratie ne doit pas seulement reposer sur des constructions institutionnelles. Elle doit prendre en compte des obstacles et des forces qui, reposant sur les conflits mêmes qu’elle doit affronter, ne cessent de la menacer, suscitant de nouveaux problèmes qui peuvent permettre des progrès, mais aussi tout fragiliser.
Mais on comprend aussi pourquoi la démocratie ne doit pas seulement reposer sur des constructions institutionnelles. Elle doit prendre en compte des obstacles et des forces qui, reposant sur les conflits mêmes qu’elle doit affronter, ne cessent de la menacer, suscitant de nouveaux problèmes qui peuvent permettre des progrès, mais aussi tout fragiliser. C’est pourquoi la principale tâche nous paraît aujourd’hui d’étudier ce défi interne de la démocratie, avant de comprendre comment penser ses paliers concrets dans la pratique et dans tous les domaines de la société.
L’une des principales ressources à cet égard réside à nos yeux, de manière peut-être inattendue et sans exclure bien sûr d’autres références (y compris la distinction fondamentale entre la société « close » et « ouverte » et ses fondements vitaux chez Bergson), dans les textes politiques du plus grand analyste et d’un des plus grands penseurs du XX° siècle à tous égards : Donald W. Winnicott. Dans un article décisif de 19501 en définissant la démocratie par la « maturité », Winnicott rend compte à la fois de sa nécessité et de sa difficulté, de ses paliers minima, et de ses défis majeurs et peut-être mortels. Il complète la théorie politique et les fondements juridiques par une philosophie vitale des relations humaines qui est la clé de tout l’édifice et sans doute de notre présent comme de notre avenir.
Il montre que les individus « matures » qui ont appris grâce à leur environnement immédiat à intégrer leurs propres conflits ont besoin d’institutions qui le fassent aussi ; mais il montre que l’inverse est vrai et que la démocratie a besoin d’un nombre suffisant de citoyens « mûrs » et capables de supporter ces conflits sans céder ni à la panique ni à l’autoritarisme, ni à la régression ni à la répression. Telles seraient selon nous les bases d’une théorie de la démocratie aujourd’hui, mais si l’on veut en comprendre les applications et les paliers les plus concrets, il faut rejoindre la pratique sociale, et la manière dont les cadres institutionnels, ainsi que la prise en compte des conflits, font progresser chaque sujet dit « de société » bien loin de les compliquer encore, comment en retour ces questions pratiques font évoluer la recherche et l’exige : recherche théorique, politique (par exemple sur les paliers « participatifs » complétant le suffrage et la constitution), social, psychique.
La démocratie a besoin d’un nombre suffisant de citoyens « mûrs » et capables de supporter ces conflits sans céder ni à la panique ni à l’autoritarisme, ni à la régression ni à la répression.
C’est à ces « études démocratiques » concrètes, ou appliquées, qu’est dédié le Programme d’études démocratiques de l’ENS-PSL avec des chaires de pratique adossées à la recherche interdisciplinaire de l’établissement, en cohérence avec l’Institut d’action publique de PSL et l’ensemble des liens entre recherche, action et politiques publiques qui est aujourd’hui plus urgent que jamais à étudier et à renforcer. C’est en conjuguant ces approches théoriques et ces expériences pratiques que l’on peut finalement comprendre les paliers les plus concrets et les plus lourds de conséquences de la démocratie aujourd’hui : à la fois les régressions les plus graves, leurs causes et peut-être leurs remèdes ; mais aussi les progrès les plus précis, et qui sont la condition des progrès tout court, dans tous les domaines.
Puisque les conflits internes aux humains aggravent tous les autres dangers qu’ils rencontrent, comment l’étude ce qui y remédie ne contribuerait-il pas à tout améliorer, face au pire ? Tel est bien le défi qu’il faut, collectivement et sans attendre, affronter aujourd’hui. Frédéric Worms Cf du même auteur : Les maladies chroniques de la démocratie, DDB 2017, 2021 La vie, qu’est-ce que ça change ? Labor et fides 2024 « Winnicott ou la maturité démocratique » à paraître, 2025.
Programme d'Études Démocratiques
Le modèle démocratique est fragilisé par les crises sociales, politiques, environnementales et sanitaires que nous traversons. Celui-ci est pourtant porteur de réponses concrètes et opérationnelles à ces différentes crises. Le programme Études Démocratiques de l’ENS-PSL vise à montrer cette responsabilité et cette richesse de la démocratie contemporaine.
C’est la raison pour laquelle l’ENS-PSL a décidé de confier ce programme à des personnalités extérieures, à cinq praticiennes et praticiens de haut niveau, qui ont rencontré chacun sur leur terrain, chacun dans leur domaine, la dimension démocratique des problèmes contemporains : Philippe Etienne (Ambassadeur de France), Laurent Berger (ancien secrétaire général de la CFDT), Laurence Tubiana (négociatrice pour la France lors de la Coop 21), Claire Thoury (Présidente du Mouvement associatif) et Jean-François Delfraissy (ancien président du conseil scientifique Covid 19).
Chacune et chacun aura son enseignement spécifique appuyé sur son expérience et en convoquant d’autres acteurs et actrices, en s’appuyant sur toutes les ressources de l’ENS et de l’Université PSL. Mais toutes et tous participeront aussi à des conférences, des débats communs et des publications.
Notes & Références
- WORMS Frédéric : Les maladies chroniques de la démocratie, DDB 2017, 2021 La vie, qu’est-ce que ça change ? Labor et fides 2024 « Winnicott ou la maturité démocratique » à paraître, 2025.