Dossier | Les intelligences artificielles génératives : l'envers du décor
Auteurs, compositeurs… et innovateurs !

L’IA bouleverse la création musicale. Composer, mixer, produire : les processus s’accélèrent et se simplifient grâce aux nouveaux outils d’IA. Comment les rôles d’artiste et de producteur se redéfinissent-ils dans cette révolution du secteur ? Les œuvres créées par IA marquent-elles l’évolution naturelle d’une industrie qui a toujours su innover ?
Programmes de télévision, salles de spectacles, chambres des adolescents, ascenseurs… Depuis les années 1950, la musique enregistrée a envahi les ondes. Cette omniprésence est le résultat de l’obstination d’artistes qui ont réussi à convaincre des décisionnaires d’investir dans la production à grande échelle d’œuvres dont ils sont à l’origine, au prix parfois de quelques ajustements. Les œuvres qui arrivent aux oreilles du grand public sont la résultante de cette confrontation entre des ambitions artistiques et des impératifs de différentes natures qui les contraignent autant qu’ils les stimulent.
Malheureusement, les principaux ouvrages sur la musique n’abordent pas le contexte dans lequel les œuvres sont produites. Cela est regrettable pour au moins deux raisons. Tout d’abord, préciser les conditions dans lesquelles un album a été créé, des contraintes imposées par les décisionnaires, aux jeux de pouvoir sous-jacents à sa réalisation, permettent de souligner la capacité des artistes à négocier, convaincre, et profiter des concours de circonstances. Ensuite, si l’on tente de comprendre comment des artistes sont parvenus à exploiter des opportunités, prendre des risques, et mobiliser des ressources variées, alors il est possible d’en tirer des leçons pour tous les entrepreneurs et innovateurs, quel que soit leur secteur d’activité.
Cette ambition de détailler les contextes technologiques et organisationnels dans lesquels des albums ont été conçus a déjà fait l’objet de deux ouvrages (Bonnes vibrations en 20171; Nouvelles vibrations en 20202). Dans Ultimes Vibrations3, le volume qui vient clôturer cette trilogie, l’accent est mis sur les transformations et les bouleversements de l’industrie musicale : la toute-puissance des plateformes, la blockchain, le métavers… Et bien sûr : les applications gigantesques de l’intelligence artificielle (IA).
Six façons d’innover avec l’IA
Les progrès fulgurants des IA et leur diffusion dans un nombre de plus en plus important de domaines fascinent autant qu’ils déroutent. Afin d’étudier les futurs possibles du secteur musical, il est néanmoins possible de lister un nombre limité de principes généraux qui sous-tendent la très grande majorité des processus d’innovation. Dans les années 1940, l'ingénieur soviétique Genrich Altshuller a tenté de mettre en évidence les lois régissant le progrès technologique. En analysant un nombre impressionnant de brevets dans des domaines variés (le nombre de 40 000 est souvent avancé), il a identifié 40 principes inventifs clés, et développé une méthode de créativité bien connue dans l’industrie : la méthode TRIZ (acronyme russe de « Théorie de Résolution des Problèmes Inventifs »)4.
Ces principes génériques permettent d’envisager ce que l’IA pourra apporter dans une industrie comme la musique. Un tel exercice permet de mieux cerner les outils d’IA qui fleurissent sur le marché et, de tenter une analyse prospective relativement robuste. Nos recherches montrent que six logiques sous-jacentes paraissent déjà particulièrement propices à une utilisation de l’IA dans la musique : simplifier, réintégrer, augmenter, accélérer, ajouter et séparer.
Simplifier : Dans un passé encore récent, « fabriquer » une chanson nécessitait de savoir écrire des paroles, chanter, jouer des instruments, composer. Avec l’IA, ces compétences ne seront peut-être plus aussi indispensables pour tous ceux qui veulent se lancer dans une carrière musicale. Les générateurs de musique qui vont prochainement arriver sur le marché permettront de produire de la musique en quelques secondes sur la base d’énoncés très simples à formuler comme « Je voudrais trois minutes de piano solo dans le style des Gymnopédies d’Erik Satie »5.
L'IA pourrait concrétiser le rêve de « l’orchestre à domicile »
Réintégrer : Dans les industries créatives, les spécialités sont nombreuses. Un réalisateur de documentaire, ou de film publicitaire, fait généralement appel à un compositeur pour la musique, et à des comédiens pour les voix off. De même, un chanteur peut faire appel à des choristes pour embellir ses créations, à un designer graphique pour la pochette... Avec l’IA, toutes ces spécialités pourraient être réintégrées par la personne en charge du projet (l’artiste ou son producteur). Cela pourrait conduire à une diminution de la taille des équipes mobilisées et, en cela, concrétiser le rêve de « l’orchestre à domicile ».
Augmenter : Avec des logiciels comme Autotune ou Melodyne, il est déjà possible de corriger rapidement les imperfections de la voix en studio mais aussi en live. En février 2024, lors de la finale du Superbowl, Alicia Keys a eu quelques difficultés à chanter les premières notes de son titre If I Ain't Got You. Une erreur entendue par les 126 millions de téléspectateurs, mais très vite corrigée dans la version officielle publiée sur la chaîne YouTube de la ligue professionnelle de football américain… À terme, l’IA permettra très vraisemblablement d’automatiser et d’améliorer ces processus afin de réaliser de meilleures captations de spectacles vivants (par exemple grâce à un ajustement acoustique en temps réel), et de compenser des défauts d’enregistrement.
Accélérer : L’innovation peut également consister en une réduction des temps nécessaires à la réalisation de tâches, à la production d’un résultat. Avec l’IA, la composition musicale pourrait être plus rapide, de même que la réalisation de maquettes, le mixage, et même le test de nouvelles chansons. Des solutions existent déjà pour accompagner les créateurs en leur fournissant des aides sous forme de propositions formulées à partir de consignes ou d’ébauches de lignes mélodiques.
Ajouter : Des IA permettent d’ores et déjà d’ajouter aux œuvres créées des effets inédits, des imitations de voix bien connues. Des sites comme Voicify.ai ou Lalals.com proposent des catalogues impressionnants de voix synthétisées (Justin Bieber, David Bowie, Kurt Cobain, Billie Eilish…). Parallèlement, des projets sont en cours de développement pour ajouter des dimensions supplémentaires à l’expérience d’écoute afin de la rendre plus interactive (se rapprocher ou s’éloigner d’un instrument, modifier le mixage…), et à la production de musique live (génération de visuels, prise en compte des réactions du public…).
Séparer : Dans la musique, il est désormais possible de séparer les différentes pistes d’une chanson afin d’isoler la voix, la basse, les guitares, les claviers, la batterie, etc. L’IA offre ainsi la possibilité à chacun de remonter le temps et de s’imaginer en producteur de studio en train d’écouter les différentes pistes d’une chanson avant le mixage final et le mastering. Les applications sont immenses. À partir de n’importe quelle chanson déjà commercialisée, il est possible de créer des pistes de karaoké, en ôtant la voix pour ne conserver que la musique ; de créer des versions a cappella ; de proposer des versions amputées de tel ou tel instrument pour permettre à des apprentis musiciens de s’entraîner ; de fournir les chansons sous forme de pistes séparées à des remixeurs, etc.
Musique assistée par IA : qu’en penseront les auditeurs ?
L’IA représente ainsi une force colossale de transformation de l’industrie musicale. Bien entendu, ces principes peuvent être combinés pour imaginer des applications encore plus nombreuses et originales. Les Beatles l’ont montré en 2023 avec la publication de Now and Then, chanson réalisée à partir d’une maquette de John Lennon jouée au piano et enregistrée en 1977 à son domicile sur un magnétophone de mauvaise qualité. Une fois séparée de son piano et épurée des bruits parasites, la voix de Lennon a pu être intégrée à une musique originale, sur laquelle les deux survivants ont ajouté des pistes de guitare enregistrées en 1995 par George Harrison et des fragments issus de Because, Eleanor Rigby et Here, There and Everywhere, trois autres pièces maîtresses de la discographie des Fab Four.
Le succès rencontré par cette chanson permet d’aborder une question cruciale pour l’avenir de l’industrie musicale : le public est-il prêt à accepter des œuvres créées par IA ? Une innovation ne s’impose que si elle est cohérente avec le milieu qui la voit naître. Indépendamment des prouesses technologiques, le développement de la musique assistée ou créée par IA ne pourra s’opérer qu’à la condition que la cible visée accorde une certaine valeur aux résultats proposés. Une musique artificiellement créée pourra-elle nous faire ressentir des émotions ? Quel intérêt trouveront les auditeurs à écouter une musique dénuée de tous les éléments qui peuvent en faire une œuvre d’art : l’intention de l’artiste, ses finalités, ses revendications, ou encore ses combats ?
Les pionniers de la guitare électrique ou des synthétiseurs électroniques ont été accusés de ne pas savoir jouer
Il n’est pas certain que les compositions entièrement générées par IA envahissent les principaux segments de marché de la musique enregistrée, sauf peut-être celui de la musique dite « fonctionnelle ». En revanche, l’impact sur la création sera immense en dépit des controverses et polémiques actuelles. Les pionniers dans l’utilisation de l’IA, comme Ghostwriter977 qui avait publié en 2023 un faux titre du rappeur Drake, sont qualifiés de « faux artistes », voire d’escrocs, qui réalisent des « hypertrucages » destinés à tromper les auditeurs. Leurs pratiques posent des questions juridiques complexes et provoquent des réactions hostiles chez les géants installés de l’industrie.
Ce phénomène n’est pas inédit. L’innovation nait de la déviance de certains acteurs qui parviennent, parfois au prix de compromis et d’ajustements, à légitimer leurs pratiques. Le sampling d’œuvres déjà enregistrées par les premiers groupes de rap a été violemment combattu et considéré comme du vol destiné à produire de la « sous-musique ». Les pionniers de la guitare électrique ou les premiers adeptes de synthétiseurs électroniques ont été accusés de ne pas savoir jouer et de succomber à la facilité. Or, dans tous les cas, on a assisté à une réappropriation des technologies par les artistes, et au développement d’œuvres originales et dignes d’intérêt. Comme le souligne les travaux de Jean-Claude Heudin (2023), ce processus sera encore à l’œuvre dans l’essor de l’IA. Il aboutira à des musiques radicalement nouvelles, créées par des artistes d’un nouveau genre, qui auront consacré du temps à l’apprentissage de nouveaux outils pour mieux les détourner et les mettre ainsi au service de leur ambition artistique.
![]() | Albéric Tellier est l'auteur d'une trilogie dédiée à la création et à l'innovation dans l'industrie musicale. Le dernier tome, "Ultimes vibrations. De David Bowie à Charli XCX : quand les musiciens nous donnent des leçons d’innovation" est paru en avril 2025 aux éditions EMS. Il aborde notamment l'impact des nouvelles technologies sur les processus de création, et la capacité des artistes à innover. |
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Notes & Références
Tellier A., Bonnes vibrations. Quand les disques mythiques nous éclairent sur les défis de l’innovation, EMS, 2017.
Tellier A., Nouvelles vibrations. S’inspirer des stars du rock, de la pop et du hip-hop pour innover, EMS, 2020.
Tellier A., Ultimes vibrations. De David Bowie à Charli XCX : quand les musiciens nous donnent des leçons d’innovation, EMS, 2025.
Choulier D. et Weite P.A., Découvrir et appliquer les outils de TRIZ, Presses de l’Université de technologie de Belfort-Montbéliard, 2011.
Heudin J.C., Musique, intelligence artificielle et données : est-ce encore de l’art ?, Musique et données. De la recherche aux usages, CNM éditions, 2023.
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