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De nouveaux intermédiaires, comme les influenceurs ou les plateformes numériques, rebattent les cartes des industries culturelles.

Article de Stéphane Debenedetti, maître de conférences à l'Université Paris Dauphine - PSL, responsable du Master Management des organisations culturelles.


Les nouvelles formes d’intermédiation culturelle sont de puissants moteurs d’évolution des industries culturelles. Récemment, de nouveaux intermédiaires comme les influenceurs ou les plateformes numériques en ont bouleversé le paysage…

« Nobody knows » : en matière de demande culturelle, « personne ne sait », comme le propose Richard Caves (2000)[1]. On pourrait dire la même chose en matière d’offre artistique. Les œuvres étant des prototypes uniques, subjectifs et expérientiels, c’est l’incertitude qui règne en maître, de l’amont à l’aval de la filière. Quel talent soutenir ? Quel projet produire ? Comment l’œuvre sera-t-elle reçue par les publics ? 
Pour tenter de pallier cette incertitude radicale et optimiser le processus qui mène du créateur au consommateur, les industries culturelles se sont dotées d’acteurs et d’outils pour découvrir puis accompagner au mieux les talents et leurs œuvres jusqu’aux publics, et si possible jusqu’au succès : les intermédiaires culturels.

Qu’est-ce qu’un intermédiaire culturel ?

Proposé initialement par Bourdieu (1979)[2], ce terme d’intermédiaire culturel désigne couramment un acteur ou un dispositif qui intervient entre les pôles de l’offre et de la demande de biens et services culturels. 
Situés à l’interface entre artistes et publics, les intermédiaires participent à modeler les conditions de réception des productions culturelles, par le grand public comme par les publics professionnels. 

“L’action de l’intermédiaire culturel va favoriser ou au contraire entraver le parcours du combattant que doit suivre l’œuvre jusqu’au consommateur.”

Quelques exemples : un programmateur de festival ouvre sa scène à un jeune artiste ; un éditeur choisit de ne pas publier un manuscrit ; un critique parle d’une œuvre de manière peu élogieuse ; un distributeur digital « pitche » les titres d’un groupe à une plateforme de streaming ; un diffuseur vante les mérites d’un roman aux libraires ; etc. À chaque fois, l’action de l’intermédiaire culturel va favoriser ou au contraire entraver le « parcours du combattant » que doit suivre l’œuvre jusqu’au consommateur. Pour cette raison, les anglosaxons le qualifient souvent de gatekeeper, ou « gardien de barrière » (Hirsch, 1972)[3].

Les intermédiaires culturels exercent des rôles variés à différents niveaux du cycle de production-consommation. En amont, certains participent à la sélection des œuvres et des artistes (éditeurs, programmateurs, galeristes, responsables de casting…), intervenant même parfois dans le processus de fabrication des œuvres. D’autres intermédiaires ont plutôt pour fonction de faciliter la circulation des artistes (agents, managers…) et des œuvres (spécialistes du marketing, distributeurs, exploitants de salles…) jusqu’aux publics pertinents. D’autres encore, les prescripteurs (experts, critiques, festivals, médiateurs culturels…), participent de la valorisation symbolique de l’œuvre auprès des publics. 
Ces médiations humaines s’accompagnent en outre d’une pluralité de dispositifs d’intermédiation socio-techniques comme les plateformes de streaming, les algorithmes de recommandation, les communautés d’amateurs en ligne, les sites de billetterie, etc.

Tous ces intermédiaires n’agissent pas indépendamment les uns des autres. Ils entretiennent des relations de coopération, ou du moins d’interdépendance, plus ou moins stabilisées sur une période donnée : ils font « système » (Lizé, Naudier et Roueff, 2011)[4]. C’est le cas par exemple des distributeurs de films qui coopèrent de manière régulière avec les producteurs, les critiques des médias, les influenceurs, les exploitants de salles de cinéma, les plateformes de streaming ou les chaines de télévision. 

“La manière dont évolue ce « système d’intermédiation » détermine fortement, et est déterminé par, les transformations des industries culturelles”

La manière dont évolue ce « système d’intermédiation » détermine fortement, et est déterminé par, les transformations des industries culturelles (Benghozi et Paris, 2014)[5]. Chaque industrie culturelle connait ainsi des cycles de désintermédiation (disparition ou perte d’influence de certains intermédiaires) et de réintermédiation (apparition de nouveaux acteurs et dispositifs) qui accompagnent ses mutations profondes. 
Deux évolutions, parmi d’autres, sont particulièrement marquantes ces dernières années : les mutations de la critique culturelle et l’essor des plateformes numériques

Les mutations de la critique culturelle

Lorsqu’est évoquée la critique culturelle, on se réfère le plus souvent à un groupe de journalistes spécialisés dont la tâche est d’analyser et évaluer les œuvres pour un public. Ces intermédiaires fondent leur autorité culturelle sur leur expertise et leur indépendance. 
La critique exerce en particulier deux fonctions : la première est la valorisation symbolique de l’œuvre ou de l’artiste, permettant un classement sur une échelle de légitimité artistique ; la seconde est la prescription, influençant les représentations, processus de choix et jugements des publics, profanes comme professionnels (Debenedetti, 2006)[6]

“On observe une érosion progressive de l’autorité critique.”

Cependant, on observe une érosion progressive de l’autorité critique. Plusieurs tendances socio-culturelles (plus grande mobilité sociale des élites, accès élargi à l’éducation supérieure, porosité plus grande entre cultures légitimes et populaires…) ont nourri une tolérance et un relativisme culturels accrus, tendant à remettre en cause la légitimité de l’évaluation verticale de l’expert venant imposer au public la hiérarchie culturelle des genres, des œuvres et des artistes. 
La critique, qui trie, classe et « sépare » (krinein) tendrait dès lors à perdre de sa pertinence pour le public. En parallèle, l’avènement d’Internet et des réseaux sociaux a rendu la production, l’acquisition et l’échange entre pairs d’informations variées et nombreuses beaucoup plus faciles, favorisant le court-circuitage du critique professionnel en tant qu’intermédiaire dominant. 

Internet a ainsi ouvert un espace d’opportunité permettant l’avènement d’une « critique » amateur, en dehors de l’institution. La profusion des nouvelles formes de discours et de dispositifs de jugement profanes ou amateurs (sites spécialisés, sites culturels marchands, blogs, réseaux sociaux…) entraîne la dilution de la parole critique institutionnelle. La dimension collaborative de l’activité critique profane sur Internet tendrait également à amoindrir la pertinence d’une approche purement individuelle de l’autorité culturelle, le modèle de la « conversation » se substituant aux arguments d’autorité (Debenedetti et Ghariani, 2018)[7].

C’est dans ce contexte qu’a émergé une figure nouvelle : celle de l’influenceur, devenu en quelques années un intermédiaire incontournable des secteurs du livre, du jeu vidéo, de la musique ou du cinéma. Dans l’édition par exemple, les recommandations des booktubers, bookstagrammers, et autres booktokers attirent aujourd’hui des millions d’internautes, bien loin du lectorat des magazines traditionnels. 
Leurs posts et vidéos ne constituent pas à proprement parler des critiques, basées sur l’expertise et l’indépendance, mais plutôt des conseils de pairs à pairs, mettant l’accent sur l’émotion, l’immersion et la proximité avec le lecteur.

L’exemple de l’influenceuse Américaine Ayman Chaudhary est emblématique ; elle a publié en mars 2021 une vidéo sur le « Chant d'Achille » de Madeline Miller, sorti en 2015. Selon Julie Cartier, directrice adjointe du pôle Poche des éditions Pocket : « Les ventes sont passées de 15 000 exemplaires en France à près de 180 000 aujourd'hui. C'est bien un bouche-à-oreille viral via TikTok qui l'a fait décoller ». 


Source : Le Journal des Arts (14/5/23)

Il est sans doute trop tôt pour enterrer définitivement la critique classique. Si sa parole est incontestablement « diluée » par une multitude de nouveaux avis disponibles sur Internet, le soutien de la critique médiatique reste un facteur important, notamment dans le cas d’œuvres de niche, plus fragiles, et permet aussi, au-delà du grand public, de crédibiliser un projet culturel auprès des professionnels. Une bonne critique d’un disque dans Télérama, Pitchfork, Les Inrocks, Libération ou France Inter permet, par exemple, d’éveiller l’intérêt non seulement des amateurs, mais aussi des disquaires, des « éditos » des plateformes, des programmateurs de radios ou de festivals.

L’essor des plateformes numériques

Dans les industries culturelles, et en particulier le cinéma, le jeu vidéo ou la musique, les plateformes de streaming ont révolutionné les relations entre les offreurs et leurs publics. Les plateformes sont des infrastructures numériques (re)programmables, qui facilitent et façonnent les interactions personnalisées entre des utilisateurs finaux et des contributeurs. 

Ces interactions sont organisées grâce à la collecte systématique, le traitement algorithmique, la monétisation et la circulation des data. Ces fameuses données collectées auprès des utilisateurs (données personnelles et données de navigation), couplées à des données contextuelles (géographiques, temporelles) et aux caractéristiques des offres, viennent nourrir des algorithmes de recommandations permettant d’orienter le consommateur vers des décisions supposées satisfaisantes, dans un contexte d’hyperchoix (à titre d’exemple, on parle de près de 100 000 nouveaux titres par jour sur Spotify). 
Ces nouveaux intermédiaires surpuissants ne se contentent donc pas de mettre en relation des fournisseurs et des consommateurs de contenus mais viennent modeler ces interactions via un ensemble de fonctionnalités techniques, informationnelles et transactionnelles.

“Les gatekeepers des plateformes de streaming, c’est-à-dire ces anciens DJs, journalistes musicaux ou programmateurs de radio, qui filtrent et sélectionnent les titres et artistes qui seront placés sur les playlists dites « éditoriales » des plateformes”

L’essor des plateformes numériques a entrainé l’apparition de nouvelles pratiques d’intermédiation. Dans l’industrie musicale par exemple, les années 2010 ont vu l’arrivée de ceux que Bonini et Gandini (2019)[8] appellent les gatekeepers des plateformes de streaming, c’est-à-dire ces anciens DJs, journalistes musicaux, programmateurs de radio, cadres de l’industrie musicale, etc. qui filtrent et sélectionnent les titres et artistes qui seront placés sur les playlists dites « éditoriales » des plateformes (comme « Rap caviar » sur Spotify). 
C’est pour aider les labels de disques à gérer leur relation avec les plateformes et leurs « éditos », que des distributeurs digitaux comme Believe, Idol ou Wiseband ont investi le processus de mise en ligne de la musique et les négociations en vue du placement des titres sur les « bonnes » playlists (sous la forme de « pitchs », ces courts textes mélangeant informations artistiques et chiffrées, visant à décrire le morceau et son univers musical afin de convaincre les « éditos »). 

Internet a également participé à l’émergence d’un autre type de plateformes : les plateformes culturelles contributives, espaces de rencontre numériques permettant aux professionnels ou aux amateurs d’échanger autour de leurs pratiques culturelles communes. Par exemple, les plateformes contributives de partage de lectures (à l’instar de Babelio ou Gleeph) sont devenues des sources d’interaction et d’information majeures pour les lecteurs, et par là même des intermédiaires importants de l’industrie du livre.
Toutefois, si ces dispositifs ouvrent à tous la possibilité de prendre la parole sur les livres, il ne faudrait pas surestimer leur effet sur la diversité littéraire : les auteurs, les ouvrages et les genres qui y sont les plus discutés sont d’abord ceux qui se vendent le mieux en librairie (Severo et Thuillas, 2020)[9]

Les évolutions de l’intermédiation façonnent l’ensemble de la chaîne de valeur

Les évolutions du système d’intermédiation entrainent à leur tour des modifications en cascade sur l’ensemble de la chaine de valeur des entreprises culturelles. Par exemple, on observe que certains producteurs modifient leurs pratiques de création pour s’adapter à cette nouvelle donne. Ainsi voit-on certains artistes musicaux « optimiser » leurs œuvres pour les rendre plus facilement découvrables, utilisables et valorisables sur les plateformes, dans un sens économique et culturel (Morris, Prey et Nieborg, 2021)[10]

“Optimiser un titre musical ou un album est désormais pratique courante pour favoriser sa présence en playlist et faire baisser le taux de skip”

« Optimiser » un titre musical ou un album est désormais pratique courante pour favoriser sa présence en playlist et faire baisser le « taux de skip » : diminuer la durée d’un titre, précipiter l’arrivée du refrain, amener certains sons impactant dès les premières secondes, ou encore, au niveau d’un album, augmenter le nombre de titres, en varier les genres et sous-genres pour permettre à l’artiste d’apparaître sur plusieurs playlists simultanément, etc. Les jeux vidéo s’optimisent également, en intégrant le plus souvent un mode de jeu « spectateur » et la possibilité d’enregistrer sa session afin de permettre la diffusion des contenus vidéoludiques sur les plateformes YouTube et Twitch

L’existence de communautés de fans en ligne favorise en outre l’émergence de nouveaux business models basés sur le financement participatif, via un système de précommandes. C’est par exemple le cas de la nouvelle maison d’édition de bandes dessinées Exemplaire

Les plateformes d’autopublication comme Edilivre, Wattpad ou Kindle Direct Publishing font enfin évoluer le travail de recherche de nouveaux talents des éditeurs : en repérant et éditant les auteurs auto-publiés à succès, l’éditeur profite d’une communauté de fans sur laquelle s’appuyer pour promouvoir leurs livres suivants. Ainsi, c’est après avoir publié en 2012 son premier roman sur la plateforme Kindle d’Amazon, « Les gens heureux lisent et boivent du café », qu’Agnès Martin-Lugrand a été repérée et finalement publiée par les éditions Michel Lafon avec le succès que l’on sait. 

Quant au marketing des entreprises culturelles, il est intrinsèquement lié aux évolutions de l’intermédiation culturelle, en termes de communication (influenceurs, communauté de fans…), de prix (dépendants en partie du prix de référence des abonnements aux plateformes), de distribution (plateformes de streaming, rôle accru des agences de marketing digital et des distributeurs digitaux) (Debenedetti, 2024)[11]

“Les intermédiaires participent directement à la collecte et l’analyse des données sur le public, via les opérateurs de billetterie en ligne ou les plateformes numériques”

Mais c’est également vrai concernant le volet plus stratégique du marketing : les intermédiaires participent directement à la collecte et l’analyse des données sur le public, via les opérateurs de billetterie en ligne ou les plateformes numériques notamment. Ainsi, la plateforme contributive Gleeph constitue-t-elle àla fois une communauté de lecteurs prescriptrice de l’achat de livres et un outil d’étude de marché très prisé par les éditeurs pour anticiper les choix de lecture à partir des lectures réelles, et non des achats de livres (Passebois-Ducros, 2022)[12]

En conclusion, les grandes mutations des industries culturelles semblent inextricablement liées aux évolutions de leurs intermédiaires. L’Intelligence Artificielle, déjà largement à l’œuvre au cœur des dispositifs d’intermédiation (analyse automatique des propositions artistiques, algorithmes de recommandation, prédiction des tendances de marché, assistants virtuels en temps réel, etc.) devrait logiquement précipiter, à court terme, ces mutations.

Notes & Références

  1. Caves R.E. (2000), Creative Industries: Contracts between Art and Commerce, Cambridge, Harvard University Press.

  2. Bourdieu P. (1979), La distinction, critique sociale du jugement, Paris, Les Éditions de Minuit.

  3. Hirsch P.M. (1972), Processing fads and fashions: An organization set analysis of cultural industry systems, American Journal of Sociology, 77, 4, 639–659.

  4. Lizé W., Naudier D. et Roueff O. (2011), Intermédiaires du travail artistique : à la frontière de l’art et du commerce, Ministère de la Culture et de la Communication-DEPS.

  5. Benghozi P.J. et Paris T. (2014), L’économie culturelle à l’heure du numérique : une révolution de l’intermédiation, in Jeanpierre L. & Roueff O. (dir.), La culture et ses intermédiaires. Dans les arts, le numérique et les industries créatives, chapitre 15, Editions des Archives Contemporaines, 175-188.

  6. Debenedetti S. (2006), The roles of media critics in the cultural industries, International Journal of Arts Management, 8, 3, 30-42.

  7. Debenedetti S. et Ghariani G. (2018), To quote or not to quote? Critics’ quotations in film advertisements as indicators of the continuing authority of film critics, Poetics, 66, 30-41.

  8. Severo M. et Thuillas O. (2020), Plates-formes collaboratives : la nouvelle ère de la participation culturelle ?, Nectart, 2020/2, 11, 120-131.

  9. Morris J.W., Prey R. et Nieborg D.B. (2021), Engineering culture: logics of optimization in music, games, and apps, Review of Communication, 21, 2, 161-175.

  10. Debenedetti S. (2024), Le marketing des industries culturelles : musique enregistrée, livre, film et jeu vidéo, in D. Bourgeon-Renault (ed.), Marketing de l’Art et de la Culture, chapitre 7, Dunod, 3ème édition, 273-310.

  11. Passebois-Ducros J. (2022), Cas 7. L’application mobile Gleeph : quand l’intelligence artificielle se met au service des livres, in D. Bourgeon-Renault, F. Euzéby et J. Passebois-Ducros (eds.), Innovations et marketing de la culture et du tourisme. Cas pédagogiques et corrigés, EMS Editions, 133-156.

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