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Ces modèles de distribution questionnent l'articulation des intérêts des producteurs, des clients et de la société. L'ensemble des parties prenantes peut-elle bénéficier à la fois sur le plan économique, sociale et écologique ?

La recherche présentée par Lionel Garreau, maître de conférences HDR, et Amélie Gabriagues, doctorante, à l'Université Paris Dauphine - PSL, Dauphine Recherches en Management (DRM), porte sur les circuits courts agricoles, définis comme un modèle de distribution présentant au maximum un intermédiaire entre le producteur et le consommateur.

Ces circuits courts ont été vus comme des modèles d’une agriculture soutenable, parce qu’ils répondent à divers enjeux : économiques (avec le maintien ou la hausse des revenus des agriculteurs, la création d’emplois directe ou indirecte), sociaux (entretenant le lien entre agriculteurs et consommateurs, ou l’inclusion sociale des ouvriers agricoles) et environnementaux (en favorisant une agriculture raisonnée ou biologique, et en réduisant les transports via l’achat local).

Jusqu’à présent, l’objet que représentent les circuits courts agricoles a surtout été étudié par des approches sociologiques mettant l’accent sur les dynamiques sociales à l’échelle d’un territoire et les dynamiques interindividuelles autour de la question des identités, notamment celles des producteurs. En sciences de gestion, c’est sous l’angle de la logistique qu’ils ont été principalement appréhendés.

Comment les dirigeants d’entreprises développent-ils des business models soutenables ?

L’approche adoptée par L. Garreau et A. Gabriagues est celle des business models, définis comme la manière dont l’entreprise crée, distribue et capte de la valeur. Plus spécifiquement, suivant une perspective narrative du business model, L. Garreau et A. Gabriagues s’intéressent à la façon dont les dirigeants perçoivent et parlent de la manière dont ils font fonctionner l’activité de leur entreprise.

On parle alors de business models « soutenables », « sociaux », « hybrides », « responsables » ou encore « inclusifs »

Dans la littérature sur les business models, on observe un foisonnement de terminologies pour qualifier l’apparition de business models qui ont une visée non strictement économique, incluant des valeurs sociales ou environnementales. On parle alors de business models « soutenables », « sociaux », « hybrides », « responsables » ou encore « inclusifs ». La soutenabilité est le plus souvent traitée selon une logique supplétive : on a une création de valeur économique et on vient y adosser une création de valeur sociale, écologique supplémentaire, sans remettre en cause les structures de l’activité qui permettent cette création de valeur. L’optique dominante est opportuniste : il s’agit de trouver, pour son propre intérêt économique, une manière de répondre aux attentes sociales et environnementales des parties prenantes.

D’autres travaux soulignent toutefois que cette logique de soutenabilité implique de repenser les trois parties du business model : la création, la distribution et la capture de la valeur économique, sociale et environnementale. Cela remet en cause les pratiques existantes, non seulement en matière de création de valeur, mais également en matière de distribution et de capture de la valeur.

Comment faire en sorte que les différents types de valeur créés soient captés par les différentes parties prenantes

L’originalité de la recherche présentée par L. Garreau et A. Gabriagues consiste alors à se demander comment faire en sorte que les différents types de valeur créés soient captés par les différentes parties prenantes. Autrement dit, comment les dirigeants d’entreprises développent-ils des business models soutenables en organisant la distribution et la capture des différents types de valeurs par les parties prenantes ? Qu’est-ce qui se cache derrière ces modèles ?

La recherche1 porte sur sept modalités différentes de circuits courts agricoles : une plateforme numérique (la Ruche qui dit oui), des magasins collectifs d'agriculteurs, la vente directe sur les marchés locaux, la vente à la ferme, les AMAP (Association pour le Maintien de l’Agriculture Paysane), des petits magasins qui s’approvisionnent localement, et des « corners » dans les grandes et moyennes surfaces traditionnelles. Dans l’ensemble de ces modalités, des entretiens ont été réalisés avec les dirigeants, pour comprendre comment ces personnes perçoivent et racontent leur activité.

La distribution de valeur auprès des parties prenantes dans les circuits courts alimentaires français

Un premier résultat est le constat que, quelle que soit la modalité d’organisation du circuit court agricole, les mêmes valeurs sont mises en avant par les dirigeants :


Les dirigeants partagent donc une représentation commune de la création de valeur, de ce que ces circuits courts agricoles apportent.

Mais, et c’est le second résultat important de cette recherche, ils se différencient beaucoup plus nettement en matière de distribution et de capture de la valeur créée. Deux modèles peuvent être distingués, qui articulent de façon très différente les parties prenantes (l’agriculteur, le client, le distributeur et la société dans son ensemble) et le type de valeur captée (économique, écologique ou sociale).

  • Dans le modèle d’intégration holistique, les porteurs des circuits courts essaient d’articuler l’ensemble des types de valeur avec l’ensemble des parties prenantes. Tout le monde capte un peu de la valeur créée. Le principe est que tout le monde doit y gagner sur tous les plans. On retrouve ici la plateforme numérique, les petits magasins qui s’approvisionnent localement et les coins de vente dans les magasins des détaillants traditionnels.
  • À l’inverse, dans le modèle d’intégration sélective, la valeur économique est captée par le producteur (qui est aussi très souvent le distributeur, puisqu’on retrouve dans ce modèle, les magasins collectifs d’agriculteurs, les ventes directes sur les marchés locaux ou à la ferme, et les AMAP), et la valeur écologique et sociale est destinée au client et à la société en général.

Les business models soutenables partagent donc une même création de valeurs multiples, mais se distinguent en matière de capture de la valeur

Les business models soutenables partagent donc une même création de valeurs multiples, mais se distinguent en matière de capture de la valeur, au moins du point de vue des dirigeants. On peut ainsi distinguer deux manières d’y organiser l’intégration des différentes parties prenantes. Et ce sont les dirigeants les plus engagés et militants qui tendent à dissocier fortement les enjeux économiques (gagner sa vie pour survivre en tant qu’agriculteur) des enjeux environnementaux et sociaux (« c’est pour les autres »).


Références

  1.   Cette recherche a été réalisée en collaboration avec Élodie Brulé Gapihan (maître de conférences, Université Paris-Est Créteil).

Les auteurs