Article de Sylvain Carré, enseignant-chercheur au sein du Laboratoire d'Économie Dauphine (LEDa), Université Paris Dauphine-PSL.
La technologie blockchain, grâce à la sécurité qu’elle offre, a permis l’avènement d’une finance décentralisée, alternative aux marchés traditionnels. Pour ce faire, des « contrats intelligents » sont déployés, c’est-à-dire du code informatique régissant des opérations. Dans ce cas, l’« argent » envoyé doit être représentable sur la blockchain : c’est donc une cryptomonnaie. Tel est, par exemple, ce qui peut être mis en place grâce au système Ethereum.
“La finance décentralisée permet de s’affranchir du contrôle d’autorités centralisées”
La finance décentralisée vise à réduire le niveau d’intermédiation et donc les coûts payés par les utilisateurs. Elle permet, en principe, de s’affranchir du contrôle d’autorités centralisées ainsi que des barrières d’accès aux opérations qu’elle propose. En outre, les codes des contrats intelligents sont publics, ainsi que l’historique des opérations.
Cela alimente néanmoins plusieurs préoccupations. Les écosystèmes actuels, modestes en taille, bien que déjà significatifs, auront-ils la capacité de prendre l’envergure nécessaire à un emploi répandu et réellement utile ? Les régulateurs auront-ils des motifs de prendre des mesures choc à l’endroit des protocoles, et si oui, ces derniers pourront-ils alors remplir leur fonction novatrice annoncée ? Des questions se posent également en matière de sécurité : cyberattaques, escroqueries ou failles de codes informatiques peuvent conduire à d’importantes pertes de fonds, parfois sans recours possible.
À l’heure actuelle, il y a deux utilisations principales de la finance décentralisée. La première est les teneurs de marchés automatiques dont le rôle est d’offrir une alternative aux plates-formes centralisées d’échanges de monnaies. La seconde est celle du prêt décentralisé, objet de nos travaux avec Franck Gabriel, chercheur à l’Université Lyon I. Celui-ci doit encore prouver sa capacité à concilier idéaux des cryptomonnaies et réelle création de valeur.
Garantir les remboursements
Supposons que vous souhaitiez emprunter une cryptomonnaie X, par exemple de l’USDT (stablecoin de la société Tether Limited), que l’on considérera comme une représentation du dollar sur la blockchain. Cet emprunt peut vous servir à acheter des biens réels, notamment dans une perspective de moyen terme où les cryptomonnaies se seraient développées et seraient plus largement utilisées comme moyen d’échange. Un protocole de prêt décentralisé va vous permettre, sous conditions, de réaliser cet emprunt.
“Le fonctionnement schématique d’un protocole DeFi reflète celui d’une banque traditionnelle”
Le fonctionnement schématique d’un tel protocole reflète celui d’une banque traditionnelle. D’un côté, des agents ayant un excédent de liquidité vont déposer leur monnaie X dans un pool, dans la perspective de percevoir un intérêt. C’est l’équivalent d’aller déposer de l’argent à la banque. De l’autre, les personnes ayant besoin d’emprunter vont puiser de la monnaie X dans ce pool, et devront bien sûr la rembourser plus tard avec intérêt. C’est l’équivalent d’obtenir un prêt à la banque.
L’offre de crédit, c’est-à-dire la quantité de X mise à disposition par les déposants, n’est en général pas égale à la demande. Par exemple, il peut y avoir 100 unités de X déposées, et seulement 40 utilisées par des emprunteurs. Dans ce cas, on dit que le taux d’utilisation est de 40 %.
La première raison pour laquelle ce taux est important est qu’il détermine combien un déposant gagne in fine : si le taux d’emprunt est par exemple à 5 %, mais que seule 40 % de la liquidité est utilisée, un déposant obtiendra un rendement de 40 % de 5 %, soit 2 %.
La deuxième raison est que les contrats intelligents spécifient typiquement le taux d’emprunt comme une fonction du taux d’utilisation. Le choix de cette fonction est la première caractéristique clé d’un protocole de prêt, puisqu’il détermine le coût de l’emprunt pour les personnes qui en ont besoin. Comment faire ce choix de façon optimale est une question actuelle active dans la recherche académique, initiée par nos travaux.
“En finance décentralisée, les agents sont difficilement identifiables : comment alors s’assurer que les emprunteurs vont effectivement rembourser ?”
La deuxième caractéristique clé d’un protocole de prêt est ce que l’on appelle sa règle de collatéralisation. En finance traditionnelle, un emprunt est garanti soit par un bien réel, la maison qu’il servira à acheter par exemple, soit par la perspective de revenus futurs audités par la banque. En finance décentralisée, les agents sont difficilement identifiables : comment alors s’assurer que les emprunteurs vont effectivement devoir rembourser ?
Une solution actuellement apportée est celle de la surcollatéralisation. Pour l’expliquer, revenons à notre exemple où nous voulions emprunter du X sur un an, disons pour une valeur de 100 dollars. Imaginons que le taux d’intérêt est de 5 %, si bien qu’il faudra rembourser l’équivalent de 105 dollars en X à maturité. Le protocole de prêt va par exemple nous demander de poster en collatéral, c’est-à-dire de bloquer sur la plate-forme, au moins l’équivalent de 150 dollars en une autre cryptomonnaie Y. Dès lors que la valeur du collatéral tombera sous les 150, un liquidateur pourra intervenir, vendre le collatéral pour (approximativement) 150, ce qui sera suffisant pour repayer les 105 dus au prêteur et également rémunérer le liquidateur.
“Avec la surcollatéralisation, les prêteurs ne font pratiquement plus face au risque de défaut”
Avec cette procédure, les prêteurs ne font pratiquement plus face au risque de défaut, car les emprunteurs mettent à disposition un collatéral dont la valeur est suffisante pour rembourser la somme qu’ils doivent. En pratique, bien sûr, un emprunteur ne voudra pas faire de pertes en étant immédiatement liquidé, et mettra donc du Y en collatéral pour une valeur de 300, par exemple. Dans ce cas la liquidation n’aura lieu que dans l’éventualité où Y perd la moitié de sa valeur.
Objectif spéculation ?
Ce mécanisme a l’avantage de pratiquement éliminer le risque de défaut, et donc de permettre aux prêteurs de sereinement déposer leur monnaie. Mais il a un inconvénient de taille : il ne permet pas réellement de gagner de la liquidité et de proposer un crédit ayant une véritable valeur ajoutée. En effet, pour obtenir un actif liquide, on doit déjà détenir un autre actif lui-même liquide, à savoir le collatéral à déposer.
Quel intérêt alors ? Comment comprendre que Aave et Compound, les deux principaux protocoles de prêt décentralisé à l’heure actuelle, régissent des pools de liquidité dont la valeur agrégée est de plusieurs milliards de dollars (plus de 11 milliards et de 2 milliards, respectivement, au 27 février 2024) ?
Les protocoles de prêt avec surcollatéralisation offrent avant tout la possibilité de faire de la spéculation. Supposons que je pense que la monnaie Y va s’apprécier par rapport à X dans un futur proche. J’aimerais donc augmenter la quantité de Y que je détiens. Pour ce faire, je peux déposer mes Y en collatéral pour emprunter du X, puis utiliser ces X pour acheter davantage de Y. Comme je pense que Y va s’apprécier par rapport à X, j’estime qu’il me sera peu coûteux d’acquérir le X sur le marché dans le futur afin de pouvoir rembourser mon emprunt, ou en tout cas que ce coût sera plus que largement compensé par mes gains sur le Y. J’ai posté du Y en collatéral mais il m’appartient toujours, et je le récupère in fine dans la mesure où je rembourse ma dette en X.
Cette stratégie n’a rien de nouveau : c’est une prise de levier, similaire à celle que l’on effectuerait sur un marché d’actions traditionnel. L’aspect novateur est que le protocole de prêt décentralisé permet l’implémentation de cette stratégie dans le contexte des cryptomonnaies.
Des jetons solutions ?
Mais la spéculation reste toutefois un jeu à somme nulle. Il faudrait que les prêts décentralisés puissent nourrir une réelle création de valeur, c’est-à-dire un emprunt utile à ceux qui en ont besoin sans que cela soit au détriment d’autres. Une piste clé pour atteindre ce but est la tokenisation.
Le terme de tokenisation vient de l’anglais token (jeton), qui désigne une unité de valeur sur la blockchain : ainsi l’Ether est le jeton « de base » sur Ethereum. « Tokeniser » un actif, c’est lui donner une représentation sur la blockchain. Cela permet de bénéficier des avantages de la blockchain, comme la transparence et l’immutabilité des données et des transactions. Une fois tokenisé, un actif peut être utilisé dans un protocole de finance décentralisée.
Dans le contexte du prêt, imaginons que je sois un étudiant possédant une voiture et que j’aie besoin de liquidité en attendant de commencer un travail à temps partiel le mois prochain. Si je peux tokeniser le titre de propriété de cette voiture, alors ce token pourra être utilisé pour surcollatéraliser un emprunt de monnaie (que je compte bien rembourser pour ne pas perdre ma voiture) et me permettre de traverser sans encombre le mois à venir. Le fonctionnement du prêt est tel que décrit précédemment, mais la différence fondamentale est qu’on a cette fois-ci utilisé un collatéral illiquide afin d’obtenir de la liquidité.
“La tokenisation occupe déjà une place prépondérante dans la réflexion des régulateurs et des banques centrales”
La tokenisation occupe déjà une place prépondérante, que ce soit dans la pratique entrepreneuriale ou dans la réflexion des régulateurs et des banques centrales. Le géant américain de la gestion d’actifs, BlackRock, a lancé au mois de mars son premier fonds tokenisé, BUIDL (BlackRock USD Institutional Digital Liquidity Fund), qui représente sur la blockchain un portefeuille de dollars, bons du Trésor américains et autres actifs liquides. La compagnie canadienne Polymath propose, elle de tokeniser des actifs immobiliers.
Backed Finance, jeune entreprise basée en Suisse, s’intéresse aux actifs financiers traditionnels, comme des bons du Trésor ou des portefeuilles actions.
En Argentine, Agrotoken convertit en jetons des matières premières agricoles, comme le blé et le soja. Et ce n’est là qu’une infime partie des projets entrepris en la matière.
“Mais cette solution implique de réintroduire de la centralisation et de l’intermédiation”
La solution n’est toutefois pas idéale. En effet, elle implique de réintroduire de la centralisation et de l’intermédiation : une entité doit vérifier l’existence et la conformité des actifs tokenisés. On perd également en anonymat car l’émetteur de jetons doit être identifié. Ce faisant, on s’éloigne de l’idéal initial de la sphère des cryptomonnaies, qui était de construire un écosystème entièrement décentralisé, sans intrusion d’autorités tierces, et anonyme ou pseudonyme.
Cela semble cependant être le prix à payer pour donner un rôle réel au prêt décentralisé, et espérer aboutir à un emprunt fiable et accessible. Les cryptomonnaies permettraient alors d’effectuer au moins un certain nombre de transactions de biens réels, et le prêt décentralisé aurait le potentiel d’offrir des coûts inférieurs à ceux des intermédiaires traditionnels et/ou un accès plus aisé à l’emprunt.