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En quoi les déchets peuvent-ils constituer une ressource pivot pour la création de mode dans la filière textile ?

Article de Colette Depeyre, maîtresse de conférences à l'Université Paris Dauphine - PSL et responsable du Master Mode & Matière, et Joséphine Schmitt, designer textile, post-doctorante à Mines Paris - PSL & ENAMOMA-PSL.

 

Comment les pratiques créatives dans la mode peuvent-elles contribuer à ringardiser le système établi qui repose sur une surexploitation des ressources naturelles et humaines ?

L’impératif écologique comme opportunité créative

La mode est au croisement des arts et du commerce (Caves, 2000)[1], à la fois terrain de création, carrefour des cultures et univers industriels. Mais elle est parfois positionnée en périphérie des industries culturelles et créatives du fait des exigences économiques et financières des empires industriels qui se sont développés (Godart, 2016)[2]. Les modèles des grands groupes du luxe et de la mode suscitent un débat sur l’espace contraint dans lequel se déploient les pratiques créatives (Leclair, 2017 ; Mensitieri, 2018)[3][4]. Artisans, designers, ingénieurs, mannequins, photographes, stylistes, ouvriers, teinturiers, tisseurs, tricoteurs, vendeurs… travaillent à un rythme intense

Et voilà que s’invitent les enjeux environnementaux et sociaux. L’effondrement du Rana Plaza au Bangladesh en 2013 a mis un coup de projecteur sur la réalité humaine de l’industrie. Les mouvements sociaux qui ont suivi depuis ne cessent d’alerter sur l’impact social et écologique considérable des vêtements qui sont amassés et jetés. 

En France et en Europe, la législation s’est renforcée sur des sujets comme le gaspillage, le recyclage, l’affichage, les allégations environnementales, le devoir de vigilance. Mais comment faire pour intégrer ces nouvelles exigences dans les pratiques créatives et industrielles du quotidien ? « Le chemin est long pour faire de cette nouvelle mode un objet désirable et non pas seulement un univers limitant la créativité ou un univers alternatif dénué de style » (Depeyre, 2024)[5]. L’impératif est également économique pour le territoire français où les industriels de la mode sont à un moment charnière. 

"Les matières sont repensées sur la base de logiques régénératives ou par des alternatives « bas carbone »"

Il existe aujourd’hui un certain bouillonnement d’initiatives pour intégrer les enjeux de transition. Cette effervescence peut être interprétée de deux manières : soit il s’agit d’efforts en surface, dans une logique de réparation, consistant à compenser les externalités négatives lorsque cela est possible ; soit il s’agit d’initiatives posant les bases d’un nouveau système. 
Les matières sont repensées sur la base de logiques régénératives ou par des alternatives « bas carbone » ; les usages sont repensés en questionnant la propriété et/ou la durabilité du vêtement (location, seconde main, réparation) ; les modèles d’affaires sont repensés afin de contenir le surcoût associé à un système plus responsable (précommandes, prix justes) ; les chaines d’approvisionnement sont repensées pour intégrer les exigences de traçabilité. 

La mode a l’étrange faculté de pouvoir soudainement « ringardiser ». On peut s’en inquiéter et prôner l’intemporalité. Ou on peut en jouer, utiliser les possibilités du monde créatif, pour rendre presque soudainement obsolètes des pratiques d’un autre temps, non soucieuses de leur impact humain et écologique. 
C’est cette voie que se propose d’explorer cet article en analysant les initiatives développées pour diminuer l’utilisation de matières vierges en revalorisant des déchets. Pour que les objectifs de développement durable ne viennent pas assommer le monde de la création de nouvelles contraintes, mais au contraire l’engagent.

Revaloriser les matières dans la mode

Traditionnellement dans la mode, et plus spécifiquement dans le textile, trois grandes familles de matières premières sont utilisées : naturelles comme le coton, la laine ou le lin (matières végétales et animales), synthétiques comme le polyester ou l’acrylique (matières pétro-sourcées) et artificielles comme la viscose fabriquée à partir de cellulose de bois (matières naturelles transformées chimiquement). 

"La mode génère de nombreux déchets : pendant le processus de production et de distribution, et pendant le processus de consommation”

Et traditionnellement, la mode génère de nombreux déchets : pendant le processus de production et de distribution (chutes, stocks de tissus « dormants », invendus) et pendant le processus de consommation (vêtements abîmés, délaissés, donnés, jetés). Tout un cycle s’opère : prélèvement de ressources, transformation, distribution, usage, récupération, restitution. 

Le passage à une économie circulaire invite en particulier à réinventer les pratiques pour limiter et réutiliser les déchets qui polluent terres et océans. Cette pollution s’opère souvent loin des lieux de création et de contrôle capitalistique, centralisés dans quelques capitales de mode (Godart, 2016 ; Kurkdjian, 2021)[6][7]. L’éclatement géographique des lieux de conception, de production, de consommation et de décomposition des vêtements a contribué à invisibiliser les matières et leur impact (Depeyre, Dalmasso & Cabanes, 2024)[8]

Il y a donc un enjeu à redonner de la valeur à ces matières. Les valoriser consiste à en faire une ressource non plus délaissée mais recherchée, une ressource à laquelle on porte de l’attention. Il s’agit de changer le regard que les consommateurs, les designers, les industriels, les ingénieurs, les distributeurs, les stratèges, portent sur les matières issues de déchets. 

Quels déchets peut-on revaloriser dans la filière textile ?

D’après l’article L541-1-1 du Code de l’environnement, un déchet est défini comme « toute substance ou tout objet (…) dont le détenteur se défait ou dont il a l'intention ou l'obligation de se défaire », qui génère des opérations de tri, collecte, transport et valorisation. Dans l’industrie textile, la gestion des déchets se joue à plusieurs niveaux. 

  • Un premier niveau d’action consiste à faire sortir un vêtement de son statut de déchet sans en modifier l’identité, via des opérations de contrôle, de nettoyage ou de réparation avant d’être revendu en l’état. C’est le monde de la seconde main. Les marques s’efforcent également de trouver un usage aux stocks dormants de tissus.
     
  • Un second niveau d’action consiste à transformer l’identité des vêtements par un processus créatif et industriel qui couple décomposition et recomposition des vêtements pour un nouvel usage. C’est le monde du surcyclage ou upcycling, reposant sur une transformation qui redonne une valeur immédiate à la matière.  
     
  • Un troisième niveau d’action consiste à décomposer les vêtements par des procédés mécaniques, chimiques, thermiques, enzymatiques, pour générer une nouvelle matière utilisable en « boucle fermée », c’est-à-dire une matière qui sera réutilisée au sein même de l’industrie textile. C’est le monde du recyclage, souvent assimilé à du downcycling car il dégrade la qualité de la matière qui, pour pouvoir être réutilisée, doit être associée à de la matière vierge. Le label Global Recycled Standard, considéré comme exigeant, autorise par exemple jusqu’à 50% de coton vierge pour obtenir un coton recyclé (d’autres labels autorisent jusqu’à 95%). 

L’organisme Re_fashion a réalisé une cartographie des produits issus du recyclage des textiles usagés. Elle montre que le recyclage du textile peut également s’opérer en « boucle ouverte ». On sort alors de la mode pour aller vers d’autres usages, comme de l’isolation thermique et acoustique pour le bâtiment. 

“Ces boucles ouvertes peuvent également être initiées depuis des univers hors textile pour apporter de nouvelles matières pertinentes pour la mode (bouteilles en plastique, déchets végétaux)”

Ces boucles ouvertes peuvent également être initiées depuis des univers hors textile pour apporter de nouvelles matières pertinentes pour la mode. Entrent alors dans la danse des déchets de tous horizons, comme des bouteilles plastiques, largement utilisées pour produire du polyester recyclé, ou des déchets végétaux issus de la production d’ananas, de bananes, de pommes ou d’oignon pour proposer des alternatives au coton, au cuir ou encore aux teintures chimiques. 

Le recyclage en boucle fermée est souvent recherché en priorité car il permet d’envisager un cycle (théoriquement) infini de régénération de la matière. Les matières qui en résultent souffrent cependant d’une comparaison directe avec les matières vierges issues du même circuit. La boucle ouverte se heurte quant à elle aux difficultés de la « troisième vie » (le recyclage d’une matière recyclée souvent composite), mais elle permet d’ouvrir les possibles quand une matière ne peut pas être entièrement recyclée en boucle fermée.

Lorsque toutes les perspectives de revalorisation ont été épuisées, un dernier niveau d’action destine les déchets à l’incinération (valorisation énergétique) ou à la décomposition dans un univers contrôlé ou en milieu naturel (c’est-à-dire dans des décharges, plus ou moins sauvages).

Le cas particulier des sous-produits

Il y a enfin des déchets qui n’en sont pas tout à fait, mais qui ont également vocation à être revalorisés. L’article L541-1-2 du Code de l’environnement définit en effet comme sous-produit « une substance ou un objet issu d'un processus de production dont le but premier n'est pas la production de cette substance ou cet objet ». Le sous-produit peut être assimilé à un « coproduit » quand sa valorisation est organisée et prévisible, mais souvent la valorisation demeure incertaine et soumise aux aléas. Les sous-produits peuvent également venir d’écarts de production. 

Prenons l’exemple de la filière laitière. À partir du lait entier issu de l’élevage, fromage, crème, beurre et yaourt sont les principaux produits fabriqués. Des coproduits qui en résultent ont également des processus de production organisés, comme le lactosérum (petit lait) et le babeurre, utilisés pour la fabrication de biscuits, de lait infantile ou d’aliments pour animaux (Réséda, 2017)[9]
D’autres sous-produits, enfin, résultent de stocks de lait impropre à la consommation et d’écarts de production dus aux quotas laitiers. Pourquoi cet exemple dans un article sur la mode ? Parce que la caséine, principale protéine présente dans les fromages de lait de vache, peut être utilisée pour développer une matière textile artificielle. Selon la manière dont l’approvisionnement en caséine est conçu, il peut s’agir soit d’un usage concurrent de celui du lait destiné à l’industrie agroalimentaire, soit d’une voie de revalorisation de caséine « restante », en boucle ouverte (une fois épuisés tous les usages en boucle fermée dans l’agroalimentaire). 

Ces sous-produits, tout comme les déchets, viennent « perturber » les cycles d’approvisionnement. Ils sont plus hétérogènes que les matières vierges traditionnelles et  il est plus difficile de contrôler la quantité disponible. 

Comment faire de ces perturbations une opportunité de création qui fasse sens ?  

La revalorisation : un processus scientifique, stratégique, sensible et sociétal

L’exemple de la caséine est éclairant. Depuis près d’un siècle, le procédé de fabrication d’un textile à base de caséine de lait est connu. Cette production est cependant restée anecdotique à cause de l’utilisation de solvants non satisfaisants mais surtout du fait de l’émergence, au milieu du XXème siècle, des matières synthétiques et des cultures de coton à grande échelle. L’utilisation de la caséine hors du domaine alimentaire peut également nécessiter un arbitrage en regard des besoins pour l’alimentation. 
Un renouveau de la caséine dans le textile est-il possible ? Des initiatives existent en ce sens, sans qu’une technologie n’ait pour l’instant émergé de manière convaincante en termes d’impact écologique, de pertinence économique et de portée sociale. La caséine a-t-elle le potentiel de devenir une matière à création pour la mode ? 

"Les déchets (et sous-produits) sont matière à curiosité et la « magie » de la logique de bouclage de l’économie circulaire peut facilement mener à un foisonnement d’initiatives. "

La question peut être posée pour cette matière comme pour de nombreuses autres matières candidates pour l’émergence d’alternatives. Les déchets (et sous-produits) sont matière à curiosité et la « magie » de la logique de bouclage de l’économie circulaire peut facilement mener à un foisonnement d’initiatives. Il est ainsi essentiel de garder le cap d’une innovation qui ait du sens pour une soutenabilité forte (Aggeri, 2023a, 2023b)[10][11]

L’analyse du potentiel des matières revalorisées est multidimensionnelle, avec un regard à la fois scientifique, stratégique, sensible et sociétal :

  1. Pertinence de la ressource : un premier pas consiste à étudier les caractéristiques mécaniques et physico-chimiques du déchet en regard de ses usages potentiels (pigment, fil, non-tissé, apprêt, objet…), ainsi que l’impact des conditions d’extraction et de transformation, la biodégradabilité et la recyclabilité de la matière développée. Certains déchets peuvent être exclus pour leur dangerosité, inhérente à la matière ou dépendante des conditions d’exploitation. 

  2. Disponibilité de la ressource : la viabilité économique et opérationnelle du gisement considéré (investissements et apprentissages nécessaires, volume de production) doit également être mise à l’étude. Une particularité réside ici dans la dépendance en termes de volume disponible en fonction de l’origine du déchet, l’exécutoire ne pouvant servir de raison à la production davantage de déchets. Autrement dit, il ne faudrait pas produire davantage de bouteilles en plastique pour satisfaire les besoins en polyester recyclé (La mode à l’envers, 2023)[12]

  3. Sensorialité de la ressource : les designers se retrouvent face à des résidus et les industriels face à un flux instable en qualité et quantité, c’est un fait. Mais ils se retrouvent également face à de nouvelles matières qui n’ont pas simplement vocation à se substituer à une matière vierge. Elles ouvrent un territoire de création : « la matière peut être simplement matière, support à accueillir la création déjà imaginée par le créateur/designer/artisan, ou parfois, la matière a un rôle générateur d’idées et participer activement au processus de création » (Schmitt, 2023, travaillant sur les matières à plumasserie)[13]

  4. Légitimité de la ressource : les imaginaires évoluent également du côté de la demande. Les matières textiles issues de déchets portent avec elles les stigmates de leurs origines. En boucle fermée, les préoccupations pourront porter sur la qualité finale ou sur la nature des processus de décomposition (De Lamballerie, 2023)[14]. En boucle ouverte, le croisement des univers amplifie la question. La caséine de lait, par exemple, renvoie autant à l’exploitation animale qu’à la maternité, l’univers olfactif du fromage ou la couleur blanche. Une transposition depuis l’industrie agro-alimentaire vers le monde de la mode peut ainsi générer des imaginaires très variés qui ne prendront réellement forme qu’en lien avec les objets sensibles développés.

Cette grille d’analyse multidimensionnelle de la matière est l’objet d’un projet de recherche ANR en cours qui étudie les enjeux de matière et de filière d’un recyclage en boucle ouverte de déchets organiques et minéraux vers la mode
Un projet de recherche parmi d’autres, comme le PEPR (Programme et Équipements Prioritaires de Recherche) Recyclabilité, recyclage et réincorporation des matériaux recyclés avec un volet spécifique sur la valorisation du recyclage des textiles, ou le projet HEREWEAR pour la production de vêtements biosourcés, locaux et circulaires.

En s’intéressant aux matières et à leur revalorisation, les acteurs ont ainsi l’opportunité d’un dialogue et de solidarités renouvelées pour ensemble responsabiliser, réactiver et réenchanter la filière mode (Depeyre, Dalmasso & Cabanes, 2024)[15].


Les auteures remercient Mossi Traoré et Leslie Tahar pour le projet collaboratif ENAMOMA-PSL sur la caséine de lait qu’ils ont proposé en 2024 et les 9 étudiant.e.s du Master Mode & Matière et du Master Marketing & Stratégie pour leur travail réalisé dans ce cadre : Maxime Buatois, Ossyane Chateaugiron, Thalia Coatrieux Fonso, Mariam Coulibaly, Ornella De Azevedo, Kléa Desgranges, Jana Hidalgo Hopson, Lou-Rose Lemaitre et Célia Pagnini. 
Les auteures bénéficient par ailleurs du soutien du projet de recherche IDEOMM ANR-23-SSAI-0002-01. 

Notes & Références

  1. Caves, R.E. (2000). Creative industries. Contracts between art and commerce. Harvard University Press

  2. Godart, F. (2016). Sociologie de la mode. Editions La Découverte

  3. Leclair, M. (2017). Trouble créatif et position évasive : Pratiques de créatifs en contexte marchand. Management international, 22(1), 73-86

  4. Mensitieri, G. (2018). « Le plus beau métier du monde », dans les coulisses de l'industrie de la mode. La Découverte

  5. Depeyre, C. (2024). Regards croisés sur le marché de la mode. La mode comme indiscipline, eds. M. Buard, C. Mallet, & A. Mosse, Éditions B42, 141-149

  6. Godart, F. (2016). Sociologie de la mode. Editions La Découverte

  7. Kurkdjian, S. (2021). Géopolitique de la mode. Vers de nouveaux modèles ? Le Cavalier Bleu

  8. Depeyre, C., Dalmasso, C. & Cabanes, B. (2024). La filière qui n’existait pas. La revalorisation des matières délaissées par la mode. XXXIIIème conférence de l’AIMS, Montréal, juin

  9. Réséda, 2017, Enquête sur les gisements et valorisations des coproduits des industries agroalimentaires. 120p.

  10. Aggeri, F. (2023a). L'innovation, mais pour quoi faire ? Essai sur un mythe économique, social et managérial. Seuil

  11. Aggeri, F. (2023b). L’économie circulaire, une renaissance durable ? De la circularité faible à la circularité forte. Entreprises et histoire, 1(110), 105-120

  12. La mode à l’envers (2023). Le polyester recyclé, cet écran de fumée, 25 mai.

  13. Schmitt, J. (2023). Innovation en mode & luxe. « Matières à création » : une approche des matériaux par le design. Cas d’étude avec une maison de plumasserie. Thèse de doctorat. Mines Saint-Etienne & EnsadLab

  14. De Lamballerie, E. (2023) Consommation de vêtements composés de matières textiles recyclées : une approche par la valeur perçue. Thèse de doctorat. Université Paris Dauphine – PSL

  15. Depeyre, C., Dalmasso, C. & Cabanes, B. (2024). La filière qui n’existait pas. La revalorisation des matières délaissées par la mode. XXXIIIème conférence de l’AIMS, Montréal, juin

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