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Ce deuxième séminaire AGIR proposé par le Président de l’Université Paris Dauphine – PSL, El Mouhoub MOUHOUD, présente une enquête conçue dans le cadre du collectif Labos 1.5. Créé en mars 2019, il s’agit d’un collectif interdisciplinaire réunissant des personnes travaillant dans la recherche et dont le but est de réduire l’empreinte des activités de recherche sur l’environnement.

Le monde de la recherche face au changement climatique : les apports d’une enquête nationale pour identifier les leviers d’action

Marianne BLANCHARD, Université Toulouse Jean Jaurès, CERTOP/INED Milan BOUCHET-VALAT, INED Damien CARTRON, CNRS, CMH Julien GROS, CNRS, LEST Jérôme GREFFION, Université Paris Nanterre, IDHES

L’enquête présente deux objectifs :
-  Mieux connaître les pratiques et les opinions des membres de la communauté scientifique face aux enjeux environnementaux et plus particulièrement le changement climatique.
-  Explorer des leviers d’action et leur acceptabilité.

L’enquête a été diffusée en ligne de juin à décembre 2020, auprès de 30 000 personnes (adresses email) tirées au sort dans l’annuaire du CNRS, et a obtenu 6 500 réponses. Couvrant plus de 70 disciplines différentes, et une grande variété de statut, elle se distingue des études relatives à l’impact environnemental des activités de recherche à la fois par son ampleur, mais aussi par la diversité des thématiques abordées (pratiques et opinions, et plusieurs variables permettant de situer les répondants – genre, âge, situation professionnelle, familiale, etc.).

Dans le cadre du séminaire AGIR, nous avons choisi de mettre en évidence quelques résultats de notre enquête. Trois points seront ici repris.

Une communauté inquiète

Plusieurs questions invitaient les répondantes et répondants à se prononcer sur la situation climatique. De façon générale, l’écrasante majorité apparait inquiètes et inquiets. Ainsi à la question « Dans quelle mesure êtes vous préoccupé par le changement climatique ? », 99 % des répondantes et répondants se déclarent « préoccupés », dont 32 % très préoccupés ». En outre, 44,5 % déclarent être « beaucoup plus préoccupés » qu’il y a 5 ans, et 36 % « un peu plus ».

Autrement dit, l’inquiétude est non seulement forte, mais elle augmente au sein de la communauté des personnels de la recherche. Ceci s’accompagne d’une attente très partagée dévolution de leurs pratiques dans leur activité professionnelle : 88 % des répondantes et des répondants se disent d’accord avec l’affirmation « l’urgence climatique impose des changements profonds dans la pratique de nos métiers ».

Le poids des déplacements en avion

Le constat est unanime et l’inquiétude partagée. Pourtant, les pratiques et les habitudes du monde de la recherche sont très émettrices de GES. On s’est concentré ici sur les déplacements en avion : hors du monde de la recherche et à l’échelle mondiale, les émissions liées aux vols en avion sont le fait d’une minorité d’individus (11 % de la population mondiale a pris un avion en 2018, 4 % pour un vol international), ce qui explique qu’elles ne représentent que 2 % des émissions mondiales (Gössling & Humpe, 2020). Dans le monde de la recherche, où ils sont habituels, les vols constituent en revanche la première source d’émission (Ciers et al., 2019).

On entend parfois que le numérique « n’est pas mieux que l’avion », mais un congrès de deux jours intégralement en visioconférence représente environ 1 kg eq CO2 par personne, quand un seul vol transatlantique A/R en émet 3000…2 L’enquête montre de fait que les chercheuses et chercheurs utilisent fréquemment l’avion, avec d’importantes variations par disciplines et en fonction des statuts. Ainsi, ce sont les directrices et directeurs de recherche, puis les professeures et professeurs et les chargées et chargés de recherche qui volent le plus.

Seule une minorité des déplacements (8 %) concerne la production et le recueil de données, quand 40 % sont liées à des conférences ou présentations de travaux. Ceci invite à réfléchir à l’usage de « l’international » dans les carrières et dans la pratique de la science, et montre qu’il existe des marges de manœuvre. 

Quels leviers ?

Quel que soit le domaine, la majorité des répondantes et des répondants se disent prêts à réduire leurs émissions d’au moins un tiers d’ici à 2030. Cela est particulièrement fort en ce qui concerne les vols en avion pour les conférences : seuls 2 % se déclarent opposés à la réduction des émissions qui en découlent.

Les personnels sont également favorables à des mesures comme « imposer une limite des vols en avion par personne » (plus de 50 % jugent que « c’est prioritaire »), « réaliser un bilan des émissions GES » (idem), et plus de 60 % estiment prioritaire de réduire le poids des conférences internationales dans les évaluations de carrière. Bien évidemment, ce type de mesure peut avoir un impact sur les activités de recherche. Interrogés sur les risques liés à la réduction des vols professionnels dans la recherche  (ex : diminuer la qualité ou la diffusion des travaux), les répondantes et répondants les estiment peu probables ou non problématiques.

L’insertion des jeunes chercheuses et chercheurs est le seul point pour lequel une majorité a estimé que la réduction des vols poserait un risque probable et problématique. Or, dans les faits ce sont plutôt les « seniors » qui déclarent voler le plus.

Chercheuses et chercheurs sont conscients des enjeux climatiques, et se déclarent prêts à mettre en œuvre des changements profonds : il importe désormais que les institutions rendent possibles, voire initient ces changements, qui ne peuvent être portés par des individus isolés, qui risqueraient de se voir pénalisés, par exemple en refusant de prendre l’avion.  Une remise en cause collective du fonctionnement actuel de la recherche (par exemple l’accent mis sur la mobilité) est nécessaire.

Le numérique contre le climat

Fabrice FLIPO

L’évolution du numérique se situe aujourd’hui à l’opposé de ce qui est mis en œuvre dans les autres secteurs : son empreinte écologique ne cesse d’augmenter, de manière très rapide à l’échelle globale avec une augmentation de la consommation énergétique du secteur de +9 %/an sur la période 2015-2020.

Son économie explique facilement cela : c’est un secteur qui attire massivement les investissements, comme l’indique l’étude de la Fédération Française des Télécommunications.3

Pourquoi ? Parce que le numérique bouleverse la production et la diffusion de contenus, avec l’abaissement des coûts d’acquisition et de reproduction de textes, d’images ou de son. C’est un « monomédia » qui fond les autres techniques (image, écrit, oral etc.) en un seul support, interopérable et interconnecté. Et le numérique réduit également les coûts de commande, ce qui révolutionne l’ensemble de la chaîne logistique, Amazon ou Zara (« fast fashion ») étant peut-être les symboles les plus voyants. L’ancien directeur de l’OMC Pascal LAMY faisait d’ailleurs de l’internet et du conteneur les deux innovations-clé servant de base à la mondialisation qui prend place dans les années 19704

Face à ce problème, la réponse tient souvent en deux concepts : le Green IT (un numérique « verdi ») et le IT for Green (« le numérique pour la planète »). C’est encore largement le cas de la récente Loi visant à réduire l’empreinte du numérique (2021), qui insiste sur l’efficacité énergétique et matérielle, sous la forme du réemploi des produits, de l’écoconception des services numériques ou de la récupération de chaleur, la qualité du débat public n’étant rehaussée que par la communication de leur empreinte écologique (CO2) par les opérateurs de communication, la création d’un Observatoire et la formation des ingénieurs.

Le numérique a certes permis des gains énormes : le coût énergétique d’une information sur une machine contemporaine est 10 milliards de fois inférieur à ce qu’il était sur l’ENIAC de 1945. Mais cette chute a été plus que compensée par la croissance de la production, du transit et du stockage des données. Et les progrès sont de plus en plus difficiles à obtenir, exigeant par exemple l’ajout de terres rares dans les processeurs. D’où un bilan globalement négatif jusqu’ici5.

Le IT for Green est un discours qui se diffracte en une multiplicité de cas que rien ne semble relier : smart cities, smart grids, smart agriculture etc. Tesla voit par exemple l’automobile remplacée par des « robots-taxis » autonomes, en forme de métro terrestre adaptatif.

Mais quand on prend les cas un par un, quasiment aucun, à l’exception de la régulation de chaleur et de lumière, ne présente de garanties solides sur les promesses qui sont faites, alors que dans le même temps nous pouvons être certains de l’explosion du trafic numérique. Pire, rien ne distingue clairement un IT for Green d’un IT for Growth, qui faciliterait la croissance des autres secteurs et non la réduction de leur empreinte écologique.

Grandes entreprises et États sont moteurs de ces évolutions, n’étant limités que par le montant que le consommateur veut bien consentir pour le service. Celui-ci possède en outre des dimensions de « lock-in »6 et de « monopole radical »7, ce qui se traduit par exemple par le fait que les cabines téléphoniques soient progressivement démantelées, ou qu’aucun opérateur n’active plus les lignes de cuivre, depuis 2020, la fibre ayant désormais l’exclusivité. C’est l’ensemble du système sociotechnique d’information qui bascule sur le numérique, avec de moins en moins d’alternative.

Une perspective alternative est celle de la sobriété. Elle interroge les usages et leur dynamique sociale. Elle demande  : « en avons-nous besoin ? », par opposition à l’efficacité qui cherche à répondre au besoin de la manière la plus économe possible. Les usages sont collectifs et non individuels : c’est un système sociotechnique remplissant une certaine fonction qui est choisi par tel ou tel segment de la société ; un téléphone sera toujours inutile et trop coûteux pour une personne isolée.

La sobriété engage donc la construction collective des besoins à tous les niveaux : marketing, législation, comportement des acteurs (modèles de réussite sociale et exemplarité), distribution des revenus (le téléphone est souvent adopté par les classes ne pouvant se payer un ordinateur) et information du débat public. Elle n’a aucune chance d’être mise à l’agenda si la question reste individuelle (logique de l’étiquette énergie ou du « nudge ») et ne devient pas un problème public.8

Références

  1. Labo1point5 « Réduire l'empreinte de nos activités de recherche sur l'environnement » 
  2. Lemaire, Raphaël « Mise en perspective des impacts écologiques du numérique »
  3. D.Little, Arthur « ÉTUDE 2020 ÉCONOMIE DES TÉLÉCOMS »
  4. Lamy, Pascal, « La démondialisation est un concept réactionnaire », Le Monde, 30 juin 2011,
  5. Lange, Steffen, Pohl, Johanna et Santarius, Tilman, « Digitalization and energy consumption. Does ICT reduce energy demand? », Ecological Economics, vol. 176, , octobre 2020, p. 106760.
  6. David, Paul A., « Clio and the Economics of QWERTY », The American Economic Review, vol. 75, no. 2, 1985, pp. 332 337.
  7. Illich, Ivan, Œuvres complètes - tome 1, Paris, Fayard, 2004, p. 513.
  8. Flipo, Fabrice, L’impératif de la sobriété numérique, Paris, Matériologiques, 2020

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