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Un regard critique sur le récit de la réduction des antibiotiques comme encouragement, voire réalisation d’une transition agroécologique dans le secteur de l’élevage.

Clémentine Comer, post-doctorante, et Nicolas Fortané, chargé de recherche à l’INRAE (IRISSO, Université Paris Dauphine-PSL), membres du collectif AmAgri (Antimicrobials in Agriculture) se sont intéressés aux démarches engagées depuis plusieurs années qui visent à réduire l’usage des antibiotiques en élevage1

À l’occasion d’une enquête qualitative menée dans le cadre du projet de recherche européen Roadmap (Rethinking Of Antimicrobial Decision-systems in the Management of Animal Production), qui interroge la façon dont fonctionnent les labels « sans antibiotique », les deux sociologues ont contribué avec leurs partenaires de l’IFIP et de l’ITAVI à une série d’entretiens auprès d’éleveurs, d’opérateurs des filières d’élevage et de vétérinaires praticiens.

La mise à l’agenda de ce problème public a représenté une mise en crise opportune pour un certain nombre d’acteurs

Interrogeant la façon dont le problème public de l’antibiorésistance est construit, cadré par la plupart des acteurs qui appellent à l’action, ils montrent que la mise à l’agenda de ce problème public a représenté une mise en crise opportune pour un certain nombre d’acteurs, pourtant directement mis en cause.

Les industries agroalimentaires manifestent à cet égard une importante résilience dans la manière dont elles contribuent à définir le problème de l’antibiorésistance et à le traiter, de telle sorte que les critiques qui lui sont adressées sont neutralisées en mettant en scène des changements qui alimentent en réalité un statu quo. C’est en ce sens que les labels « sans-antibiotique » représentent une « occasion manquée » de changer le système agro-alimentaire.

Certes, sur le plan quantitatif, on observe une baisse de moitié de l’usage des antibiotiques utilisés en France au cours des dix dernières années. Mais près de 80 % de cette réduction ont été obtenus dans deux filières d’élevage : le porc et la volaille. Or ces filières n’ont quasiment pas opéré de transition vers des modes de production alternatifs2 (ceux-ci représentent moins de 5 % de la production dans la filière porc et moins de 20 % dans la filière volaille).
Les champions de la réduction des antibiotiques sont donc les filières d’élevage les plus intensives et les plus industrielles. 

Autrement dit, la majeure partie de la réduction des antibiotiques a été obtenue par un maintien, voire un renforcement des liens au système agroalimentaire dominant. Un objet intéressant pour analyser ce phénomène sont les labels dits « sans antibiotiques » qui, s’ils ne représentent guère plus de 10 % de la production de ces deux filières, ont malgré tout contribué à la baisse globale d’utilisation d’antibiotiques. Leur effets sur les filières de production agricole peuvent se percevoir à trois niveaux.

Faire du label la norme. Quand la démarcation cache la standardisation

Le label, qui se présente d’abord comme un signe de qualité, de différenciation, a pour effet de standardiser progressivement la production. Alors que ces labels peuvent signifier au départ des choses très différentes, on observe progressivement un alignement des contraintes, une sorte d’isomorphisme marchand, les différences entre les marques étant aujourd’hui de plus en plus subtiles.

Un renforcement de l’industrialisation agricole3. Recrutement, intégration et contrôle des éleveurs par le « sans antibiotique »

Les cahiers des charges auxquels se soumettent les éleveurs tendent à la fois à les rendre captifs et à les atomiser. Quand un éleveur signe de tels cahiers des charges, il ne consent pas seulement à réduire son utilisation d’antibiotiques, mais aussi à s’approvisionner pour beaucoup d’intrants directement auprès des sociétés de la coopérative (approvisionnement en alimentation animale, en génétique, en médicaments vétérinaires…). 

Il n’est plus libre de l’approvisionnement de ses intrants. Par ailleurs, l’atomisation des éleveurs repose sur une individualisation des négociations techniques et économiques relatives à la mise en œuvre de ces cahiers des charges, ce qui en rend d’autant plus difficile la contestation par les éleveurs.

Une intensification4 au profit du capitalisme agricole et vétérinaire. Le « sans antibiotique », un outil de sélection et d’exclusion

Ces labels servent aussi à recruter les « meilleurs » éleveurs, ceux qui sont capables de réaliser les investissements nécessaires dans leur exploitation pour produire du « sans-antibiotique ». Par ce processus, les coopératives excluent les plus petits éleveurs, qui ne répondent pas aux standards, qui vont soit progressivement disparaitre parce qu’ils n’auront pas de repreneur, soit se retrouver sur un « second marché ».

De quoi le sans-antibiotique est-il le nom ?

Ces labels participent donc d’un processus d’« hyper-industrialisation », selon les termes de l’anthropologue Alex Blanchette qui a étudié l’industrie porcine nord-américaine, du système agro-alimentaire, qui passe par une refonte de la façon dont les filières de production et les chaînes de valeur sont construites. 

Vise-t-on la promotion et la défense des santés, humaine et animale, ou une soutenabilité plus large des modèles de production agricole ?

Ces labels représentent des assemblages techniques et normatifs, par lesquels les industriels réussissent à s’auto-réguler, en enrôlant, en subordonnant et en transférant un certain nombre de risques et de coûts aux producteurs.

La promesse de la transition agroécologique a laissé place à la résilience du système, sans doute parce qu’on n’a jamais réussi à définir les objectifs de la réduction des antibiotiques. Est-ce une fin en soi, ou un moyen au service de finalités plus larges ? 
Vise-t-on la promotion et la défense des santés, humaine et animale, ou une soutenabilité plus large des modèles de production agricole ? 

Il demeure une confusion sur ce que veut dire « antibiotic-free » : est-ce l’absence pure et simple d’antibiotique, ou une production libérée de sa dépendance aux antibiotiques ?


Références

  1. Ces démarches se présentent comme une réponse au problème de l’antibiorésistance, c’est-à-dire des bactéries résistantes aux antibiotiques, et qui se traduit par le fait que de plus en plus d’infections bactériennes deviennent difficilement traitables et dans certains cas incurables. L’antibiorésistance est considérée par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) comme l’un des trois problèmes majeurs pour les prochaines décennies. Un des facteurs identifiés de ce problème est la surutilisation des antibiotiques depuis 70 ans, que ce soit en médecine humaine ou en médecine vétérinaire. L’utilisation massive des antibiotiques dans certaines filières d’élevage afin d’augmenter les rendements fait qu’aujourd’hui, plus de la moitié des antibiotiques commercialisés dans le monde sont à destination des animaux. Ces préoccupations sanitaires débouchent sur des injonctions croissantes à la réduction de ces usages.
  2. Entendus ici au sens de production biologique et/ou sous charte qualité (comme Label Rouge par exemple).
  3. L’industrialisation agricole est ici entendue comme un processus d’intégration verticale des filières de production et une taylorisation du travail en élevage.
  4. L’intensification de l’élevage se traduit notamment par le confinement des animaux, l’augmentation de la taille des troupeaux, l’optimisation des outils génétiques et nutritionnels et la vaccination.

Les auteurs