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Les relations sociales dans les entreprises familiales diffèrent-elles de celles des entreprises non-familiales ?


Dans cette lettre, nous proposons une synthèse de la littérature académique sur :
- les raisons qui pourraient expliquer des écarts éventuels de qualité des relations sociales selon l’actionnariat de l’entreprise
- les résultats empiriques touchant à différents aspects des relations sociales : licenciements, rémunérations, structures organisationnelles, satisfaction au travail, absentéisme et conflictualité. 

Les résultats obtenus soulignent que les relations sociales sont plutôt meilleures dans les entreprises familiales comparées aux entreprises non familiales, tout en pointant le paradoxe de salaires en moyenne moins élevés dans les premières, avec toutefois une grande hétérogénéité selon les caractéristiques des entreprises. Ce paradoxe peut être éclairé par les différences des structures organisationnelles dans ces deux types d’entreprises. 

Les entreprises familiales ont en moyenne moins de niveaux hiérarchiques – et donc moins de managers – que les entreprises non familiales, ce qui explique une partie des écarts de salaires moyens. Elles ont également des pratiques de management moins formalisées. Ce type de structure permet des circuits de décisions plus courts, une plus grande agilité, des inégalités salariales moindres au sein de l’entreprise, autant de raisons qui, combinées à la plus grande sécurité de l’emploi, peuvent contribuer à expliquer la plus grande satisfaction des salariés des entreprises familiales, et la moindre conflictualité observée. 

Cette lettre de recherche représente une version courte d’un « white paper » sur les relations sociales dans les entreprises familiales, qui propose une revue plus complète de la littérature sur le sujet : François Belot et Edith Ginglinger, Entreprises familiales et relations sociales, disponible ici.

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Pourquoi des relations sociales différentes dans les entreprises familiales ?

L’exposition partagée au risque spécifique de l’entreprise

Le risque de l'entreprise est supporté de manière inégale par les actionnaires et les employés. Alors que les salariés ont une créance contractuelle sur l'entreprise (salaires et avantages prédéfinis), les actionnaires détiennent des droits résiduels et supportent le risque résiduel de l'entreprise. La théorie financière scinde le risque supporté par les actionnaires en risque de marché (ou risque systématique), qui affecte toutes les entreprises à un degré plus ou moins élevé, et en risque spécifique à l'entreprise (y compris le risque de faillite). Les actionnaires détenant un portefeuille d'actions, notamment les investisseurs institutionnels, peuvent éliminer le risque spécifique grâce à la diversification. En revanche, la plupart des actionnaires familiaux, parce qu'ils détiennent une fraction importante du capital de leur entreprise, sont peu susceptibles de diversifier leur patrimoine de manière optimale.

Salariés et actionnaires familiaux ne peuvent diversifier le risque spécifique de l’entreprise, au contraire des investisseurs institutionnels.

Les salariés restent très exposés par le biais de leur investissement en capital humain aux fluctuations et aux aléas subis par leur entreprise au cours des cycles économiques. Comme les actionnaires familiaux, ils supportent le risque spécifique de l'entreprise. 

Par conséquent, la sensibilité au risque spécifique (y compris le risque de faillite) est le premier point d'alignement des intérêts entre les actionnaires familiaux et les salariés. En raison de leur sous-diversification, les actionnaires familiaux sont susceptibles d'adopter des stratégies moins risquées et de faire des acquisitions de diversification, choix qui réduisent le risque de faillite. Ces choix sont favorables aux salariés, qui font face à un risque de perte d’emploi moindre.

Approche par les contrats implicites

En raison de leur aversion au risque, les salariés peuvent être enclins à faire des concessions salariales en échange d’une plus grande sécurité de l’emploi. Ces engagements de long terme, difficilement formalisables par écrit, prennent la forme d’un « contrat implicite » entre l’employeur et ses salariés. Ce caractère « implicite » impliquant par nature un risque sur sa pérennité, le contrat ne pourra être accepté que si le management de l’entreprise est suffisamment crédible du point de vue des salariés.

En raison de la présence à long terme de l’actionnariat familial, les salariés peuvent accepter un salaire moindre en contrepartie d’une plus grande sécurité de l’emploi.

Différents arguments peuvent être avancés pour justifier la plus grande « crédibilité » de l’actionnariat familial comparé à d’autres formes de contrôle. En premier lieu, l’actionnariat familial est un actionnariat de long-terme caractérisé par la volonté de transmettre l’entreprise aux générations ultérieures. En second lieu, le risque de renégociation qu’impliquerait un changement d’actionnariat est limité car la firme familiale est généralement à l’abri des prises de contrôle hostiles.

Pour résumer, l’approche des contrats implicites permet de poser l’hypothèse d’un profil sécurité de l’emploi/salaires différent dans les entreprises familiales. Les salariés y seraient plus favorables à des concessions salariales en échange d’une assurance contre les licenciements. Ce contrat implicite est accepté en raison de la crédibilité du co-contractant (la famille actionnaire investie à long-terme).

Approche par les valeurs familiales

Par ailleurs, les actionnaires familiaux ne sont pas mus par le seul objectif de maximisation de la valeur mais recherchent d’autres avantages non pécuniaires regroupés sous le vocable « richesse socio-émotionnelle » (tels que le fait d’imposer sa propre identité, le prestige associé au contrôle, la visibilité au sein d’une communauté, la possibilité de développer une culture d’entreprise ou encore la perpétuation des valeurs et de la dynastie familiale). Parmi les composantes socio-émotionnelles de la fonction d’utilité du dirigeant familial figure la satisfaction associée à de bonnes relations sociales au sein de son entreprise.

Les dirigeants familiaux peuvent avoir des objectifs qui ne sont pas seulement financiers, en souhaitant perpétuer les valeurs familiales. La qualité des relations sociales peut en représenter une des dimensions.

Dans ce contexte, on peut penser qu’un dirigeant familial sera a priori moins enclin à engager son entreprise dans des stratégies susceptibles de dégrader les relations avec sa force de travail qu’un dirigeant professionnel jugé à l’aune de ses seules performances financières. Ces théories conduisent à prédire une plus grande sécurité de l’emploi, une rémunération inférieure et des relations sociales de meilleure qualité dans les entreprises familiales comparées aux entreprises non familiales.

 

Un arbitrage sécurité de l'emploi/rémunération

Une plus grande sécurité de l’emploi, qu’observe-t-on ?

Le tableau 1 résume quelques résultats relatifs à la sécurité de l’emploi. Ces derniers, établis sur des périodes et des pays différents, convergent tous vers une moindre propension des firmes familiales à licencier leurs salariés ou une proportion plus importante de contrats permanents, et donc une plus grande sécurité de l’emploi.

Tableau 1. Sécurité de l’emploi et entreprises familiales : les résultats empiriques

Les entreprises familiales procurent une plus grande sécurité de l’emploi, avec plus de contrats permanents et moins de licenciements.

Les rémunérations diffèrent dans les entreprises familiales ?

Le tableau 2 résume les résultats des études empiriques menées dans différents pays. Les résultats moyens observés cachent une très grande hétérogénéité selon les caractéristiques de l'entreprise et de la catégorie des salariés.

Tableau 2. La rémunération dans les entreprises familiales

Ces écarts de salaires, qui sont dans certaines études importants, ne sont pas uniformément répartis au sein de l’effectif salarié. Di Porto et al. (2024) montrent dans le cas italien que l’écart salarial est particulièrement élevé dans le haut de la pyramide des salaires (i.e., pour les cadres dirigeants) et tend à se réduire pour les salariés les moins qualifiés.

Une organisation différente et une satisfaction plus grande

Une structure organisationnelle avec moins de niveaux hiérarchiques

En réalité, les structures organisationnelles des entreprises familiales diffèrent de celles des entreprises non familiales. Mullins et Schoar (2016) ont mené, conjointement avec la Banque Mondiale, une vaste enquête auprès de 800 dirigeants d’entreprises cotées et non cotées dans 22 pays émergents. Ils montrent que les entreprises dirigées par leur fondateur sont très centralisées, près de la moitié d’entre elles ont moins de cinq managers qui rapportent directement au CEO, tandis que dans les entreprises non familiales de caractéristiques comparables, et dans les entreprises familiales dirigées par des héritiers, 80% des dirigeants ont plus de cinq managers en contact direct avec eux.

Les entreprises familiales ont beaucoup moins de cadres dirigeants et de cadres intermédiaires que les entreprises non familiales, en particulier lorsqu’elles sont dirigées par leur fondateur.

L’étude précitée de Di Porto et al. (2024) sur les entreprises italiennes établit que les entreprises familiales ont plus de deux fois moins de cadres dirigeants, et quatre fois moins de cadres intermédiaires que les entreprises non familiales. Elles sont de ce fait caractérisées par de moindres inégalités de salaires. Le fait d’avoir moins de niveaux hiérarchiques implique une plus grande agilité et des décisions plus rapides, mais peut également induire des fragilités en cas de disparition du dirigeant familial.

Et des processus de gestion moins formalisés

Cette organisation a également des conséquences sur les méthodes de management mises en œuvre. Bloom et Van Reenen (2007) montrent que les entreprises familiales recourent à un management moins formalisé, avec moins d’outils de gestion et de reporting. 

Les entreprises familiales pratiquent un management moins formalisé, avec moins de reporting.

Cette organisation différente des entreprises familiales, associée aux moindres inégalités salariales et à la plus grande sécurité de l’emploi peuvent être des clés pour comprendre la satisfaction au travail, qui semble supérieure dans les entreprises familiales.

Conduisant à une plus grande satisfaction au travail des salariés

Dans la plupart des pays, les salariés expriment une plus grande satisfaction dans les entreprises familiales.

Les études de la satisfaction des salariés s’appuient sur des enquêtes menés aujourd’hui dans la plupart des pays, ou sur des plateformes d’évaluation des pratiques sociales des entreprises par leurs salariés. Le tableau 3 résume quelques résultats.

Et moins d’absentéisme et de grèves

Parmi les indicateurs de qualité de vie au travail figurent communément l’absentéisme des salariés et leur propension à faire grève. A partir des données d’enquête administrative concernant les entreprises danoises entre 10 et 250 salariés sur la période 2007-2013 (représentant plus de 674 000 salariés), Bennedsen et al. (2019) montrent que l’absentéisme est significativement inférieur de 1.36 jours, soit 18%, dans les entreprises familiales par rapport aux entreprises non familiales. 

Qui se traduit par un absentéisme inférieur de 18% et une moindre propension à faire grève.

Belot et Waxin (2017) s’appuient sur les données 2004 de l’enquête REPONSE de la Dares en France pour examiner l’occurrence de conflits sociaux dans 1001 établissements contrôlés par 390 entreprises cotées, parmi lesquelles 34% sont familiales. Selon cette étude, les entreprises familiales connaissent moins de conflits et en particulier de grèves. Lorsque celles-ci surviennent, elles mobilisent moins de 7 salariés et durent moins longtemps.


À propos de la Chaire Entreprises Familiales

Quels sont les performances, les stratégies, les modèles économiques et sociaux de ces entreprises ? Sont-elles armées pour relever le défi des transformations numérique et environnementale en cours ? 
Autant de questions auxquelles la Chaire « Entreprises familiales et investissement de long terme » de l’Université Paris Dauphine - PSL, lancée en septembre 2023, ambitionne de répondre.

Un vivier d’acteurs de l’environnement des entreprises familiales vient nourrir les réflexions, partager des expertises et contribuer aux travaux, en étant invités aux différentes activités de la Chaire. Elle a pour vocation de favoriser l’éclosion d’un écosystème impliquant les chercheurs de l’Université Paris Dauphine - PSL, ainsi que leur réseau national et international, afin de développer des recherches sur les entreprises familiales et leurs dynamiques et de les valoriser auprès de toutes les parties prenantes. 

En savoir plus

La Chaire Entreprises Familiales bénéficie du soutien de ses mécènes : 


 

Notes & Références

  • Andrieu E., Toubal F., Villanueva P., 2024. Les entreprises familiales en France : Impact macroéconomique et perspectives microéconomiques, Document de recherche, Université Paris-Dauphine 
  • Bach, L., Serrano-Velarde, N., 2015. CEO identity and labor contracts: Evidence from CEO transitions. J. Corp. Finance 33, 227–242. 
  • Bassanini, A., Breda, T., Caroli, E., Rebérioux, A., 2013. Working in Family Firms: Paid Less but More Secure? Evidence from French Matched Employer-Employee Data. ILR Rev. 66, 433–466. 
  • Belot F., Ginglinger E., 2024, Entreprises familiales et relations sociales, Document de recherche, Université ParisDauphine. Belot, F., Waxin, T., 2017. Labor Conflicts in French Workplaces: Does (the Type of) Family Control Matter? J. Bus. Ethics 146, 591–617. 
  • Bennedsen, M., Tsoutsoura, M., Wolfenzon, D., 2019. Drivers of effort: Evidence from employee absenteeism. J. Financ. Econ. 133, 658–684. 
  • Bloom, N., Van Reenen, J., 2007. Measuring and Explaining Management Practices Across Firms and Countries. Q. J. Econ. 122, 1351–1408. 
  • Christensen-Salem, A., Mesquita, L.F., Hashimoto, M., Hom, P.W., Gomez-Mejia, L.R., 2021. Family firms are indeed better places to work than non-family firms! Socioemotional wealth and employees’ perceived organizational caring. J. Fam. Bus. Strategy 12, 100412. 
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