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En France, la gestion de la crise s'est traduite notamment par la mise en place de boucliers tarifaires pour protéger les ménages et les entreprises fragiles. Au-delà de l’urgence, comment l’Europe peut-elle accélérer la décarbonation de son économie ?

Pour la première fois depuis les chocs pétroliers des années 1970, les contraintes d'approvisionnement ont dominé la scène énergétique en 2022, le conflit en Ukraine ayant conduit l'UE à rompre avec la Russie via des embargos sur le charbon, puis sur le pétrole et ses dérivés, et à subir une réduction massive des flux de gaz en provenance de ce fournisseur historique.

Bien que moins dépendante que les autres grandes économies européennes en matière d'importation de gaz russe (Allemagne et Italie en particulier), la France n'est pas restée en dehors de la zone d'impact, avec, en outre, des défaillances de son parc nucléaire dont la capacité de production a été réduite au pire moment. Mais, aussi bien en Europe qu'en France, le bilan à date révèle plutôt la résilience du système énergétique et de l'économie, en décalage avec les immenses craintes de l'automne 2022, au prix toutefois d’efforts budgétaires qui ne pourraient pas être reproduits sur la durée (Sgaravatti et al., 2023).

Au-delà du choc, cette crise met plus encore en lumière l’impératif de décarbonation en Europe. Et, dans ce cadre, La France doit finaliser dans l'urgence une stratégie de planification de sa transition et trouver les moyens de financer, sur la durée, un effort massif d'investissement (Pisani-Ferry et Mahfouz, 2023).

Au-delà du choc, cette crise met plus encore en lumière l’impératif de décarbonation en Europe.

Nous procéderons ici en posant tout d'abord des éléments d'évaluation du choc au niveau européen, notamment parce que, dans une zone économique intégrée et organisée autour d'un grand marché énergétique, la compréhension de la crise affrontée par la France ne peut être isolée de son environnement direct. Ensuite, nous analyserons les mesures de politique publique mises en œuvre, dans l'urgence, par la France en 2022 et depuis, en soulignant leur caractère très protecteur pour les ménages (le gouvernement ayant organisé un quasi-gel des prix), comparativement à la plupart des États membres de l'UE. Enfin, nous ferons état de l'avancement de la stratégie française de décarbonation, en gardant à l'esprit que son accélération constitue la seule option crédible pour éviter la reproduction de tels chocs.

Un stress test énergétique et macroéconomique pour l’Europe

Avec le recul du temps, il sera évident que la guerre en Ukraine aura enclenché une crise énergétique plus massive et structurelle que les chocs pétroliers du siècle… : selon un calcul du think tank Bruegel (Sgaravatti et al., 2023), les États européens (Royaume-Uni inclus) ont engagé de l'ordre de 700 milliards de dépenses publiques en 2022 pour amoindrir le choc sur les ménages et les entreprises les plus fragiles. Certes, les économies européennes se sont avérées résilientes, mais le choc a porté la facture des approvisionnements énergétiques à plus de 9 % du PIB de l'UE en 2022 (contre 2 % en 2020), plus du double de ce qui a pesé sur les États-Unis. ;

Figure 1 : Facture énergétique dans l’Union Européenne et aux Etats-Unis (1970-2022)

Facture énergétique dans l’Union Européenne et aux Etats-Unis

Source : BlackRock Investment Institute, BP Statistical Review of World Energy, Bruegel. Coût de la consommation de pétrole, de gaz et de charbon en pourcentage du PIB.

La guerre en Ukraine a conduit les Européens à réorganiser leurs approvisionnements énergétiques dans l'urgence, en restaurant auprès « d’amis » (États-Unis, Norvège, notamment …) la sécurité d’approvisionnement mise à mal suite à l’agression russe. Les conséquences économiques du conflit ont largement dépassé les frontières de l'UE, en perturbant les routes mondiales d’acheminement des hydrocarbures, ainsi que le niveau et les mécanismes de formation des prix.

Dans la crise, l’Europe s’est trouvée confrontée à un dilemme : préserver son modèle de marchés ouverts, tout en s'adaptant à un état du monde où la géopolitique et les considérations de sécurité dominent la politique énergétique.

Ce découplage énergétique entre l’Europe et la Russie met à jour l'échec de la stratégie de diversification de l’Union européenne (UE) et les limites de sa gouvernance en matière de sécurité énergétique. L'Union de l'énergie, initiée en 2015 par la Commission Juncker, aura échoué à créer un marché intérieur assurant la sécurité d’approvisionnement. 

En conséquence, dans la crise, l’Europe s’est trouvée confrontée à un dilemme : préserver son modèle de marchés ouverts, tout en s'adaptant à un état du monde où la géopolitique et les considérations de sécurité dominent la politique énergétique… mais faussent ces mêmes marchés (Pepe, 2023).

Beaucoup s’est également joué du côté de la consommation, à la fois sous l’effet d’efforts de sobriété et d’une érosion de la demande industrielle face aux prix élevés : en 2022, la réduction de la demande a atteint 74 milliards de m3 de gaz, compensant presque en totalité l’effondrement des importations de Russie par gazoduc de 83 milliards de m3. Ce faisant, l'UE a dépassé son objectif de 15 % d'économies de gaz naturel l’hiver dernier, puisqu'elle a réduit sa consommation de près de 20 % entre août 2022 et janvier 2023 (par rapport aux mêmes mois de 2017 à 2022).

Une réponse de politique publique, en France, centrée sur des boucliers tarifaires très protecteurs

Si la continuité des approvisionnements énergétiques a été assurée, le défi principal a été de parvenir à éviter la transmission sur le marché de détail du choc subi sur les marchés de gros. Partant d'une tension déjà élevée fin 2021, le déclenchement des hostilités en Ukraine en février 2022 a entraîné une hausse des prix sur le marché européen du gaz à un niveau dix fois plus élevé qu'auparavant. Et le chaos s'est propagé au marché de l'électricité de l'UE, dans les mêmes proportions, les difficultés de la filière nucléaire française constituant un facteur aggravant (ainsi qu'une faible disponibilité de l'hydroélectricité à la même période, en raison de la sécheresse).

Dans ce contexte, le gouvernement français a notamment appelé à des efforts de sobriété (avec une efficacité certaine ; RTE 2023), mais c'est surtout singularisé par un choix très protecteur pour les ménages, dans l'esprit du « quoi qu'il en coûte » mis en œuvre durant la crise sanitaire (possiblement pour éviter de recréer les conditions qui avaient conduit au mouvement des gilets jaunes).

Des boucliers tarifaires ont été érigés, l’État couvrant la différence entre le prix final plafonné pour les ménages et le prix fournisseur (déconnectant ainsi le prix de détail du prix de gros). Très concrètement, cette approche a conduit à geler les tarifs réglementés du gaz à leur niveau de la fin 2021 et à fortement limiter la hausse de ceux de l’électricité (seulement accrus de 4 %). Selon l'Insee, l'amplitude du choc a été réduite de moitié en 2022, la part de l'inflation attribuable au choc énergétique étant limitée à 3,1 points, contre 6,2 points sans la mise en œuvre de mesures aussi protectrices (Bourgeois et Lafrogne-Joussier, 2022).

Ce qui a permis à la France de se singulariser au sein de l'Europe, avec une inflation limitée aux alentours de 6 %, contre 8 % en Italie et en Allemagne, et 12 % aux Pays-Bas. A noter que ces mesures ont été assouplies début 2023, l’augmentation de ces tarifs ayant été fixée à 15 % pour le gaz et l’électricité (alors que les prix auraient dû doubler, sans le maintien d'un bouclier).

Figure 2 : Tarifs énergétiques avec et sans prise en compte du bouclier tarifaire

Source : Maillet P., Saumtally A., Les effets macroéconomiques du bouclier tarifaire : une évaluation à l’aide du modèle ThreeME, Conseil d'Analyse Economique, Focus n° 97, juillet 2023.

Différents travaux macroéconomiques ont été conduits pour analyser l'efficacité de ce type de mesure, et leur coût (Jaravel et al., 2023 ; Langot et al. 2023 ; Maillet et Saumtally, 2023). Le constat est que l'approche française via les boucliers tarifaires aura limité les pertes de pouvoir d’achat et soutenu la croissance, empêchant un emballement des salaires (et aura été favorable à l'emploi en contenant le coût du travail). Cela pour un coût annuel compris entre 1,5 et 2% du PIB, en 2022 et 2023, selon les évaluations.

L'approche française via les boucliers tarifaires aura limité les pertes de pouvoir d’achat et soutenu la croissance, empêchant un emballement des salaires

Mais, même si le recours à des boucliers a été complété de mesures plus ciblées (comme des chèques énergie, distribués à 40 % des ménages), ce choix a fondamentalement conduit à traiter les ménages indépendamment de leur niveau de revenus, étendu ainsi une protection à des ménages aisés qui auraient pu assumer une part plus importante du choc de prix. Cette forme de couverture universelle interroge d'autant plus que c'est également ce qui a été mis en œuvre pour les carburants, les consommateurs bénéficiant de ristournes assez larges (jusqu'à 0,30 €), également indifférenciées selon les niveaux de revenus ou les nécessités de déplacement en voiture. Par ailleurs, ce choix, schématiquement, de « gel universel des prix », mais n'a pas été de nature à encourager la modération des consommations.

Mais, ce qui n'est pas sans importance, l'approche française aura eu le mérite de la simplicité en termes de mise en œuvre, face à un choc brutal et inattendu, et dans une société qui tentait de « reprendre son souffle » après les contraintes de la crise sanitaire. Faute de mieux toutefois, car la crise a révélé l’impossibilité de mettre en œuvre des politiques plus fines, par manque de données statistiques suffisamment granulaires sur les consommations énergétiques des ménages (ce qui ne manquera pas de poser problème, également, pour accélérer la transition).

Dans la suite de la décennie, comme la crise pourrait conduire à de nouvelles secousses, les contraintes sur les finances publiques imposeront des outils plus ciblés. Une inspiration pourra être trouvée chez certains de nos voisins. Le gouvernement allemand a mis en place un dispositif visant à ne protéger les ménages que sur une partie de leurs consommations d’énergie : 80 % des volumes de consommations ont été plafonnés, contrairement aux autres 20 % (le tout sur la base des consommations des années précédentes). Aux Pays-Bas, le dispositif en vigueur a consisté à couvrir les consommations par référence à celle d’un ménage « de référence », tous les volumes supérieurs n’étant pas soumis à un bouclier.

Au-delà de la gestion de crise, l’impératif de décarbonation

L’histoire retiendra peut-être que l’année 2022 aura marqué une étape importante dans la lutte contre le changement climatique, conséquence indirecte de la guerre en Ukraine. En plus des effets environnementaux des énergies fossiles, cette guerre rappelle que la dépendance des importateurs les place sous la menace de ruptures d’approvisionnement, risques restés assez théoriques depuis les années 1970. La réaction au choc, en 2022, a confirmé que la guerre n’a pas produit de repli dans les ambitions de décarbonation de l’UE : à court-terme, le rebond du charbon a été très contenu, et a été moins vigoureux que la progression conjointe de l’éolien et du solaire, avec un recul des émissions de CO2 sur l’année d’environ 1 % (à l’inverse de la progression mondiale).

La rupture avec la Russie produit un alignement entre les objectifs environnementaux, économiques et de sécurité collective.

L’Europe se doit d’accélérer le « Fit for 55 » (c'est-à-dire la réduction des émissions de gaz à effet de serre de 55 % en 2030), et la France de prendre sa part de cet effort. La crise énergétique ajoute à la détermination : pour un pays comme la France qui importe 98 % de son gaz et 99 % de son pétrole (comme c'est souvent le cas pour beaucoup de pays européens), la rupture avec la Russie produit un alignement entre les objectifs environnementaux, économiques (puisqu'il s'agit d'importer moins d'énergies fossiles plus coûteuses) et de sécurité collective (car d'autres tensions sur les approvisionnements pourraient intervenir).

Dans ce contexte, au printemps 2023, la question climatique a pris une tournure moins « théorique ». Tout d'abord, la Première ministre a présenté les objectifs de planification écologique, permettant de toucher du doigt les défis : d'ici 2030, la France devra ramener ses émissions de CO2 de 420 millions de tonnes/an à 265 (avec des bouleversements à venir dans les transports, l'industrie, le logement, etc.). Soit, d'ici la fin de la décennie, un effort plus important que celui accompli en 30 ans... Par ailleurs, le coût de la décarbonation a été placé au centre du débat : selon le rapport Pisani-Ferry & Mahfouz (2023), l'effort d'investissement annuel sera d'environ 65 milliards d'euros (plus de 2 % du PIB). Logiquement, la question du financement de cet effort s'est immédiatement posée, les auteurs considérant que le surcroît de dépenses publiques pourrait avoisiner la trentaine de milliards/an.

Le rapport Pisani-Ferry & Mahfouz établit également que nous ne sommes pas « condamnés à choisir entre croissance et climat », dès lors qu’à long terme, le progrès dans les technologies décarbonées pourrait déboucher sur une dynamique économique plus soutenue qu’en prolongeant un modèle fondé sur les énergies fossiles. Mais ils pointent aussi, avec force, que la transition est « spontanément inégalitaire », même pour les classes moyennes, dès lors que le patrimoine de l'ensemble des ménages (immobilier, véhicules, …) devra être transformé en profondeur ».

Accélérer la transition, au cœur d’une décennie chaotique, constituera un défi de politique publique, mettant les processus démocratiques tout autant en tension que les processus économiques.

Références

  • Anil A., Arregui N., Black S., Celasun O., Iakova D. M., Mineshima A., Mylonas V., Parry I. W.H., Teodoru I., et Zhunussova K., “Surging energy prices in europe in the aftermath of the war: How to support the vulnerable and speed up the transition away from fossil fuels”, International Monetary Fund, 2022. 
  • BCG, Crisis on Pause, Europe Still Needs a Green Industry Transformation, April 2023.
  • Birol F., Where things stand in the global energy crisis one year on, AIE, 23 février 2023.
  • Bourgeois A. et Lafrogne-Joussier R., La flambée des prix de l’énergie : un effet sur l’inflation réduit de moitié par le "bouclier tarifaire", Technical Report 75, Insee, septembre, 2022. 
  • Chaton C. et Gouraud A., Simulation of fuel poverty in France, Energy Policy, 140, 2020.
  • Ember, European Electricity Review: Ember’s analysis of the EU electricity transition in 2022: what happened in 2022, what can we expect for 2023 ?, March 2023.
  • Jaravel X., Méjean I., Ragot X., “Les politiques publiques au défi du retour de l’inflation”, Les notes du conseil d’analyse économique, n° 78, juillet 2023.
  • Kleimann D. et al., How Europe should answer the US Inflation Reduction Act, Bruegel, February 2023.
  • Langot F., Malmberg S., Tripier F. et Hairault J.-O., The Macroeconomic and Redistributive Effects of Shielding Consumers from Rising Energy Prices: the French Experiment, Cepremap Working Papers (Docweb) 2305, Cepremap, mai 2023. 
  • Maillet P., Saumtally A., Les effets macroéconomiques du bouclier tarifaire : une évaluation à l’aide du modèle ThreeME, Conseil d'Analyse Economique, Focus n° 97, juillet 2023.
  • Pepe J.M., Geopolitics and Energy Security in Europe, How do we move forward?, Foundation Friedrich-Ebert-Stiftung, May 2023.
  • Pisani-Ferry J., Mahfouz S., Les incidences économiques de l’action pour le climat, France Stratégie, 2023.
  • RTE, Bilan de l’hiver 2022-2023 : des coupures d’électricité évitées grâce à la baisse de consummation, 2023.
  • Sgaravatti G., Tagliapietra S., Trasi C., Zachmann G., National fiscal policy responses to the energy crisis, Bruegel, 24 March 2023.
     

Les auteurs