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La montée en puissance des stars virtuelles, comme d’autres innovations tech, reconfigurent les business models de l'industrie musicale.

Article d'Albéric Tellier, professeur en management de l'innovation à l'Université Paris Dauphine - PSL et chercheur DRM.
 

Les nouvelles formes d’organisation qui apparaissent aujourd’hui dans l’industrie musicale, les expérimentations qui s’y déroulent et les nouveaux modèles d’affaires qui s’y développent, fascinent autant qu’ils déroutent. 

Chanson des Beatles enrichie par l’IA, concert de Travis Scott dans le jeu vidéo Fortnite, Michael Jackson « ressuscité » en hologramme pour la cérémonie des Billboard Music Awards : Comment interpréter de telles innovations ? Quels sont les mécanismes sous-jacents ? Que nous disent-ils des bouleversements à venir dans la musique et dans d’autres industries ?

Les transformations de l’industrie musicale : un mouvement de fond impulsé par une révolution

Comme l’ont montré les remarquables travaux de l’historien François Caron (1997)[1], il est possible de considérer que nous vivons depuis les années 1970 une troisième révolution industrielle, c’est-à-dire une période de modification radicale des modes de production et de consommation, liée à l’émergence et au développement de nouvelles technologies et industries. 

Elle a pour origine le développement de la micro-électronique et des Technologies de l’Information et de la Communication (TIC), provoquant des vagues successives d’innovation : la micro-informatique, l’essor du web, l’arrivée des objets connectés, l’explosion des réseaux sociaux, le développement de l’intelligence artificielle. En permettant l’envoi, en temps réel et à coût quasi-nul, d’informations de toute nature et en facilitant grandement la collaboration à distance, les TIC ont aussi rendu possible l’émergence d’un nouveau mode d’organisation : la plateforme.
On désigne par plateforme un dispositif de coordination de ressources et d’actions contrôlées par un opérateur pivot qui a pour fonction de mettre en relation au moins deux catégories d’agents : des offreurs et des demandeurs d’un bien, d’une technologie ou d’un service. 

On distingue classiquement deux types de plateformes, d’innovation ou de transaction, celles-ci pouvant se combiner (Cusumano et al., 2022)[2]

  • Une plateforme d’innovation correspond à une base technologique grâce à laquelle des acteurs vont développer et proposer des offres complémentaires. Les systèmes d’exploitation pour smartphones, proposés par Apple (iOS) ou Google (Androïd), sont des exemples typiques. 
  • Une plateforme de transaction sert quant à elle d’intermédiaire pour des échanges directs de produits, de services ou d’informations. C’est le cas par exemple du service de réservation de logement Booking ou des sites de rencontre comme Tinder.

"Les industries créatives ne sont jamais restées en marge des mouvements de fond impulsés par les révolutions industrielles et la musique connaît actuellement des transformations profondes."

Quand une personne consomme de la musique, elle utilise déjà un grand nombre de plateformes pour accéder aux titres (Spotify, Deezer), pour les écouter (smartphone), les acheter (Bandcamp), pour s’informer (Shazam), découvrir des nouveautés et les partager (Tik Tok), et même pour vivre des expériences d’écoute (concerts en ligne sur Youtube ou dans le metavers).

La plateformisation de la musique : un processus entamé il y a 20 ans mais non achevé

La « plateformisation » conduit à un renouvellement des relations dans le monde de la musique : entre détenteurs des catalogues et auditeurs (via les offres de streaming), mais aussi entre artistes et fans prêts à financer les œuvres (crowdfunding), ou encore entre artistes et compositeurs (crowdsourcing) (Ruiz et al., 2021 ; Tellier, 2020, 2021)[3][4][5]. Ce processus n’est cependant pas terminé et pourrait même prochainement concerner les artistes eux-mêmes, c’est-à-dire les processus de création musicale.

Pour comprendre les transformations à venir du côté des artistes, il est nécessaire de remonter à l’année 2003, au moment où est apparu Vocaloid, le premier logiciel de synthèse vocale développé par Yamaha. Ce programme informatique permet de produire une voix artificielle pouvant interpréter n’importe quelle mélodie. 

Si Vocaloid souffrait initialement de sérieuses limites techniques et d’une interface assez complexe, la seconde version lancée en 2007 a fait taire les critiques et permis l’ascension fulgurante de la première star virtuelle : Hatsune Miku, un personnage créé par Crypton Future Media (CFM désormais). Cet éditeur, initialement spécialisé dans la vente de logiciels de musique, a rapidement perçu l’intérêt pour Vocaloid de concevoir de véritables personnages fictifs, largement inspirés de l’univers des mangas.

“Cette incarnation de Miku a permis d'organiser des concerts dans lesquels elle apparait sous la forme d’un hologramme accompagné par de véritables musiciens”

La voix d’Hatsune Miku a été synthétisée à partir de celle de Saki Fujita, une chanteuse japonaise. Mais le public retient surtout de l’artiste virtuelle qu’elle a 16 ans, mesure 1m58, pèse 42 kg et possède deux couettes interminables. ) partir des représentations graphiques élaborées par l’éditeur, de nombreux fans se sont mis à créer des images, des fonds d’écran, des clips vidéo, des animations 3D, et à les diffuser sur Internet. Cette incarnation de Miku a également permis d’organiser des concerts dans lesquels elle apparait sous la forme d’un hologramme accompagné par de véritables musiciens, et bien sûr de multiples produits dérivés et publicités (Guesdon et Le Guern, 2016)[6].

Avec plus de quinze ans de carrière, l’ascension d’Hatsune Miku est celle de tous les records. Ses fans sont plus de 2,5 millions à la suivre sur Facebook et 3 millions sur Twitter/X. Ils guettent fébrilement les annonces de tournées, s’arrachent les billets et se ruent sur la multitude produits dérivés à son effigie : peluches, tasses, tee-shirts... Lors de ses concerts, les perruques bleu turquoise ornées de deux couettes sont de rigueur dans le public, de même que le glowstick, un bâtonnet lumineux à brandir tout au long du spectacle. 

“Le succès de la chanteuse s’étend désormais bien au-delà de la musique.”

Et le succès de la chanteuse s’étend désormais bien au-delà de la musique. Des jeux vidéo la mettent en scène. Elle fait la couverture des magazines et des millions de vidéos d'elle circulent sur le web. A l’instar de Marc Jacobs qui l’a habillée en Louis Vuitton pour l’une de ses tournées mondiales, de nombreuses marques cherchent à en faire leur ambassadrice. Le public a pu la croiser dans des spots télévisés pour des produits de beauté, des hotdogs, des pizzas, des boissons gazeuses, les smartphones Xperia de Sony, la Toyota Aqua ou encore le moteur de recherche de Google.

Hatsune Miku : la première « artiste plateforme »

En créant une star virtuelle capable de chanter grâce à une technologie de synthèse vocale, Yamaha et ses partenaires éditeurs ont réussi à rendre réel un rêve un peu fou : pouvoir faire chanter à un artiste des chansons que l’on a soi-même créées. Parallèlement, CFM a conçu des services en ligne permettant aux utilisateurs de poster leurs œuvres et d’échanger entre eux au sein de communautés virtuelles. Toutes ces offres encouragent de nombreux compositeurs à publier leurs chansons sur des sites de streaming spécialisés, comme Niconico, ou généralistes comme YouTube, et de bénéficier ainsi des remarques, retours et propositions d’autres internautes. 

C’est pourquoi le système mis au point par CFM autour de de son personnage star peut être considéré comme une plateforme hybride. Il sert de base technologique à différents acteurs qui développent des prestations complémentaires (par exemple des logiciels de création ou des jeux vidéo comme Hatsune Miku : Project DIVA, créé par Sega), mais il permet aussi des échanges directs variés (produits, services, contenus…) entre des développeurs, des créateurs et des amateurs de musique. En contrôlant des ressources clés (les droits de propriété intellectuelle sur Hatsune Miku), CFM peut mobiliser un ensemble d’acteurs variés, profiter de leurs compétences et réalisations, tout en conservant une place centrale propice à la génération de revenus. 

La valeur que les fans attribuent désormais à la star virtuelle est le fruit de l’intervention de compositeurs, de dessinateurs, de développeurs informatiques, de vidéastes, d’organisateurs de concerts, de créateurs de figurines, de webmasters, etc. Ces acteurs participent à une aventure collective tout en cherchant à en tirer une certaine forme de récompense : de la reconnaissance par les pairs, de la notoriété, et bien sûr une rémunération. On touche ici à une caractéristique clé des plateformes : elles sont le support d’une création collective de valeur mais aussi de tentatives individuelles pour en capturer une partie.

En rendant possible l’utilisation de certains éléments de sa propriété intellectuelle (la voix d’Hatsune Miku, sa représentation graphique, son nom…) grâce à des licences Creative Commons de type « libre diffusion », CFM a grandement facilité l’adhésion des créateurs de contenu. Des concours ont été mis en place afin de distinguer les chansons les plus populaires susceptibles d’être jouées en concert et CFM rémunère les créateurs en cas d’utilisation de leur chanson sur un disque ou sur scène.

Des business models renouvelés

Si les prestations qu’elle propose sont pertinentes, une plateforme va créer de la valeur pour les différents types d’acteurs qui s’y connectent et peut donc chercher à profiter de marchés à plusieurs versants (Benavent, 2016)[7]. A sa création, CFM a cherché à exploiter deux versants : les auditeurs et les contributeurs. Mais progressivement, la société japonaise a créé un véritable modèle d’affaires multifaces (Parmentier et Gandia, 2022)[8]. Des licences d'utilisation de l'image de Miku ont été accordées à des grandes entreprises de secteurs variés pour exploiter la notoriété du personnage et générer des recettes publicitaires (Sony, Toyota, Vuitton…). 

De même, des partenariats ont été signés avec des créateurs susceptibles d’enrichir les propositions faites aux fans. L’organisation des concerts est également devenue une face de marché particulièrement rentable pour CFM qui n’a pas hésité à investir dans le développement de technologies pour rendre les spectacles inoubliables. Ces concerts sont peut-être la manifestation la plus impressionnante de la manière dont CFM a réussi à « plateformiser » la création musicale. En effet, la société japonaise a aboli les frontières entre les producteurs, les compositeurs, les interprètes et les auditeurs. CFM a créé un système dans lequel les auditeurs sont aussi acheteurs et fournisseurs. Ils payent pour s’équiper du logiciel Vocaloid, pour contribuer à l’organisation des tournées, pour assister aux spectacles, pour posséder des produits dérivés, pour écouter leur star sur disque…

Quel avenir pour la musique ?

On peut bien sûr rester perplexe, voire un peu effrayé, face à un tel dispositif. Mais il est aussi possible d’y voir les signes annonciateurs de gigantesques bouleversements. Et si Hatsune Miku incarnait le futur de la musique ? Certes, les raisons de l’engouement qu’elle a très vite suscité au Japon sont sans doute à rechercher, au-delà de la prouesse technique, dans certains traits de la culture nippone, et notamment le culte des idoles. Cependant, son succès grandissant à l’international, combiné aux opportunités immenses offertes par les nouvelles technologies, permettent d’envisager une généralisation de ce type de dispositif.

En effet, les progrès fulgurants des technologies de l’intelligence artificielle permettent aujourd’hui à une foule d’internautes de générer des musiques libres de droit, mais aussi de reproduire la voix de n’importe quelle personnalité publique et de l’utiliser pour des créations originales ou des reprises d’airs populaires. Un fan de Johnny Hallyday s’est ainsi amusé à recréer la voix de son chanteur préféré pour détourner des génériques de séries d’animation comme Pokémon ou Dragon Ball. 

Plus étrange encore, des artistes décédés réapparaissent sur les réseaux, interprétant des morceaux qui n’existaient pas de leur vivant. Il est ainsi possible d’écouter Michael Jackson reprendre le fameux I Feel It Coming de The Weeknd. Parallèlement, les outils de génération d'images par IA progressent si vite qu’ils vont bientôt autoriser la réalisation de clips extrêmement réalistes. Si l’on ajoute que ces outils sont de plus en plus simples à utiliser, il est possible d’entrevoir un futur, pas si lointain, dans lequel chaque personne pourra faire chanter les chansons qu’il aime à la star qu’il adore. 

Toutes les combinaisons seront possibles : remplacer les paroles d’une chanson par son propre texte, créer une chanson totalement originale pour la faire chanter à un artiste contemporain ou disparu, imaginer les duos les plus improbables entre chanteurs qui ne se sont jamais rencontrés, etc. A l’image de ce que propose CFM, des sociétés proposeront des logiciels dédiés à tel ou tel artiste disparu grâce auxquels les fans pourront créer des œuvres originales, les entendre interprétées par leur idole, les partager, les évaluer, les modifier et les intégrer dans des spectacles virtuels.

Cela peut sembler de la science-fiction, mais rappelons-nous que depuis 2022, le groupe ABBA est remonté sur les scènes du monde entier grâce à des hologrammes des quatre artistes. Si ce dispositif a été imaginé pour « rajeunir » le célèbre quatuor suédois, il pourrait être aussi une réponse à l’impact carbone démesuré des tournées. 

De même, après avoir organisé leurs derniers concerts, les membres du groupe KISS ont annoncé poursuivre leur carrière grâce à des « clones » modélisés en 3D qui réaliseront des spectacles dans le metavers. 

Ces initiatives nous montrent que les technologies sont déjà là et le public prêt à en apprécier l’usage. Il restera aux entrepreneurs souhaitant se saisir de ces opportunités de réussir à fédérer autour de leur plateforme un nombre suffisant d’acteurs hétérogènes. Les défis juridiques seront aussi de taille comme le montre le conflit de mai 2024 opposant l’actrice (mais aussi chanteuse) Scarlett Johansson à Chat GPT pour l’utilisation de sa voix. 

La plus grande réussite de CFM n’est pas d’avoir développé un logiciel de synthèse vocale ni un hologramme de sa chanteuse virtuelle. Ces technologies sont maintenant bien connues et les performances du logiciel Vocaloid paraissent même désormais limitées comparées aux solutions fondées sur des IA. Non, le véritable tour de force de ses créateurs est d’avoir fait d’Hatsune Miku le support d’une création participative à grande échelle.

Notes & Références

  1. Caron F. (1997), Les deux révolutions industrielles du XXème siècle, Albin Michel.

  2. Cusumano M.A., Gawer A. et Yoffie D.B. (2022), Plateformes : le business model qui domine le monde, Dunod.

  3. Ruiz E., Tellier A. et Pénin J. (2021), « Comprendre les transformations de l’industrie musicale : une approche par le modèle d’affaires », Revue Française de Gestion, Vol. 47, n°294, p. 79-97.

  4. Tellier A. (2020), Nouvelles vibrations. S’inspirer des stars du rock, de la pop et du hip-hop pour innover, EMS.

  5. Tellier A. (2021), « L’adoption de l’open innovation dans l’industrie musicale : une analyse des collectifs d'acteurs dans le rap américain », Revue Française de Gestion, Vol. 47, n°296, p. 85-106.

  6. Guesdon M. et Le Guern P. (2016), « Une voix sans corps pour des corps sans voix. A propos des hologrammes en général et d’Hatsune Miku en particulier », in Le Guern P. (Dir.) Où va la musique ? Numérimorphose et nouvelles expériences d’écoute, Presses des Mines, Coll. Libres opinions, p. 213-230.

  7. Benavent C. (2016), Plateformes. Sites collaboratifs, marketplaces, réseaux sociaux… Comment ils influencent nos choix, FYP éditions.

  8. Parmentier G. et Gandia R. (2022), Stratégies et business models à l’ère digitale, De Boeck Supérieur.

Les auteurs