Dossier | La finance décentralisée : vers un monde sans intermédiaire ?
Gouvernance de la Finance Décentralisée : qui prend réellement les décisions ?
La Finance Décentralisée ne l'est pas autant que l’on pourrait le penser. Il existe des choix de design des protocoles DeFi qui ont des conséquences importantes sur la décentralisation. Quels sont les principaux modes de gouvernance ? Quelles en sont les limites ?
Article de Louis Bertucci, chercheur à l'Institut Louis Bachelier (ILB), enseignant en économie de la blockchain à l'Université Paris Dauphine - PSL et membre de la Chaire Fintech de l'université.
Depuis quelques années, la technologie blockchain propose de “décentraliser” un ensemble de processus, notamment ceux faisant partie de l’activité économique et de la finance. Or, décentralisation ne signifie pas nécessairement anarchie, en particulier lorsqu’on parle de protocoles de finance décentralisée (ou protocoles DeFi pour “Decentralized Finance”).
Si Bitcoin, la première blockchain, tire son origine d’une idéologie que l’on pourrait qualifier d’anarchique libérale, ou libertarienne, il reste un exemple unique en ce sens. Contrairement à Bitcoin, les autres blockchains ont un certain nombre d'organes de gouvernance avec un pouvoir certes limité, mais relativement plus important.
Le meilleur exemple de cette affirmation est que les règles de consensus du protocole Bitcoin n’ont pas évolué du tout depuis que le premier bloc a été miné en janvier 2009, tandis que Ethereum modifie régulièrement les règles de consensus par le biais de “hard fork”. Une hard fork est le nom du processus par lequel les règles de consensus sont modifiées. Lorsqu’une modification est proposée, cela peut créer potentiellement deux versions de la blockchain, avec deux branches différentes au niveau des règles. Ensuite, c’est le marché ou l’écosystème qui décide : soit l’une domine complètement, soit les deux subsistent. Certains projets ont bien tenté de faire évoluer les règles de consensus de Bitcoin, mais pour l’instant, toutes ces “hard forks” ont été des échecs, à l’image de Bitcoin Cash ou Bitcoin SV par exemple.
L’idéologie est réellement différente : Ethereum veut créer la plateforme d’applications décentralisées (ou dApp) la plus efficace possible, ce qui passe par un processus de développement continue des fonctionnalités. Or, ces mises à jour doivent nécessairement passer par une coordination des acteurs, ce à quoi des organes de gouvernance peuvent contribuer.
Bien que ces questions existent au niveau de la blockchain elle-même, dans cet article, nous explorons les modèles de gouvernance au niveau des applications de Finance Décentralisée.
DAO : organisation autonome décentralisée
Du point de vue de la blockchain, tout n’est que lignes de code et programmes, l’idée d’une entreprise comme on l’entend généralement n’a pas de sens ici. Cependant, il a été remarqué assez tôt qu’il était possible de construire des organisations autonomes en utilisant des programmes sur des blockchains, ce que l’on appelle couramment des organisations autonomes décentralisées ou DAO.
Il existe plusieurs définitions du concept de DAO. La définition que nous retiendrons ici est celle la plus couramment utilisée en pratique. Une DAO est une entité virtuelle qui est contrôlée par les détenteurs d’un jeton numérique librement échangeable, appelé jeton de gouvernance, et qui implémente une structure de gouvernance à base de votes proportionnels à la quantité de jetons de gouvernance pour toute prise de décision.
“N’importe qui peut acheter un jeton de gouvernance et prendre part à la gouvernance”
Une telle organisation est dite décentralisée dans le sens où elle ne dépend directement d’aucun organe central, n’importe qui peut acheter un jeton de gouvernance et prendre part à la gouvernance. Comme n’importe quel autre programme sur la blockchain, ou smart-contract, la DAO s’exécutera en accord avec son code sans que personne ne puisse changer cela.
Une DAO possède en général un mandat spécial, mais peut aussi être capable de modifier son propre code, pouvant ainsi faire évoluer ce mandat. Ce mandat peut par exemple être :
- Lever des fonds dans le cadre de vente de jetons de gouvernance, fonds qui pourront être employés pour le développement et la maintenance du protocole sous-jacent ou de futures itérations de ce protocole.
- Engager des sociétés commerciales externes ou des individus pour différentes missions en liens avec le protocole.
- Assurer la maintenance du protocole notamment de ses caractéristiques particulières comme les actifs ou les utilisateurs qui sont autorisés ou interdits, les paramètres de risque du protocole sous-jacent, etc.
- Redistribuer les profits réalisés par le protocole aux propriétaires de jetons de gouvernance.
La gouvernance des protocoles de Finance Décentralisée
Les applications de Finance Décentralisée les plus populaires sont les stablecoins décentralisés, les protocoles d’échange décentralisé, et les protocoles de prêt-emprunt décentralisé. Il existe aussi des stablecoins centralisés mais ces derniers sont gérés par une entreprise dans sa forme traditionnelle. Bien que les stablecoins centralisés soient les plus importants en termes de valeur de marché, nous nous concentrons ici sur les stablecoins décentralisés qui sont gérés par des DAOs.
Quel que soit le type de protocole, il existe un certain nombre de décisions à prendre pendant la durée de vie de l’application.
En voici des exemples :
- Actifs qui sont autorisés en collatéral (pour les stablecoins et le prêt-emprunt).
- Paramètres de taux d’intérêt et collatéral (pour les stablecoins et le prêt-emprunt).
- Création d’un nouveau marché (pour le prêt-emprunt et l’échange).
- Paramètres de frais de fonctionnement de la plateforme : les plateformes se laissent généralement la possibilité de collecter des frais lors de chaque transaction, qui peuvent être redistribués ou collectés par le protocole lui-même par exemple.
- Migration vers une nouvelle version du protocole.
C’est la question de la prise de ces décisions et de leurs implémentations qui est absolument cruciale et qui nous intéresse ici. Au moment du déploiement initial du smart contract, ou plutôt de l’ensemble de smart contracts, qui constituent l’application DeFi, un certain nombre de choix sont possibles.
1. Une application complètement immuable
Premièrement, l’application peut être complètement immuable, c’est à dire que rien dans le code ne peut changer. C’est une version extrême, dans laquelle il n’y a pas besoin de structure de gouvernance. Une fois le protocole déployé, il continuera de s’exécuter en réponse aux interactions des utilisateurs, tant que la blockchain sous-jacente continuera de fonctionner. Les marchés sur Uniswap sont des exemples de protocoles immuables.
Uniswap propose de créer des marchés pour des paires de tokens ERC-20. Sur Uniswap, n’importe qui peut créer n’importe quel marché entre deux ERC-20 en utilisant un programme appelé “factory”. Une conséquence importante se manifeste au niveau des différentes versions du protocole. La première itération d’Uniswap était relativement basique et était appelée Uniswap V1. Lorsque Uniswap V2 a été mise en place, les utilisateurs de Uniswap V1 pouvaient continuer à utiliser librement la première version sans être forcés de passer à la seconde s’ils n’en percevaient pas l’utilité. C’est en quelque sorte le marché qui décide sur quelle version la coordination se fera.
2. Des protocoles partiellement modifiables
Deuxièmement, il existe des protocoles qui sont partiellement modifiables. Pour ces protocoles, il existe en général une liste de paramètres dont les valeurs peuvent être mises à jour. Ces paramètres peuvent inclure des actifs listés comme étant éligibles en collatéral de prêt sur certains marchés, ou des paramètres de risque comme des facteurs de collatéral, ou encore les paramètres des modèles de taux d’intérêt des protocoles de prêt emprunt ou de stablecoins.
Le but ici n’est pas de rentrer dans les détails de ce que sont ces paramètres, nous nous contenterons de noter qu’il s’agit le plus souvent de paramètres fondamentaux au protocole DeFi et en particulier à la gestion des risques. Certains des plus gros protocoles de prêt-emprunt comme Aave [3] ou Compound [7] fonctionnent comme cela. Insistons sur le fait qu’en dehors de ces paramètres, le code ne peut pas changer, ainsi la remarque précédente sur les différentes versions d’un même protocole reste valable ici : Aave V1, Aave V2 et Aave V3 coexistent, et c’est aux utilisateurs de décider d’utiliser une version plutôt qu’une autre. Parfois, l’une des modifications qui peut être apportée est la mise en pause du protocole DeFi. Si cette option est activée, les transferts, prêts ou emprunts sont suspendus jusqu’à l’arrêt du mode “pause”. Cette possibilité est en général envisagée pour protéger les fonds des utilisateurs en cas de conditions de marché exceptionnelles.
3. Utilisation de protocoles proxys
Troisièmement, certains protocoles fonctionnent à travers des protocoles proxys, c’est-à-dire que le smart-contract avec lequel interagissent les utilisateurs contient simplement un pointeur, ou référence, vers le smart-contract qui gère la logique de l’application DeFi. Cette méthode permet de changer complètement la logique du protocole en créant un nouveau smart-contract et en inscrivant l’adresse de ce dernier dans le proxy. Cette approche est évidemment à double tranchant : cela permet de corriger d'éventuels bugs ou failles identifiées après le déploiement, mais cela peut aussi permettre de voler l’ensemble des fonds des utilisateurs (en utilisant un nouveau smart-contract dont ce serait l’objectif).
“La question absolument fondamentale est celle du pouvoir et du contrôle sur ces décisions”
Notons que la plupart des applications DeFi sont structurées comme un ensemble de protocoles pouvant avoir certaines composantes immuables et certaines composantes partiellement modifiables. Pour les parties du protocole qui peuvent être mises à jour, la question absolument fondamentale - qui a volontairement été laissée de côté pour le moment - est celle du pouvoir et du contrôle sur ces décisions.
Même s’il est théoriquement possible de donner le contrôle total à un individu, par exemple le CEO de la startup qui développe ce protocole DeFi, ceci serait perçu comme très négatif par le marché. En effet, que ce soit par malveillance ou par mauvaise gestion, il est fort probable que la prise de décision sur le protocole tende à avantager un groupe d'utilisateurs. De surcroît, cela va à l’encontre totale de l’idée de la décentralisation.
“La DAO est chargée de prendre l’ensemble de décisions liées au protocole DeFi”
La présence d’une DAO est en général le design de choix pour les protocoles pour lesquelles certaines décisions sont à prendre. Comme expliqué précédemment, la DAO est chargée de prendre l’ensemble de décisions liées au protocole DeFi, potentiellement responsable de plusieurs milliards de dollars de valeur d’actifs. Contrairement au cas où les décisions sont prises de façon centralisées, par un individu ou un groupe d'individus, on pourrait penser que la DAO est une bonne approche pour atteindre la décentralisation tant recherchée. Mais ce n’est pas évident.
Le mythe de la décentralisation
Si l’idée d’une DAO peut sembler adaptée pour la prise de décision dans une application de finance décentralisée, il faut étudier de plus près comment fonctionne une DAO en pratique. Bien que théoriquement chaque décision soit prise après un vote, il existe en réalité au moins deux problèmes :
- La décentralisation des jetons de gouvernance, c'est-à-dire des droits de vote.
- La complexité des décisions qui doivent être prises, ce qui a deux conséquences majeures :
- Faible taux de participation aux votes.
- Influence importante de certaines organisations ou individus.
Que le contrôle soit délégué à la DAO signifie en réalité que ce sont les détenteurs des jetons de gouvernance qui décident, après un vote proportionnel. Or ces mêmes jetons de gouvernance sont aussi utilisés comme levier de financement pour les sociétés qui développent ces protocoles. Ainsi, la majorité de ces jetons de gouvernance sont détenus par les fondateurs et/ou les investisseurs qui ont participé aux levés de fonds, provoquant un haut niveau de concentration.
Même quand le jeton de gouvernance est traité sur un marché secondaire, le montant disponible à la vente peut être très limité. Un autre problème important est le pseudo-anonymat des utilisateurs et l’absence de réglementation sur les seuils de détention des jetons de gouvernance. Si le montant disponible sur le marché était important, un acteur pourrait engranger silencieusement la majorité des jetons de gouvernance et donc influencer les décisions de la DAO.
“Le taux de participation est très faible, ce qui a tendance à accentuer la centralisation”
Enfin, même si on suppose que la détention des jetons de gouvernance est suffisamment décentralisée, il reste que les décisions qui incombent à la DAO peuvent être complexes, et nécessiter des compétences financières. Par exemple, il peut s’agir de la fixation de paramètres de risque ou de paramètres liés au taux d’intérêt sur des protocoles de prêts-emprunts. Il apparaît difficile de supposer que chaque détenteur de jetons de gouvernance est capable de prendre une telle décision. De plus, comme il n’y a, en général, pas d’incitation à participer aux votes (aucune récompense), le taux de participation est très faible, ce qui a tendance à accentuer la centralisation. En pratique, il existe des sociétés indépendantes ou même des sociétés commercialement liées au protocole DeFi qui émettent des avis ou recommandations pour tel ou tel paramètres de risque. Ces sociétés ont, de fait, un pouvoir d’influence important sur les choix d’une DAO, ce qui accentue la centralisation.
“Il existe des limites à cette décentralisation, et la gouvernance des protocoles en est un bon exemple”
La décentralisation des applications de finance décentralisée est une question de premier plan. C’est bien là que réside la proposition de valeur de la blockchain et donc de la finance décentralisée dans son ensemble. Il existe cependant des limites à cette décentralisation, et la gouvernance des protocoles en est un bon exemple. Notons qu’il s’agit de limites fondamentales à une organisation, et que les sociétés cotées peuvent avoir les mêmes problèmes. En revanche, la proposition de valeur d’une société cotée n’est pas la décentralisation, le pouvoir est justement concentré dans les mains du dirigeant qui, bien que nommé par l’assemblé générale qui a aussi la capacité de le révoquer, garde souvent un pouvoir de contrôle très important.
Pour conclure, notons que les problèmes de gouvernance et de décentralisation, mentionnés dans cet article, ne mettent en général pas directement à risque les fonds des utilisateurs, qui peuvent normalement quitter le protocole à tout moment. Cependant la structure de gouvernance des protocoles DeFi sera un enjeu majeur des années à venir, qui conditionnera, pour partie, le traitement règlementaire de ces protocoles ainsi que l’adoption par les institutions financières traditionnelles.
Notes & Références
- Adams, H., Zinsmeister, N., Salem, M., Keefer, R. and Robinson, D., 2021. Uniswap v3 core. Tech. rep., Uniswap, Tech. Rep.
- El Faqir, Y., Arroyo, J. and Hassan, S., 2020, August. An overview of decentralized autonomous organizations on the blockchain. In Proceedings of the 16th international symposium on open collaboration (pp. 1-8).
- Emilio Frangella and Lasse Herskind. Aave v3 technical paper. Technical report, Technical Report, 2022.
- Fritsch, R., Müller, M. and Wattenhofer, R., 2022. Analyzing voting power in decentralized governance: Who controls DAOs?. arXiv preprint arXiv:2204.01176.
- Hassan, S. and De Filippi, P., 2021. Decentralized autonomous organization. Internet Policy Review, 10(2), pp.1-10.
- Jensen, J.R., von Wachter, V. and Ross, O., 2021. How decentralized is the governance of blockchain-based finance: Empirical evidence from four governance token distributions. arXiv preprint arXiv:2102.10096.
- Robert Leshner and Geoffrey Hayes. Compound: The money market protocol. White Paper, 2019.