Dossier | Science-fiction & réalités : culture et management à l’heure de Black Mirror
Silence, on manage ! Coup de projecteur sur le management par la science-fiction
Découvrez comment la science-fiction, bien plus qu'un genre littéraire, influence et anticipe les pratiques managériales du futur.
Article de Sonia Adam-Ledunois, enseignante-chercheuse en management et directrice de la House of Entrepreneurship à l'Université Paris Dauphine - PSL.
Le management, une histoire de science-fiction (SF) ? Cette question un brin provocatrice n’est pas si extraterrestre. Historiquement, ce genre narratif puise sa singularité dans son rapport à la science et ses extrapolations plausibles d’hypothèses de rupture dans le futur.
Mais la SF est également un miroir des sociétés contemporaines, de ses dérives possibles. Nombre de scandales ou affaires de déviances managériales concernent des approches de management désincarnées, mécaniques, évoquant des intrigues dystopiques.
La question du pouvoir et de l’emprise de certaines organisations sur le monde par le contrôle des données (comme les GAFAM) n’est pas sans évoquer l’un des sujets de prédilection de la SF, que George Orwell traitera dès 1949 dans son roman 1984. Les auteurs de SF ont toujours nourri leurs imaginaires de préoccupations et fantasmes contemporains, projetés dans le futur.
Certains incarnent des problématiques managériales (effets désirables ou anxiogènes d’innovations susceptibles d’habiter notre futur ou évolutions des collectifs face aux enjeux de transitions notamment). Plus récemment, le rapport s’est inversé et la SF a fait son entrée dans les organisations publiques et privées, à l’instar de la Red Team Défense du Ministère des armées françaises.
La SF, retour vers… le présent
Issac Asimov considérait la SF comme une fenêtre sur le monde qui expose autant ce qui dérange dans le moment présent que les utopies du futur. Elle investit des questions contemporaines et portent un regard critique sur les mutations au cœur des débats ou se révélant par signaux faibles (évolutions sociales, géopolitiques, techniques ou environnementales).
“La science-fiction encapsule certaines croyances et convictions sur ce qui est souhaitable ou non dans le futur, sur les conséquences de la massification de certaines innovations, l’IA par exemple.”
Ces représentations sont culturellement, socialement et politiquement ancrées et d’ailleurs, elles peuvent être convoquées pour étayer les suspicions vis-à-vis de certaines mutations 1.
La SF se nourrit ainsi des débats, des inquiétudes, des utopies et sociologies contemporaines. Dans les années 1960, Gene Roddenberry aborde dans la série Star Trek (1966-1968) deux sujets de premier plan aux Etats-Unis à cette époque, la conquête spatiale et la ségrégation raciale, selon une lecture optimiste, lorsque Soleil vert (Harry Harrison, 1966) traite, dans une version dystopique, la lutte des classes et la pénurie de ressources.
Entreprise et SF, rencontre d’un 3e type ?
La SF, longtemps reléguée au genre populaire, suscite un certain engouement ces dernières années dans le monde des entreprises et organisations. Rien d’étonnant en regard de ses origines et les ambitions de ses premiers adeptes, technophiles et scientistes.
En 1929 aux USA, le romancier Hugo Gernsback, lui-même ingénieur, introduit le terme de « scientifiction » dans le premier numéro du magazine Science Wonder Stories. Ces fameux pulp fictions, aux couleurs criardes et bon marché, se veulent un outil d’évangélisation scientifique. Les principales caractéristiques du genre SF sont posées : des récits respectueux des connaissances scientifiques, une cohérence narrative et une fiction plausible2.
"Dans le domaine cinématographique, les équipes de Star Trek, Minority Report ou Armageddon solliciteront l’expertise de la NASA ou du MIT dans un souci de vraisemblance des scénarios."
Les liens entre le monde de la SF, de l’entreprise et des scientifiques sont déjà établis à cette époque. Des chercheurs publient dans les pulp fictions. Hugo Gernsback s’est lui-même essayé tout à la fois à l’écriture et à l’invention de nouvelles technologies, considérant la SF comme un laboratoire d’innovation. Il échangera avec d’illustres inventeurs et scientifiques comme Thomas A. Edison ou Nikola Tesla 3. De nombreux auteurs, dont Isaac Asimov (chercheur en biochimie), développeront une vraie culture scientifique.
De Tron à HAL 9000, rétrospective du futur
Le futur et l’intrigue de l’inconnu rassemblent SF, science et entreprises. Les auteurs de SF sont experts de l’inconnu, de ce qui n’est pas établi mais pourrait ou aurait pu advenir 4 - l’uchronie revisite le passé à l’aune d’une variation dans le déroulement historique comme The Man in the High Castle (Philip K. Dick, 1962).
"La SF explore une rupture par rapport à un espace-temps connu."
À l’âge d’or de la SF (début du XXème siècle), ce modèle dominant est questionné au prisme d’une évolution technologique ou scientifique, avec une certaine fascination pour le progrès technologique5.
Au tournant des années 1940, à l’instar des fables au XVIIème siècle, la SF devient une tribune dénonçant les dérives contemporaines (sociales, politiques, environnementales ou technologiques). Quant aux laboratoires de recherche et développement (R&D) privés ou publics, ils développent les évolutions scientifiques et technologiques. Il n’y a donc qu’un pas pour que la SF infiltre ces laboratoires.
Docteur Emmett Brown, responsable de la R&D ?
La SF embarque avec elle de nombreux mythes dès qu’il s’agit d’innovation, car la technologie y est omniprésente. Imagine-t-elle les innovations qui habiteront le futur et dont pourraient se saisir les labos de R&D ?
Difficile de documenter les liens entre ces technologies imaginaires et les entreprises innovantes néanmoins, même si quelques responsables de R&D reconnaissent avoir été inspirés par la SF.
La série Star Trek a ainsi nourri l’imagination d’Amit Singhal, responsable de la recherche chez Google, dans le développement de Google search ou celle de Toni Reid lorsqu’elle a supervisé le développement d’Amazon Echo (Alexa) 6.
Dans une version moins fantasmée, la SF peut nourrir les processus de R&D de deux façons au moins : soit comme espace de détection de technologies émergentes7; soit comme extrapolation scientifiquement plausible (science-fiction prototypes 8) utile pour explorer les implications de projets d’innovation.
La SF peut aussi venir « enchanter » une nouvelle technologie. La SF peut aussi venir « enchanter » une nouvelle technologie, et soutenir ainsi sa diffusion et son acceptabilité sociale. La société Enchanted Tools a ainsi doté ses robots Miroki et Miroka d’une personnalité et d’une histoire nourrie d’imaginaires SF.
Miroki, robot hospitalier développé par Enchanted Tools, présenté à Vivatech 2024
La SF, machine à explorer le temps pour les entreprises ?
Si la SF ne propose pas sur étagère des innovations prêtes à l’emploi, ses narratifs et les futurs impensés qu’elle dessine viennent nourrir les réflexions stratégiques et prospectives d’acteurs publics et privés, à l’instar du programme Red Team Défense, lancé par le Ministère des armées en 2020.
Pendant 4 ans, une dizaine d’auteurs, autrices et scénaristes de science-fiction ont créé des scénarios, en interaction avec les militaires, pointant de possibles menaces pour la France dans le futur. L’ambition du programme était notamment de bousculer les représentations des militaires 9 . Ce programme interpelle s’agissant d’une organisation réputée pour son culte du secret et traitant de sujets hautement stratégiques.
Pourtant, la SF dite « institutionnelle » 10 n’est plus un OVNI dans le paysage de la prospective et vient documenter la stratégie des organisations. Elle s’est largement développée, régénérant les méthodes afin de se saisir de tous signaux faibles susceptibles de percuter dans le futur la trajectoire organisationnelle. Il ne faut pas surestimer les effets de la SF néanmoins.
Les narratifs SF peuvent constituer une grille de lecture puissante pour éclairer certaines problématiques organisationnelles et managériales contemporaines. Si ces démarches sont à la mode, elles sont complexes, coûteuses, en temps et en ressources, et nécessitent une montée en compétences dans la création comme dans l’exploitation des narratifs SF.
Les représentations pas si futuristes de l’entreprise
Le sujet de l'entreprise constitue une source d’inspiration féconde. Le monde de l’entreprise et les situations de management ont été largement incarnées dans les œuvres de SF.
Dans une version dystopique, l’entreprise est gigantesque, puissante et hors d’atteinte, à l’instar de Zorg dans Le Cinquième élément (Luc Besson, 1997) ou de Tirel Corporation dans Blade Runner (Ridley Scott, 1982). Elle est tentaculaire et a pris l’ascendant sur les institutions publiques et la société, notamment grâce à une technologie omnipotente et monumentalisée. Elle devient « totalitaire » 11 , contrôle les individus (leurs activités mais aussi leurs pensées), l’information, les espaces.
Par contraste, la SF propose parfois une version plus optimiste de l’entreprise, indépendante et instrument d’une résistance à la domination des méga-compagnies, comme dans le roman Spire de Laurent Genfort (2017). Généralement, la SF propose une version relativement classique de l’entreprise, en compétition avec des forces adverses, en lutte pour le contrôle de ressources, soucieuse de son emprise sur le marché (ou le monde).
Des problématiques organisationnelles au crible de la SF
La spécialisation fonctionnelle est une problématique classique pour toute organisation de grande taille, divisée en grandes fonctions spécialisées. Cela appelle en corollaire des mécanismes d’intégration et de coordination fonctionnelle 12 et à défaut, l’organisation est fragmentée.
“La science-fiction en offre une lecture « augmentée », par exacerbation ou amplification de certains traits caractéristiques de ces contextes organisationnels.”
Les trilogies Silo de Hugh Howey (2011/2013) et Divergente de Veronica Roth (2011/2012) décrivent ces organisations fragmentées, avec séparation quasi-hermétique des différentes classes sociales selon leurs rôles et spécialisations. Y sont questionnées les dérives possibles des organisations fragmentées, visuellement exacerbées par une déshumanisation des individus, réduits à une seule fonction dans la société et endossant l’uniforme correspondant 13 (comme dans La servante écarlate de Margaret Atwood, 1985).
Ces œuvres révèlent en creux certains traits caractéristiques des organisations fragmentées : l’hyperspécialisation comme clé de survie en environnement hostile, outil au service d’un pouvoir autoritaire et terreau propice à la méfiance et l’incompréhension de toute différence, induisant de la radicalité dans les représentations comme dans les comportements. La menace, l’inconnu, les environnements hostiles sont des terreaux favorables à cette fragmentation.
Black Mirror, la technologie et l’homme en question
La technologie est un sujet de prédilection de la SF, elle y occupe parfois même le premier rôle (l’IA du film Her de Spike Jonze, 2013).
La science-fiction montre généralement une technologie menaçante, instrument au service de la domination humaine14 ou à l’origine de situations apocalyptiques. 15
Ces narratifs peuvent constituer une grille d’analyse alternative, utile au décodage des représentations encapsulées dans la technologie ou à la mise en débat du rapport de nos sociétés contemporaines avec l’innovation.
La SF nous propose ainsi trois versions alternatives des rôles de la technologie 16 :
- Au second plan et au service de l’homme dans la série Star Trek (Gene Roddenberry, 1966-1968), elle contribue à la décontextualisation de questionnements moraux contemporains.
- Matrix (Lilly et Lana Wachowski, 1999-2003) propose une vision opposée, pessimiste, dans laquelle la technologie est au cœur du débat, menaçante, emprisonnant à son insu l’homme dans un monde virtuel.
- La série Black Mirror (Charlie Brooker, 2011-2023) offre quant à elle une critique acérée des usages pervers de la technologie par l’homme, outil d’aliénation, de manipulation et de conflictualité. Quelle que soit la représentation de la technologie, la SF alimente débats et controverses sur l’innovation, mettant en relief notamment la nécessité de réflexions éthiques et réglementaires.
Le management, version Spock ou Jean-Baptiste Emanuel Zorg
Le management consiste à prévoir, organiser, commander, coordonner et contrôler 17, autant de sujets traités par la SF, dans une version souvent dystopique. L’exercice du management y est montré dans sa version sombre, objet de déviances, pratiqué par des individus avides de pouvoir et de domination. Minority Report (Steven Spielberg, 2002) ou Globalia (Jean-Christophe Rufin, 2004) décrivent des sociétés dans lesquelles le contrôle est poussé à l’extrême.
En ce qui concerne le contrôle de l’information, la SF est une chambre d’écho de préoccupations actuelles telles la souveraineté des IA génératives, le partage et le traitement des données. Le roman Player One d’Ernest Cline (2011) interroge ainsi le contrôle du monde virtuel, et par là-même de la population, par les entreprises.
"La science-fiction traite aussi du commandement, de celui qui assume la fonction de manager, en offrant des représentations variées."
Monsieur Spock, emblématique commandant en second du vaisseau Enterprise, incarne ainsi l’exemplarité ; il se sacrifiera pour la survie du vaisseau dans Star Trek : the wrath of Khan (Nicholas Meyer, 1982).
Dans les films Mad Max : Fury road (George Miller, 2015) et Waterworld (Kevin Reynolds, 1995), c’est une autre dimension du management qui est questionnée, celle de la gestion de la pénurie. La SF offre une mise en perspective du management, utile pour mettre en discussion les formes organisationnelles comme les technologies, établies ou en devenir 18.
La SF, lanceuse d’alerte des maux du management ?
En synthèse, la SF porte des sujets qui structurent classiquement l’activité des entreprises et des managers. Elle constitue un matériau alternatif, caricatural, chambre d’écho aux préoccupations contemporaines, manifestes ou larvées, explorant les maux de nos sociétés. La SF peut avoir plusieurs fonctions pour l’organisation qui la convoquerait dans ses réflexions :
- Outil de détection d’évolutions sociétales susceptibles de perturber la trajectoire future de l’entreprise : enjeux climatiques, inégalités sociales, dérives technologiques, etc. ;
- Outil d’analyse critique de modèles de management alternatif, innovations ou systèmes sociaux en devenir, parfois idéalisés ;
- Outil de sensibilisation sur les dérives possibles en situation de management (place de la technologie, exploitation des ressources, rapport à la diversité, etc.) ;
- Outil de prospective pour révéler et mettre en discussion différents scénarios projetés dans un futur plus ou moins proches ;
“La SF est également un instrument au service d’une certaine idéologie”
La SF est également un instrument au service d’une certaine idéologie, alertant sur les périls à venir, notamment le pouvoir de l’entreprise sur le monde, la massification des IA et leurs impacts sur le travail, les manipulations cognitives, les crises climatiques, politiques ou sociales.
Le film Don’t look up (Adam McKay, 2021) illustre cette SF lanceuse d’alerte. Il importe néanmoins de considérer ces récits pour ce qu’ils sont : des fictions n’ayant ni le statut de documentaire, ni celui de prophéties ou prévisions mais, plus modestement, des réflexions scientifiquement documentées sur des problématiques futuristes puisant leur source dans le monde contemporain.
Notes & Références
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