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La France est-elle prête pour une réforme électorale majeure ? Entre proportionnelle et scrutin majoritaire, les enjeux de représentation et de gouvernabilité s’entrechoquent.

Depuis l’instauration de la Cinquième République (1958), la question du mode de scrutin pour l'élection de l'Assemblée Nationale, le scrutin uninominal par circonscription à deux tours, revient régulièrement, sans que rien ne s'ensuive (sauf en 1986 pour un bref passage à la proportionnelle). Les voix qui s'élèvent contre les systèmes proportionnels avancent deux arguments principaux : « la proportionnalité donne des parlements ingouvernables », et « les Français souhaitent être représentés par un député ancré localement et élu en son nom propre ». 

Commençons par la gouvernabilité. C'était l'argument principal contre le scrutin proportionnel (on agite le spectre de la Quatrième République) jusqu'en 2024, quand on s'est aperçu que le scrutin majoritaire à deux tours par circonscription pouvait mener à des parlements éclatés en trois blocs dont aucun d'entre eux n'est proche de la majorité absolue. 

De fait, le parlement de 2024 (et plus encore celui de 2022) est assez proportionnel, dans la mesure où les partis y sont représentés avec une part assez proche de leur force dans l'électorat. La France fait alors l’expérience qu’en l'absence d'un parti absolument majoritaire, il faut former des gouvernements de coalition. Rien de plus ordinaire : sur les 27 pays de l'UE, 26 élisent leur parlement avec un mode de scrutin proportionnel, et sont donc régulièrement confrontés à ce problème. 

La France fait alors l’expérience qu’en l'absence d'un parti absolument majoritaire, il faut former des gouvernements de coalition. Rien de plus ordinaire : sur les 27 pays de l'UE, 26 élisent leur parlement avec un mode de scrutin proportionnel.

Seule la France fait exception (le Royaume-Uni lui tenait compagnie avant sa sortie de l'UE). Certes, former des coalitions de gouvernement n'est pas toujours une sinécure, et on a vu, dans certains pays et à certaines époques, de périodes sans gouvernement, ou des gouvernements dits techniques, mais c'est somme toute assez rare, et la gouvernabilité n’est pas mécaniquement liée au mode de scrutin ; elle tient à la faculté et la volonté qu'ont les partis de collaborer. 

La distorsion qu’opère, souvent, le scrutin majoritaire, a deux types de conséquences. D’une part un parti disposant d’une majorité seulement relative dans l'électorat peut remporter une majorité écrasante des sièges : on l'a vu dans la quasi-totalité des élections législatives de la Cinquième République, et notamment en 2017, avec la coalition LREM-Modem. 

Une autre conséquence est, au contraire, la sous-représentation : en 2017, 13% des électeurs ont voté Front National au premier tour, dont seuls deux députés sur 577 ont été élus (0,03% de l’Assemblée). Face à ces problèmes, la représentation proportionnelle garantit d’une part une représentation raisonnable aux « petits » partis, et d’autre part qu’un parti isolé ne peut avoir de majorité absolue à l’Assemblée que s’il a obtenu une majorité absolue dans l’électorat. L'argument « les Français souhaitent être représentés par un député ancré localement et élu en son nom propre» est recevable. 

La représentation proportionnelle garantit d’une part une représentation raisonnable aux « petits » partis, et d’autre part qu’un parti isolé ne peut avoir de majorité absolue à l’Assemblée que s’il a obtenu une majorité absolue dans l’électorat.

En effet, un député élu localement, dans sa circonscription, est redevable à l’ensemble des électeurs de sa circonscription : les négliger met en péril sa réélection. Ces députés ont été élus sur leur nom propre, en raison d'une implantation locale, et pas seulement (certes, un peu quand même) parce qu'ils ont réussi à se faire suffisamment d'amis au sein de leur parti. Cependant, avancer l'argument de la redevabilité contre la proportionnelle montre une méconnaissance des modes de scrutin pratiqués ailleurs et une confusion entre « proportionnelle » et « scrutin de liste ». 

Avant d'aborder de front cet argument erroné, faisons un peu de tourisme électoral (tout en restant dans l’UE). Deux pays (Pays-Bas, Slovaquie) élisent leur parlement au moyen d'un scrutin proportionnel de liste dans une unique circonscription nationale. Proportionnalité parfaite, donc, mais pas de redevabilité. Un seul pays, la France, élit ses députés dans des circonscriptions à siège unique. 

C'est l'inverse du cas précédent : redevabilité certes, mais pas de représentation proportionnelle, une distorsion parfois très importante entre les votes et la composition de l'Assemblée, et le ressentiment éprouvé par les fractions de l'électorat sous-représentées. Treize pays (Autriche, Belgique, Bulgarie, Chypre, Croatie, Espagne, Finlande, Lettonie, Luxembourg, Pologne, Portugal, Roumanie, République tchèque) élisent leur parlement par un scrutin de liste proportionnel par circonscription. La taille moyenne des circonscriptions, c’est-à-dire le nombre de députés par circonscription, varie de 5 à 15 députés. 

Certains pays ont des circonscriptions de taille semblable, certains une grande variabilité. Le scrutin français de 1986 rentre dans ce cadre (les circonscriptions étaient les départements ; 70 d'entre eux avaient alors 6 députés ou moins). Dans une circonscription à quelques députés, la proximité entre l'électeur et ses élus existe, certes moins fortement que dans le système français actuel. 

Quand à élire les députés sur leur nom propre (et non en fonction de l'ordre sur une liste établi par la direction d'un parti) c'est possible même dans le cadre d'un scrutin de liste : de nombreux pays de l'UE permettent aux électeurs d'exprimer un vote préférentiel, consistant à donner une priorité à certain des candidats de la liste choisie ; la proportionnelle détermine le nombre de sièges obtenu par une liste, et les votes préférentiels déterminent qui sont les personnes élues au sein de la liste. Bien entendu, plus les circonscriptions sont grandes, plus la représentation s'approche de la proportionnalité, et moins la redevabilité est bonne. 

Il s'agit alors de trouver une taille idéale de circonscriptions qui permettent de s'approcher suffisamment de la proportionnalité sans faire grossir outre mesure les circonscriptions. Carey et Hix (2011) ont montré qu'il existe ainsi un «sweet spot» qui se situe entre 4 et 8 députés par circonscription.

Il s'agit alors de trouver une taille idéale de circonscriptions qui permettent de s'approcher suffisamment de la proportionnalité sans faire grossir outre mesure les circonscriptions. Carey et Hix (2011) ont montré qu'il existe ainsi un «sweet spot» qui se situe entre 4 et 8 députés par circonscription. Des simulations sur les données françaises de 2012, 2017 et 2022 aboutissent à une conclusion similaire, avec des résultats satisfaisants si les circonscriptions désignaient environ 6 députés (Laslier et al., 2023). Attention cependant, il faut que toutes les circonscriptions aient 6 députés, et non pas qu'elles aient, comme en 1986, 6 députés « en moyenne », avec une variation importante entre petites et grandes circonscriptions (c’est-à-dire en pratique entre départements ruraux et urbains). 

Une telle variation du nombre de députés entre départements a tendance à introduire un biais en faveur des partis forts dans le monde rural (Kedar et al., 2015), comme le fait déjà en France le Sénat (mais les sénateurs sont bien censés représenter les collectivités territoriales). On peut donc s'en sortir pas si mal avec un système proportionnel par circonscription, pourvu que celles-ci ne soient ni trop petites, ni trop grandes, et que les électeurs puissent exprimer des votes préférentiels. 

Mais il reste un écueil : les citoyens ne peuvent pas dire « Madame X ou Monsieur Y est "mon" député » -- mais seulement « Madame X et Monsieur Y représentent tel et tel parti dans ma circonscription ». Si ce critère est important (et gageons qu'en France, où les électeurs sont habitués à présenter des requêtes à leur député, cela l'est), il existe une solution : les scrutins mixtes. 

Huit pays (Allemagne, Danemark, Estonie, Hongrie, Italie, Lituanie, Malte, Suède) pratiquent un scrutin mixte : une partie des députés sont élus localement (dans un scrutin uninominal et majoritaire), et l'autre partie dans un scrutin moins local, visant à corriger le déficit de proportionnalité obtenu à l'issue des élections locales. Cela dit il y a une grande variabilité des systèmes pratiqués. Les systèmes allemand, danois, estoniens, maltais et suédois, sont compensatoires : les députés "supplémentaires", élus au scrutin de liste, vont aux partis qui ont un déficit de sièges à l'issue des scrutins locaux uninominaux, c'est-à-dire moins de sièges qu'ils peuvent prétendre selon une représentation proportionnelle ; le nombre de sièges supplémentaires alloué à chaque parti est proportionnel à ce déficit. 

Les systèmes compensatoires permettent d’atteindre un haut niveau de proportionnalité tout en gardant la plupart des députés élus localement.

Les systèmes hongrois, italien et lituaniens sont additifs (dits aussi « parallèles ») : les sièges supplémentaires sont répartis en proportion des scores obtenus par les partis, indépendamment des résultats locaux. Au contraire des systèmes compensatoires, les systèmes parallèles ne peuvent pas garantir une proportionnalité intégrale, mais permettent tout de même de s'en approcher. 

Pour une description plus précise des paramètres des scrutins mixtes, et une comparaison sur des données françaises, nous avons montré ailleurs (Cohendet et al., 2018; Laslier et al., 2023)  que les systèmes compensatoires permettent d’atteindre un haut niveau de proportionnalité tout en gardant la plupart des députés élus localement. Trois pays (Grèce, Irlande et Slovénie) ont des systèmes qui ne rentrent pas tout-à-fait dans l'une de ces deux catégories, mais ils en sont des variantes et ils visent tous trois à s'approcher d'une représentation proportionnelle. 

Dans le contexte des élections législatives françaises, un scrutin mixte nous parait un excellent compromis : il permettrait de s'approcher d'une représentation proportionnelle (voire de l'atteindre), tout en maintenant des représentants locaux élus en leur nom propre. Ceux-ci pourraient être élus au moyen d'un scrutin à un seul tour comme c’est généralement le cas ailleurs, voire à deux tours, puisque les Français semblent y être attachés). Un tel système réduirait le sentiment de frustration des tranches de l'électorat sous-représentées au parlement et garantirait que jamais un parti isolé qui représente moins de 50% de l'électorat ne puisse obtenir une majorité absolue de sièges. 

Dans le contexte des élections législatives françaises, un scrutin mixte nous parait un excellent compromis : il permettrait de s'approcher d'une représentation proportionnelle (voire de l'atteindre), tout en maintenant des représentants locaux élus en leur nom propre.

Comme tous les systèmes proportionnels, il impliquerait une définition plus rigoureuse de ce qu’est un “parti” et une formalisation précise du processus de formation du gouvernement. Reste à savoir qui, dans le contexte actuel, voudra soutenir une réforme du mode de scrutin. Le RN, qui a longtemps appelé à la représentation proportionnelle, pourrait pour la première fois gagner à maintenir le système actuel. Les partis de gauche, mais également Ensemble, y verraient une garantie de survie à l'Assemblée que n'offre pas le scrutin majoritaire par circonscription, qui est par nature plus chaotique.

Notes & Références

  • John M. Carey and Simon Hix. "The electoral sweet spot: Low‐magnitude proportional electoral systems." American Journal of Political Science 55.2 (2011): 383-397.
  • Marie-Anne Cohendet, Jérôme Lang, Jean-François Laslier, Thierry Pech et Frédéric Sawicki. "Une dose de proportionnelle: pourquoi? Comment? Laquelle?". Terra Nova, Paris, 2018
  • Orit Kedar, Liran Harsgor, and Raz A. Sheinerman. "Are voters equal under proportional representation?." American Journal of Political Science 60.3 (2016): 676-691.
  • Jean-François Laslier, Jérôme Lang, Thierry Pech et Manel Ayadi (2023). Proportionnelle: le retour. Terra Nova, Paris, 2023. 

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