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La souveraineté énergétique soulève une question d'importance stratégique : comment assurer notre autonomie énergétique face aux fluctuations du marché mondial et aux enjeux géopolitiques ? La diversification des sources d'énergie et le développement des énergies renouvelables apparaissent comme des pistes essentielles.

La souveraineté, un concept réactivé

La souveraineté est une des notions les plus complexes et polysémiques du droit. Dans la théorie juridique dominante, la souveraineté est l’attribut essentiel de l’État qui possède la « compétence de sa compétence » (G. Jellinek, Algemeine Staatslehre, 1900). Autrement dit, la souveraineté désigne un pouvoir originaire et supérieur à tout autre. Il n’y a rien au-dessus de ce pouvoir et l’État possède le monopole des compétences sur un espace territorial donné.

Depuis la Révolution, cette souveraineté est déléguée à l’État par le peuple (souveraineté populaire) ou la nation (souveraineté nationale). La Constitution de la Ve République ne tranche pas : « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum » (art. 3, al. 1). Quoi qu’il en soit, l’État personnifie seul la souveraineté et la souveraineté dont l’État dispose sans partage ne peut, en théorie et par nature, être fragmentée en « souverainetés sectorielles ». En droit strict, la « souveraineté énergétique » est d’abord un non-sens !

Aujourd’hui, l’interdépendance des économies est telle qu’un retour en arrière est exclu.

Toutefois, au cours des dernières décennies, sous l’effet de la libéralisation des échanges, de l’affermissement de l’européanisation et des liens d’interdépendance entre les États, on a cru à l’émergence d’un ordre mondial, voire à « Un monde sans souveraineté » (B. Badie, Fayard, 1999), sans pour autant que le modèle alternatif d’un ordre international reposant sur la souveraineté des États ne s’efface vraiment.

Aujourd’hui, l’interdépendance des économies est telle qu’un retour en arrière est exclu. Cependant, la lutte contre la pandémie, la crise énergétique et la guerre en Ukraine ont réactivé l’idée de souveraineté. Rien d’étonnant à cela, les épidémies et les guerres ont toujours constitué des vecteurs de l’affirmation étatique.

La souveraineté est de nouveau au cœur du discours politique et des politiques publiques. À cet égard, la « souveraineté énergétique » a acquis une place de choix.

Témoignent de ce mouvement, des dénominations ministérielles (ministère de l’économie et des finances et de la souveraineté industrielle et du numérique ; ministère de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire), un État actionnaire qui soutient les « entreprises stratégiques et souveraines », la loi « Pouvoir d’achat » du 16 août 2022 qui comporte un titre III intitulé « Souveraineté énergétique » ou bien encore une commission d’enquête parlementaire chargée d’établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France sous les présidences de François Hollande puis d’Emmanuel Macron (mars 2023). La liste n’est pas exhaustive.  

Dans une approche banalisée et allégée de toute considération théorique, la « souveraineté énergétique » reste donc à identifier.

Souveraineté énergétique, un concept à définir

Au niveau législatif, le concept est apparu dans la loi du 16 août 2022 portant mesures d’urgence pour la protection du pouvoir d’achat (« loi Pouvoir d’achat ») dont le titre III, intitulé « Souveraineté énergétique », réunit des mesures visant à assurer la sécurité d’approvisionnement.

Si « souveraineté énergétique » et « sécurité d’approvisionnement » sont équipollentes, le législateur national s’était alors déjà saisi de la « souveraineté énergétique » sans le dire.

Ainsi, les lois du 13 juillet 2005 de programme fixant les orientations de la politique énergétique (« loi POPE ») et du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte (« loi TECV ») postulant que la politique énergétique garantit l’indépendance stratégique nationale et favorise la compétitivité économique du pays, affirment que l’un des objectifs de cette politique est d’assurer la sécurité d’approvisionnement et de réduire la dépendance aux importations (C. énergie, art. L. 100-1 2°). Dans le prolongement de ces textes, la sécurité d’approvisionnement est définie par la Programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) comme « la capacité du système énergétique à satisfaire de façon continue et à un coût raisonnable la demande prévisible du marché ».

On peut donc comprendre la « souveraineté énergétique » comme le fait pour la France de rechercher à être indépendante dans la production d’énergie et d’en maîtriser subséquemment le transport, le stockage et la consommation.

Les dispositifs adoptés par la « loi Pouvoir d’achat » de 2022 vont en ce sens. Ainsi, s’agissant de la sécurité d’approvisionnement en gaz, la loi charge le ministre chargé de l’énergie de fixer une trajectoire annuelle de remplissage et un objectif minimal de remplissage des infrastructures de stockage de gaz ; autorise à titre temporaire, la reprise d’activité de la centrale à charbon de Saint-Avold et l’augmentation de la puissance de celle de Cordemais ; permet le développement de nouveaux terminaux méthaniers flottants et, spécialement, l’installation rapide d’un tel terminal au Havre ; adopte des dispositifs de soutien au développement du biogaz ; met sur pied, afin d’éviter un black-out, des dispositifs assurant l’équilibrage du système énergétique.

On peut donc comprendre la « souveraineté énergétique » comme le fait pour la France de rechercher à être indépendante dans la production d’énergie et d’en maîtriser subséquemment le transport, le stockage et la consommation.

S’agissant de la sécurité d’approvisionnement en électricité, la loi met en place deux systèmes d’équilibrage du système à la disposition du gestionnaire du réseau de transport.

En outre, la loi introduit un encadrement supplémentaire de l’ARENH (Accès régulé à l’électricité nucléaire historique) qui porte, notamment, validation du rehaussement du volume d’ARENH en 2022 à 120 TWh. Les termes de cet encadrement ne sont pas sans lien avec la sécurité d’approvisionnement dans la mesure où les centrales nucléaires en fonctionnement contribuent à la production d’une électricité stable et à un prix raisonnable. Toutefois, prévalait ici la protection de la filière nucléaire et de son opérateur historique.

Plusieurs de ces dispositions portent atteinte, à des degrés variables, à des droits ou libertés garantis par la Constitution, en particulier à la liberté d’entreprendre et à la liberté contractuelle, ou au droit de propriété. Dans son avis sur le projet de loi, le Conseil d’État a néanmoins considéré que cette atteinte à ces droits et libertés, qui ne sont pas absolus, sont « justifiés par l’intérêt général impérieux qui s’attache à la sécurisation de l’approvisionnement des consommateurs » et que les mesures prévues sont « proportionnées à l’objectif poursuivi » (Section des finances, Avis n° 405548).

Quant au Conseil constitutionnel, il a eu à se prononcer sur la constitutionnalité des dispositions relatives aux terminaux méthaniers et à la relance des centrales à charbon au regard de la Charte de l’environnement. Par une réserve d’interprétation, il juge « qu’il résulte du préambule de la Charte de l’environnement que la préservation de l’environnement doit être recherchée au même titre que les autres intérêts fondamentaux de la Nation et que les choix destinés à répondre aux besoins du présent ne doivent pas compromettre la capacité des générations futures à satisfaire leurs propres besoins ».

Dès lors, ces deux mesures ne pourront s’appliquer « que dans le cas d’une menace grave sur la sécurité d’approvisionnement en électricité » (CC, n° 2022-843 DC du 12 août 2022). Avis et décision expriment là une délicate recherche d’équilibre.

La souveraineté énergétique, entendue comme la recherche de la sécurité d’approvisionnement, appelle quelques observations.

En premier lieu, à court terme, apparait une tension entre « souveraineté énergétique » et « transition énergétique ». En effet, assurer la souveraineté énergétique conduit à diversifier les sources d’approvisionnement et à importer les énergie disponibles, décarbonées ou non.

En deuxième lieu, à moyen terme, la sécurité d’approvisionnement, conçue dans le cadre de la transition énergétique, doit conduire à accélérer le développement des énergies décarbonées. Dès lors, la souveraineté énergétique signifie avoir la capacité de retrouver une autonomie d’approvisionnement, à l’échelle nationale et/ou européenne en énergies décarbonées. Dans cette perspective, a été adoptée la loi du 10 mars 2023 relative à l’accélération de la production d’énergies renouvelables (« loi APER » ou « loi ENR ») qui améliore le cadre juridique des éoliennes en mer, légalise l’agrovoltaïsme (système étagé qui associe une production d'électricité photovoltaïque et une production agricole au-dessous de cette même surface) et les contrats de vente directe d’électricité et de gaz (ou PPA pour Power purchase agreements).

La capacité de la France à accueillir d’importantes installations de production d’énergies décarbonées sera de plus en plus structurante de sa souveraineté industrielle.

Poursuivant ce même objectif de production d’électricité décarbonée, la loi du 22 juin 2023 relative à l’accélération des procédures liées à la construction de nouvelles installations nucléaires à proximité de sites nucléaires existants et au fonctionnement des installations existantes simplifie les procédures administratives en vue d’accélérer la construction de nouveaux réacteurs de type EPR2 et de pérenniser les installations actuelles.

En troisième lieu, à plus long terme, la capacité de la France à accueillir d’importantes installations de production d’énergies décarbonées sera de plus en plus structurante de sa souveraineté industrielle. En effet, une forme de concurrence s’installe entre les sites offrant aux industriels une énergie abondante à prix accessible et de surcroit décarbonée, leur permettant de remplir les exigences d’une production décarbonée. À cet égard, la production d’hydrogène vert représentera vraisemblablement un enjeu essentiel.

Dès lors, dans le contexte de démembrement du concept de souveraineté précédemment signalé, la « souveraineté énergétique » apparait étroitement liée à la « souveraineté industrielle » parallèlement affirmée. De toutes les « souverainetés » susceptibles de fonder un État, la souveraineté énergétique est l’une des plus stratégiques.

En contrepoint de cette évolution lexicale dont on vient de circonscrire le périmètre matériel, apparait le projet politique de réaffirmation de l’État dans un secteur pourtant investi par l’Union européenne.

Souveraineté énergétique vs marché intérieur de l’énergie

L’affirmation d’une « souveraineté énergétique » nationale entre-t-elle en conflit avec la dynamique de la construction d’un marché européen de l’énergie ? Plus particulièrement, est-elle compatible avec les objectifs de la politique de l’Union européenne dans le domaine de l’énergie et « l’esprit de solidarité entre les États membres » énoncé à l’article 194 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE)  ?

Il résulte de cet article que « 1. Dans le cadre de l'établissement ou du fonctionnement du marché intérieur et en tenant compte de l'exigence de préserver et d'améliorer l'environnement, la politique de l'Union dans le domaine de l'énergie vise, dans un esprit de solidarité entre les États membres :

a)  à assurer le fonctionnement du marché de l'énergie ;  
b)  à assurer la sécurité de l'approvisionnement énergétique dans l'Union ;  
c)  à promouvoir l'efficacité énergétique et les économies d'énergie ainsi que le développement des énergies nouvelles et renouvelables ; et  
d) à promouvoir l'interconnexion des réseaux énergétiques »

L’article 194 stipule encore que les mesures européennes prises pour atteindre les objectifs visés « n'affectent pas le droit d'un État membre de déterminer les conditions d'exploitation de ses ressources énergétiques, son choix entre différentes sources d'énergie et la structure générale de son approvisionnement énergétique ».

L’énergie est donc une responsabilité partagée entre l’Union européenne et ses États membres

L’énergie est donc une responsabilité partagée entre l’Union européenne et ses États membres et la réalisation des objectifs de la politique de l’Union dans le domaine de l’énergie n’empêche pas un État de déterminer les conditions d’exploitation de ses propres ressources énergétiques, de choisir entre les différentes sources d’énergie et de décider la structure générale de son approvisionnement énergétique.

Deux décisions de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) mettent en lumière cette « liberté énergétique » des États membres. Tout d’abord, pour valider le bouquet d’aides d’État britannique, au profit d’EDF, dans le cadre du financement de la centrale nucléaire de Hinkley Point, la Cour de justice, refusant au demeurant d’opposer par principe les préoccupations environnementales et la production nucléaire d’électricité, a imposé à la Commission européenne de concilier les enjeux environnementaux avec la liberté énergétique de l’État membre issue de l’article 194 TFUE.

Il résulte ainsi de l’arrêt que, si l’article 194 TFUE assigne à la politique énergétique dans l’Union un vaste bouquet d’objectifs, mêlant sécurité de l’approvisionnement, efficacité, économies d’énergie, développement d’énergies nouvelles et renouvelables et imposant le bon fonctionnement du marché et l’interconnexion des réseaux, les actes européens cherchant à atteindre ces objectifs « n’affectent pas le droit d’un État membre de déterminer les conditions d’exploitation de ses ressources énergétiques, son choix entre différentes sources d’énergie et la structure générale de son approvisionnement énergétique » (CJUE, gde ch., 22 sept. 2020, Autriche c/ Commission, aff. C-594/18).

Ensuite, s’agissant de « l’esprit de solidarité » mentionné à l’article 194 précité, il « constitue une expression spécifique, dans le domaine de l’énergie, du principe de solidarité, qui constitue lui-même l’un des principes fondamentaux du droit de l’Union » permettant à la Cour d’exercer son contrôle de légalité (CJUE, gde ch., 15 juill. 2021, Allemagne c/ Pologne, aff. C-848/19). Le principe de solidarité produit donc des effets contraignants et la légalité des actes adoptés par les institutions de l’Union doit être appréciée à l’aune de ce principe.

Ainsi, il résulte de cette décision que la Commission européenne, lorsqu’elle adopte une décision en application de l’article 36 de la directive 2009/73/CE, doit examiner si un danger existe pour l’approvisionnement en gaz sur les marchés des États membres et procéder à une mise en balance des intérêts des États membres de l’Union qui sont en jeu.

En définitive, les objectifs de la politique de l’Union dans le domaine de l’énergie et le principe de solidarité énergétique ne sont pas des obstacles à ce qu’un État membre bâtisse un plan stratégique énergétique à long terme et définisse un « mix énergétique » lui permettant d’atteindre un niveau d’indépendance défini au nom de sa « souveraineté énergétique ».

La célèbre formule « l’indépendance dans l’interdépendance » (E. Faure, 1950) pourrait bien de nouveau faire sens.

Souveraineté énergétique et retour de l’État 

Esquissé dans le contexte de la pandémie, puis de la crise énergétique déclenchée, notamment, par la guerre d’Ukraine, le retour de l’État au cœur du fonctionnement de l’économie et du jeu social est révélé par la « réactivation de la souveraineté » (J. Chevallier, L’État en France, Entre déconstruction et réinvention, Gallimard, Le Débat, 2023). L’affirmation d’une « souveraineté énergétique » en est une expression. S’il est prématuré d’annoncer le retour de l’État interventionniste, nul doute que le modèle de l’État-régulateur façonné au cours des dernières décennies est à réinventer. Plus encore, le succès rencontré par la souveraineté et ses déclinaisons laisse à penser que c’est à un nouveau design étatique qu’il convient de réfléchir.

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