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Les Automated Market Makers (AMM) utilisent des algorithmes pour gérer la liquidité et fixer les prix dans les échanges décentralisés. Comment fonctionnent-ils ? Quels sont leurs limites ?

Par Philippe Bergault, maître de conférences en mathématiques à l’Université Paris Dauphine-PSL

Échanges centralisés et décentralisés

Les plateformes d'échange centralisées (CEX) et décentralisées (DEX) représentent deux approches fondamentalement différentes dans le monde des cryptomonnaies et des actifs numériques. Les CEX sont des plateformes d'échange traditionnelles, où les transactions sont facilitées par une entité centrale qui agit comme intermédiaire entre les acheteurs et les vendeurs. Ces bourses opèrent généralement des carnets d'ordres centralisés, où les utilisateurs placent des ordres d'achat et de vente qui sont ensuite assortis par la plateforme elle-même. Parmi les exemples les plus connus de CEX, on peut citer Binance, Coinbase, Kraken, Bitfinex et Bitstamp.

"Les CEX offrent une interface conviviale et des fonctionnalités avancées"

Les CEX offrent généralement une interface conviviale et des fonctionnalités avancées telles que des outils d'analyse technique. De plus, ils permettent aux utilisateurs d'effectuer des dépôts et des retraits en monnaie fiduciaire, facilitant ainsi l'entrée et la sortie du marché des cryptomonnaies. 

Cependant, les CEX présentent également plusieurs inconvénients, notamment en termes de sécurité et de confidentialité. En effet, les utilisateurs doivent confier la garde de leurs fonds à la plateforme, ce qui les expose au risque de piratage ou de défaillance du système. De nombreux CEX ont été victimes de piratage dans le passé, entraînant la perte de millions de dollars d'actifs numériques pour les utilisateurs. De plus, les CEX sont souvent soumis à des réglementations strictes et peuvent limiter l'accès à certaines fonctionnalités en fonction de la juridiction de l'utilisateur.

La finance décentralisée (DeFi) comme alternative prometteuse

Face à ces défis, la finance décentralisée (DeFi) a émergé comme une alternative prometteuse, offrant un moyen de contourner les limitations des institutions financières traditionnelles. La DeFi repose sur des protocoles décentralisés qui utilisent la technologie blockchain pour permettre aux utilisateurs d'accéder à un large éventail de services financiers sans avoir besoin de passer par des intermédiaires. La DeFi est née de la volonté de créer un système financier ouvert et accessible à tous, indépendant des institutions traditionnelles. Elle tire ses origines des premières cryptomonnaies, telles que Bitcoin et Ethereum, qui ont introduit la notion de décentralisation dans les transactions financières (voir par exemple [2] pour une introduction détaillée). 

Cependant, ce n'est qu'à partir de 2017 que la DeFi a réellement décollé, avec l'émergence et le développement de stablecoins, qui ont ouvert la voie à un écosystème florissant de services financiers décentralisés, allant du prêt et de l'emprunt à l'échange automatisé d'actifs. 

Les stablecoins : une alternative plus stable pour les transactions

Les stablecoins sont une forme de cryptomonnaie conçue pour maintenir une valeur stable par rapport à un actif de référence, tel que le dollar ou l'euro. Contrairement aux cryptomonnaies classiques comme le Bitcoin, dont la valeur peut être très volatile, les stablecoins visent à offrir une alternative plus stable pour les transactions et le stockage de valeur dans le monde numérique.

Aujourd'hui, les stablecoins sont devenus un élément essentiel de l'infrastructure financière numérique, jouant un rôle crucial dans les échanges et les applications de la DeFi. Malgré les défis réglementaires et les préoccupations liées à la transparence et à la stabilité, les stablecoins continuent de gagner en popularité et de stimuler l'innovation au sein de l'écosystème des cryptomonnaies.

“Les stablecoins les plus populaires sont les stablecoins collatéralisés en monnaie fiduciaire"

Il existe plusieurs types de stablecoins, mais les plus populaires aujourd'hui sont les stablecoins collatéralisés en monnaie fiduciaire. Ces stablecoins sont émis en contrepartie de réserves de monnaies traditionnelles comme le dollar (on parle de collatéralisation). Ces réserves sont généralement détenues dans des comptes bancaires ou des institutions financières, et chaque unité de stablecoin est censée être collatéralisée par une unité correspondante de la monnaie fiduciaire sous-jacente. Les deux plus grands stablecoins en termes de capitalisation boursière sont USDT et USDC, émis respectivement par les entreprises Tether et Circle.

Des Automated Market Makers pour faciliter les échanges

Au cœur de la DeFi se trouvent les échanges décentralisés (DEX), qui permettent aux utilisateurs d'échanger des actifs numériques directement entre eux, sans l'intervention d'une entité centrale. Contrairement aux CEX, les DEX fonctionnent sur des réseaux blockchain décentralisés, où les transactions sont exécutées par des ‘‘smart contracts’’ autonomes plutôt que par une entité centrale. Un smart contract est un programme informatique déployé sur une blockchain, qui exécute un ensemble d’instructions pré-définies. Cela offre plusieurs avantages, notamment en termes de sécurité, de transparence et d’autonomie.

Utiliser des algorithmes pour gérer la liquidité des marchés

De nombreux DEX utilisent des Automated Market Makers (AMM) afin de faciliter les échanges [6]. Les AMM sont des protocoles automatisés qui utilisent des algorithmes pour gérer la liquidité des marchés et déterminer les prix des actifs numériques échangés. 
Contrairement aux carnets d'ordres traditionnels, les AMM ne nécessitent pas d'intermédiaire pour fournir des liquidités, ce qui les rend plus accessibles aux utilisateurs ordinaires. D'un point de vue financier, un AMM peut être considéré comme un pool de liquidité de deux actifs impliquant deux types d'agents : les fournisseurs de liquidité (LP, pour Liquidity Providers) et les traders (LT, pour Liquidity Takers). Les LP fournissent des réserves au protocole, généralement dans les deux actifs. En échange, ils deviennent titulaires d'une part des réserves qui correspond à leur apport. Les LT, à leur tour, utilisent l'AMM pour trader, c'est-à-dire échanger une quantité donnée d'un actif contre l'autre.

Les Constant Function Market Makers (CFMM) : maintenir un équilibre

Les AMM les plus populaires à ce jour sont les Constant Function Market Makers (CFMM), dont les Constant Product Market Makers (CPMM) sont le principal exemple.

Les CFMM sont des AMM qui utilisent une formule mathématique pour déterminer les prix des actifs échangés. Ces formules peuvent être conçues de différentes manières, mais leur objectif principal est de maintenir un équilibre entre l'offre et la demande sur le marché. Par exemple, la formule peut être conçue pour ajuster automatiquement les prix en fonction des réserves de l'AMM.

Les CPMM sont une forme spécifique de CFMM qui utilise une formule permettant de maintenir constant le produit de la quantité de deux actifs dans un pool de liquidité. Par exemple, dans un pool de liquidité pour l'échange d'actifs A contre des actifs B, le produit de la quantité d'actifs A par la quantité d'actifs B reste constant au cours du temps. Cela signifie que lorsqu’un LT souhaite acheter de l’actif B contre de l’actif A, par exemple, la quantité d’actifs B qui lui est offerte en échange des actifs A qu’il dépose est calculée de sorte que le produit des quantités des deux actifs dans le pool reste constant.

Limite et évolution des AMM

Il est important de noter que la très grande majorité des transactions a encore lieu sur les plateformes centralisées, et c'est donc sur celles-ci que le processus de formation du prix a lieu. Les CFMM se contentent de ‘‘suivre’’ le prix qui évoluent sur ces plateformes, à l'aide des arbitrageurs : lorsque le prix donné par une plateforme s'éloigne trop du prix proposé par le CFMM, certains agents, ces arbitrageurs, viennent systématiquement profiter de cet écart en achetant sur la plateforme la moins chère pour revendre sur la plateforme la plus chère, et ce jusqu'à ce que les prix soient de nouveau alignés.

Un LP qui fournit de la liquidité à un AMM a déjà une exposition aux deux actifs, puisqu'il possède au préalable les réserves qu'il poste dans le protocol. La question est donc de savoir ce que va lui rapporter sa participation à l'AMM, comparée à la stratégie ‘‘naïve’’ qui consisterait à simplement garder ses actifs dans son portefeuille. 

Le phénomène d'impermanent loss pour les fournisseurs de liquidité

Des résultats mathématiques élémentaires  (voir par exemple [1]) permettent de montrer qu'en l'absence de coûts de transaction, le LP est toujours perdant en plaçant sa liquidité dans un AMM plutôt qu'en la conservant dans son portefeuille : ce phénomène est appelé « impermanent loss », le terme ‘‘impermanent’’ faisant référence au fait que la perte s'annule si le taux de change entre les deux actifs revient à son niveau initial.

Afin de compenser ces pertes, les AMM prélèvent aux LT des coûts de transaction qui sont ensuite reversés aux LP. Cependant, malgré ces coûts de transactions, les études empiriques montrent qu'en moyenne, les LP restent largement perdants (voir [4]). La popularité des AMM auprès des LP n’est donc pas facilement explicable à ce jour : pour certains, il peut s’agir d’un pari sur la stabilité du prix, ou sur une forme de retour à la moyenne ; en effet, si le prix revient à son niveau initial, l’impermanent loss disparaît, et le LP aura donc simplement accumulé les coûts de transactions des LT.

Pistes de recherche pour rendre les AMM plus performants

Du point de vue de la recherche académique, plusieurs pistes existent afin de rendre les AMM plus performants. Un travail récent et important pour mieux comprendre le gain des LP dans les CFMM est [5]. Il montre que le gain des LP peut être décomposé en deux termes : une partie correspondant au gain d'une stratégie autofinancée, et un terme négatif et décroissant. Ils utilisent cette décomposition pour affirmer que, au moins théoriquement, une partie du risque peut être couverte. Plus précisément, si la couverture en temps continu sans friction est possible et si un AMM ou un LP met en œuvre cette stratégie de couverture, la majeure partie de l’impermanent loss peut être éliminée, et seule subsiste une petite partie appelée ‘‘Loss-Versus-Rebalancing’’ (LVR).

Une approche différente est étudiée dans [1], qui s'intéresse aux AMM dans lesquels la fonction de prix utilise des informations externes sur les prix du marché actuels. En effet, une blockchain ne dispose que de connaissances sur l'activité on-chain (c’est-à-dire les évènements qui sont enregistrés et vérifiés sur cette même blockchain), mais il est possible de fournir à un smart contract des données externes via ce qu'on appelle un ‘‘oracle’’. Au lieu d'être entièrement passif, l'AMM peut mettre à jour ses prix non seulement après une transaction, mais aussi après que l'oracle a émis une mise à jour de prix, ce qui permet de minimiser l'impermanent loss et de rendre l'AMM profitable pour les LP. Cependant, cet oracle est alors fourni par une plateforme centralisée (ou est calculé en fonction des prix de plusieurs plateformes centralisée), et cela crée une dépendance de l'AMM par rapport aux CEX ; en particulier, cette approche empêche la décentralisation du processus de formation des prix.

Enfin, plusieurs CFMM proposent désormais la « concentration de liquidité ». Plus précisément, les LP peuvent choisir un intervalle de prix en dehors duquel leurs dépôts ne sont plus utilisés pour fournir de la liquidité aux LT. Lorsque le prix sort de cet intervalle, le LP ne collecte plus de coûts de transaction. En utilisant une approche similaire à [5], les auteurs de [3] introduisent la notion de ‘‘predictable loss’’ et montrent que dans un tel AMM, un LP qui réajuste de manière dynamique les bornes de cet intervalle peut théoriquement réduire ses pertes. Leur étude empirique met cependant en avant le fait qu'actuellement, sur ce type d'AMM, les LP fournissent toujours de la liquidité à perte. Une solution consisterait à augmenter les coûts de transaction des LT, ou à les adapter dynamiquement en fonction de la predictable loss.


En permettant à n'importe quel agent de fournir de la liquidité, les AMM proposent un mécanisme novateur, très différent de ce qui existe en finance traditionnelle. Cependant, ces protocoles font aujourd'hui face à de nombreux défis, concernant notamment la rentabilité des LP. La recherche académique en général et les mathématiques financières en particulier, riches de leur expertise en finance traditionnelle, se penchent aujourd'hui sur ce point en explorant différentes pistes qui devraient permettre, à terme, de rendre les AMM plus attractifs pour les LP.

 

Références

  • [1] Philippe Bergault, Louis Bertucci, David Bouba, and Olivier Guéant. Automated market makers : Mean-variance analysis of lps payoffs and design of pricing functions. Digital Finance, pages 1–23, 2023.
  • [2] Agostino Capponi, Garud Iyengar, Jay Sethuraman, et al. Decentralized finance : Protocols,
    risks, and governance. Foundations and Trends® in Privacy and Security, 5(3) :144–188, 2023.
  • [3] Álvaro Cartea, Fayçal Drissi, and Marcello Monga. Predictable losses of liquidity provision in
    constant function markets and concentrated liquidity markets. Applied Mathematical Finance,
    30(2) :69–93, 2023.
  • [4] Stefan Loesch, Nate Hindman, Mark B Richardson, and Nicholas Welch. Impermanent loss in
    uniswap v3. arXiv preprint arXiv :2111.09192, 2021.
  • [5] Jason Milionis, Ciamac C Moallemi, Tim Roughgarden, and Anthony Lee Zhang. Automated
    market making and loss-versus-rebalancing. arXiv preprint arXiv :2208.06046, 2022.
  • [6] Vijay Mohan. Automated market makers and decentralized exchanges : A defi primer. Financial
    Innovation, 8(1) :20, 2022.
     

Les auteurs