Dossier | Démocratie sous tension : enjeux, fractures et perspectives
Vote RN, « populisme » et démocratie
Face à la montée en puissance du Rassemblement National, une question persiste : peut-on encore comprendre ce phénomène uniquement par le prisme du populisme ?
Depuis les élections européennes de 1984, où le Front national devenu aujourd’hui Rassemblement national – RN), fondé en 1972 par Jean-Marie Le Pen, remporta ses premiers succès électoraux, les scores de ce parti ont suscité un ensemble toujours plus vaste de commentaires, de réflexions et de recherches (pour une synthèse voir : Crépon, Dézé, Mayer, 2015).
Ces interrogations culminent aujourd’hui alors que le RN semble plus que jamais susceptible d’accéder au pouvoir. Mais que savons-nous aujourd’hui des ressorts de ce vote ? Comment comprendre les succès toujours croissants d’une force politique née à l’extrême droite, dont les créateurs étaient marqués par la xénophobie, l’antisémitisme et le compagnonnage avec la collaboration ?
Le RN : un « social populisme » contre la démocratie représentative ?
Il est évidemment impossible de résumer en quelques lignes trois décennies de débats et de recherche sur le RN et ses succès électoraux. Pour synthétiser les hypothèses principales qui se sont imposées dans le débat public, on peut dire qu’elles décrivent un vote majoritairement issu de classes populaires, résidant dans les périphéries périurbaines loin des centres urbains prospères, victimes de la mondialisation et de formes de déclassement liées aux mutations économiques (désindustrialisation notamment).
Ces électeurs, dont une partie votait auparavant à gauche, auraient trouvé dans ce parti « anti-système » l’occasion de dénoncer l’impuissance des politiques publiques à juguler le chômage, la pauvreté, l’insécurité. Ce vote exprimerait donc un désespoir social et aurait reposé sur une sorte d’homologie entre le déclassement des électeurs et la stigmatisation d’un parti jouant une « fonction tribunitienne » dans l’espace politique français (à l’instar de ce que fut le PCF dans l’après-guerre et jusqu’aux années 1980).
Le RN relèverait alors de la catégorie plus large du « populisme », en l’occurrence un « social populisme », qui se caractériserait par une critique frontale des élites politiques (françaises et européennes) et des mécanismes de la démocratie représentative, s’appuyant sur un appel à la participation directe du peuple aux décisions politiques (pour un exemple d’analyses en ce termes, cf. Lecœur, Robert, 2024).
Ces électeurs, dont une partie votait auparavant à gauche, auraient trouvé dans ce parti « anti-système » l’occasion de dénoncer l’impuissance des politiques publiques
Ces hypothèses, qui ont été largement reprises par les médias et les acteurs politiques cherchant à combattre le RN lui-même et sont devenues une sorte de vulgate pour en comprendre les succès. Même si elles s’appuient sur certaines réalités empiriques, elles ne paraissent cependant pas totalement convaincantes. Nous voudrions ici en souligner les faiblesses et esquisser les pistes alternatives pour renouveler la compréhension du vote RN.
Le populisme : une catégorie hasardeuse.
S’agissant d’abord de la catégorie de « populisme », qui semble avoir aujourd’hui envahi les esprits et les commentaires, il faut souligner que celle-ci a fait l’objet de nombreuses critiques (Cucchetti, Dézé, Reungoat, 2001). Scientifiques d’abord, car le « populisme » est devenu une expression « valise » servant à désigner tout et n’importe quoi : le RN, mais aussi le trumpisme aux E.U, le mouvement 5 étoiles en Italie, les partis nationalistes conservateurs et illibéraux d’Europe de l’Est (V. Orban en Hongrie par exemple), les mouvements nationalistes sud-américains (le péronisme argentin en constituant l’idéal type), voire un populisme de gauche (qui caractériserait LFI en France…) et ce malgré l’extraordinaire hétérogénéité des contextes dans lesquels se développent ces mouvements et des corpus programmatiques qu’ils promeuvent.
Le populisme est devenu une catégorie plus polémique et politique que scientifique.
Les dimensions normatives du terme de populisme posent ensuite problème. D’abord parce que l’expression est souvent utilisée comme un anathème pour délégitimer ceux qu’elle dénonce comme démagogues et simplistes. Le populisme est en ce sens devenu une catégorie plus polémique et politique que scientifique. C’est d’autant plus gênant que son efficacité politique est justement douteuse.
Dans le cas du RN, comme dans bien d’autres, l’accusation de « populisme » renforce l’accusé qui se voit conféré le crédit de parler au nom d’un « vrai peuple » méprisé par les élites qu’il serait seul susceptible d’incarner. Faut-il rappeler que le FN, puis le RN depuis 2017, n’a jamais été le parti de masse solidement ancré dans le « peuple » que suggère le terme de populisme ? Ses effectifs n’ont jamais dépassé quelques dizaines de milliers d’adhérents et son recrutement s’est limité aux réseaux des soutiens traditionnels de l’extrême droite française.
Si la façade et les élites nationales d’un parti tentant de se dédiaboliser ont (partiellement) changé, il a été en parallèle incapable de renouveler en profondeur ses références idéologiques et ses cadres locaux
Si la façade et les élites nationales d’un parti tentant de se dédiaboliser ont (partiellement) changé, il a été en parallèle incapable de renouveler en profondeur ses références idéologiques et ses cadres locaux (Mayer, Dézé, Crépon, 2022). La campagne des législatives de 2024 a révélé que le vivier des candidats du RN manifestait toujours de façon caricaturale les dérives de la droite radicale française (comme l’illustre cette candidate d’une circonscription du Calvados, dont la photo arborant une casquette nazie est diffusée sur les réseaux sociaux - elle perdra l’investiture de son parti au second tour).
Il faut en outre souligner que sur le plan programmatique le RN joue de longue date les ambiguïtés, oscillant stratégiquement depuis quatre décennies entre un discours libéral (défendant les indépendants contre l’« État fiscaliste ») et l’appel au peuple et à des mesures sociales qui peinent cependant à s’incarner dans des propositions concrètes (les ambiguïtés de J. Bardella sur la réforme des retraites en constituant la plus récente illustration : après avoir fermement condamné cette réforme votée en 2023, il indique début juin 204, en perspective des législatives, que l’abrogation de celle-ci ne sera plus une priorité en cas de victoire du RN- cf. Le Monde du 12 juin 2024 par exemple).
Un électorat pluriel
L’hypothèse « social populiste » semble donc bien fragile pour décrire un parti qui reste fort éloigné du peuple et des aspirations sociales des classes populaires. Les enquêtes de sociologie électorale menées depuis 40 ans sur l’ancrage sociologique du vote FN/RN invitent également à affiner l’analyse. Certes le FN capte une partie non négligeable des votes des ouvriers et des employés et reste encore très minoritaire dans les catégories supérieures : au premier tour de la présidentielle de 2022, environ 30% des ouvriers auraient voté pour M. Le Pen, 18% des employés, contre 10% seulement des cadres (Haute et Peugny, 2024)…
Le choix politique majoritaire dans les classes populaires est bien plus celui de l’abstention que du RN
De la même façon, l’une des caractéristiques stables de cet électorat est son faible niveau de capital culturel (mesuré par le niveau de diplôme). Pour autant il serait trompeur de faire du RN le (nouveau) parti des ouvriers. D’une part parce que le choix politique majoritaire dans les classes populaires est bien plus celui de l’abstention que du RN. D’autre part, car la vision d’un espace du choix politique figuré comme un cercle dans lequel les extrêmes se rejoindraient (l’extrême droite jouxtant l’extrême gauche) constitue plus une arme de dénonciation politique qu’une analyse sérieuse.
De nombreuses enquêtes ont ainsi montré que les électrices et électeurs du FN ne se recrutent ni exclusivement, ni même majoritairement parmi les déçus de la gauche (même si ces derniers existent), mais de plus en plus dans un bloc qui se situe « à droite » ou « très à droite » composé de groupes professionnels divers mais qui sont traditionnellement favorables à la droite libérale : ceux qui exercent comme petits indépendants (commerçants, artisans, petits patrons), cadres conservateurs du privé et du commerce (plutôt que du social et du public), métiers d’ordre (policiers, militaires notamment).
Les données des sondages disponibles pour les élections législatives de 2024 indiquent que le RN n’obtient dans aucune catégorie sociale des scores inférieurs à 20% (y compris chez les cadres ou chez ceux qui bénéficient des revenus les plus élevés. Voir, par exemple, l’enquête IPSOS du 27-28 juin 2024 : https://www.ipsos.com/fr-fr/legislatives-2024/sociologie-des-electorats-legislatives-2024).
Les soutiens pluriels et divers au RN constituent en réalité un « conglomérat électoral » cristallisant des demandes électorales diversifiées, labiles et en constante tension, qui varient selon les appartenances sociales et les ancrages territoriaux.
Ce faisant, il faut sans doute admettre qu’il n’y a pas un seul vote RN reflétant une unique raison qui l’expliquerait. Comme l’a suggéré le politiste Daniel Gaxie (2004), les soutiens pluriels et divers au RN constituent en réalité un « conglomérat électoral » cristallisant des demandes électorales diversifiées, labiles et en constante tension, qui varient selon les appartenances sociales et les ancrages territoriaux. Des enquêtes ont par exemple montré des dissemblances notables entre l’implantation du vote RN dans les anciens territoires industriels (plutôt concentré dans des centres urbains populaires paupérisés et victimes de la désindustrialisation du nord de la France notamment) et dans les zones périurbaines ou rurales où dominent des classes populaires moyennes en ascension, propriétaires de leur maison choisissant de s’éloigner des centres urbains pour rejoindre des zones pavillonnaires plus aisées (Huc, 2019 ; Girard, 2017).
On ne s’étonnera dans ce cadre guère de la vacuité des raisons invoquées pour justifier ce vote (le fameux : « on n’a jamais essayé »), ni de la plasticité du programme du parti qui semble faire du flou un usage stratégique pour capter des demandes sociales très diverses.
Xénophobie et conscience triangulaire.
Ce qui fait néanmoins figure de trait d’union entre ces soutiens au FN/RN c’est la polarisation sur les questions d’immigration et l’hostilité aux « étrangers ». Cette dimension doit là encore être analysée avec prudence. En particulier parce que les efforts du RN depuis l’accession de Marine Le Pen à sa présidence semblent avoir moins été de promouvoir un racisme décomplexé que de tenter d’invisibiliser celui-ci et ainsi se dédiaboliser – par exemple en affirmant défendre de grands principes républicains, comme la laïcité, le combat contre le communautarisme, etc.
Si les cibles n’ont pas changé (en particulier les immigrés venus d’Afrique), leur dénonciation est désormais plus euphémisée
Si les cibles n’ont pas changé (en particulier les immigrés venus d’Afrique), leur dénonciation est désormais plus euphémisée et se réalise au nom de valeurs promues comme plus « consensuelles » et acceptables donc (comme par exemple le souhait émis par Marine Le Pen en septembre 2011 de substituer au terme de “préférence nationale” celui de “priorité nationale”... Sur ce point, voir Dézé, 2015).
Reste néanmoins à saisir le potentiel que recèle cette xénophobie latente. Pour certains, elle manifesterait une forme « d’insécurité culturelle » suscitée par la montée de revendications dénoncées comme communautaristes (en particulier de minorités religieuses) heurtant les convictions des citoyens attachés à l’universalisme du modèle français. Le nationalisme et le « nativisme » constitueraient ainsi des éléments fondamentaux du populisme frontiste.
La thèse récente de F. Faury (2024) est venue salutairement complexifier ce débat. À partir d’une enquête qualitative approfondie, il montre que l’expression du racisme, omniprésente chez ses enquêtés RN, n’est pas une question purement culturelle, mais est étroitement associée à des inquiétudes statutaires, économiques et sociales. Il reflète les demandes des classes populaires stables et des petites classes moyennes à propos de la redistribution sociale (à laquelle ils pensent ne pas avoir assez droit), de la concurrence sur le marché immobilier (qui limite leur mobilité résidentielle), de l’école et de la réussite scolaire (dont les mécanismes semblent obscurs).
La xénophobie et la dénonciation de l’immigration constituent en ce sens non une revendication culturelle, mais un appel à la respectabilité et à un ordre dans lequel la naissance et la race constitueraient encore un atout pour ceux qui se sentent menacés et aspirent à une promotion sociale.
La xénophobie et la dénonciation de l’immigration constituent en ce sens non une revendication culturelle, mais un appel à la respectabilité et à un ordre dans lequel la naissance et la race constitueraient encore un atout pour ceux qui se sentent menacés et aspirent à une promotion sociale.
En définitive, on comprend que l’hypothèse populiste se révèle sans doute structurellement erronée puisque l’hostilité aux immigrés exprime une « conscience sociale triangulaire » qui ne désigne plus principalement les catégories supérieures et les élites comme adversaires des luttes sociales, mais se focalise au contraire sur un troisième groupe : les plus faibles, les plus précarisés (en l’occurrence les immigrés, les « assistés »), instrumentalisant une concurrence sociale racialisée au sein des classes populaires et moyennes et laissant les véritables mécanismes de la domination à l’écart de la contestation politique.
Notes & Références
- CUCCHETTI Humberto, DÉZÉ Alexandre, REUNGOAT Emmanuelle, 2021, Au nom du peuple ? Idées reçues sur le populisme, Paris, Le Cavalier Bleu.
- HUC Arnaud, 2019, « FN du Nord contre FN du Sud ? : Analyse sociogéographique des électorats Le Pen en 2017 », Revue française de science politique, 69/2.
- CRÉPON Sylvain, DÉZÉ Alexandre, MAYER Nonna, 2015, Les faux-semblants du Front national, Paris, Presses de Sciences Po. Académique.
- FAURY Félicien, 2024, Des électeurs ordinaires, Paris, Le Seuil.
- GAXIE Daniel, « Des penchants vers les ultra-droites », in Collovald (A.), Gaïti (B.), La démocratie aux extrêmes : sur la radicalisation politique, Paris, La Dispute, 2004.
- HAUTE Tristan, PEUGNY Camille, 2024, « Des votes qui varient encore selon la situation sociale et professionnelle », in Tiberj Vincent et al., Citoyens et partis après 2022, Paris, PUF.
- GIRARD Violaine, 2017, Le vote FN au village, Bellecombe-en-Bauges, Edition du Croquant.