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La réforme du marché électrique est un aspect clé de la transition énergétique. Comment intégrer harmonieusement les énergies renouvelables dans notre système électrique pour crédibiliser la route vers la neutralité carbone ?

Depuis la reprise post-Covid, à l’automne 2021 et jusqu’à l’hiver 2023, dans la tourmente du conflit russo-ukranien qui a fortement chamboulé l’approvisionnement énergétique, le marché électrique européen est tendu. Les hausses à répétition du prix de l’électricité ont créé une sorte de coupable, le « marché européen de l’énergie », jusqu’au point de vouloir le réformer. 

Un changement difficile et qui ne fait pas consensus chez les différents Etats Membres, et qui à date reste suspendu à des négociations encore en cours. Pour comprendre les racines de cette réforme éventuelle, il nous semble nécessaire de rappeler d’abord brièvement le fonctionnement de ce marché, pour ensuite expliquer les hypothèses de réforme. Nous préciserons enfin les raisons des difficiles décisions en cours. 

De la longue création d’un marché…

L’électricité n’est pas un bien standard, en dépit de son omniprésence dans notre quotidien. L’histoire du marché commun de ce bien non standard commence en 1996, avec la Directive 92/CE qui ouvre à la concurrence du secteur électrique, dont l’objectif est « de garantir un marché performant offrant un accès équitable et un niveau élevé de protection des consommateurs, ainsi que des niveaux appropriés de capacité d’interconnexion et de production ». 

Le consommateur doit pouvoir choisir librement son fournisseur d'électricité, et les fournisseurs doivent pouvoir bénéficier d'un accès libre aux réseaux de transport et de distribution d'électricité.

Le consommateur doit pouvoir choisir librement son fournisseur d'électricité, et les fournisseurs doivent pouvoir bénéficier d'un accès libre aux réseaux de transport et de distribution d'électricité. Les activités de production et de fourniture d'électricité doivent ainsi passer dans le domaine concurrentiel, en abandonnant les monopoles nationaux. Les activités de transport (longue distance) et de distribution (réseau local) d'électricité restent régulées. Un objectif parallèle de cette réforme est la sécurité d’approvisionnement, soit la garantie que tout consommateur européen bénéficie d’une fourniture d’électricité sans black-out. Les textes ne mentionnent jamais l’objectif de baisse de prix. 

Le chemin vers la concurrence est progressif, accompagné par différentes directives et réglementations. Et il est semé d’embuches : il faut organiser un marché pour un bien qui n’est pas stockable, dont on a besoin en temps réel, qui doit traverser les frontières alors que les réseaux électriques étaient historiquement construits selon une logique nationale. Ces choix avaient privilégié des technologies très capitalistiques mais différentes : le nucléaire en France, le charbon en Allemagne, le gaz en Espagne et en Italie, l’hydroélectrique en Suède par exemple. 

Dans ce parcours à obstacles, les années 2000 ajoutent l’impératif de la décarbonation, en déclinant progressivement des objectifs de plus en plus ambitieux d’intégration des énergies renouvelables pour la production d’électricité et en imposant aux producteurs un prix sur leurs émissions, dans le cadre du marché européen des permis carbone.

L’architecture des marchés électriques est donc complexe car elle imbrique les différents objectifs tels que libre choix des consommateurs, concurrence entre producteurs et fournisseurs, sécurité de l’offre, décarbonation. Et le prix de l’électricité est censé être la pierre angulaire de cette architecture. 

D’ailleurs, il y a même plusieurs prix de l’électricité. En amont, le prix de gros se forme toutes les heures ou demi-heures, grâce au trading de l’électricité entre producteurs européens (les « bourses » de l’électricité, tel qu’Epex Spot pour l’Europe de l’Ouest, NordPool pour les pays nordiques et Omel pour l’Espagne). Sur ces bourses, le prix suit le principe de l’ordre de mérite. D’une part les acheteurs font leurs demandes de puissance électrique, et d’autre part les producteurs mettent à disposition leurs centrales. Ces derniers sont classés par rapport à leurs offres de production, par ordre croissant. La centrale avec l’offre en prix de production la moins élevée va être appelée en première, et ainsi de suite. 

La dernière centrale appelée est celle que l’on appelle « marginale », qui permet l’équilibre entre offre et demande, et qui fait le prix.

Plus la demande d’électricité est forte, et plus on doit mobiliser des centrales de plus en plus coûteuses, dont l’offre en prix est donc plus élevée. Par ailleurs, les centrales à gaz, ou à charbon, intègrent dans leurs coûts celui des permis à polluer, issus du marché européen du carbone. La dernière centrale appelée est celle que l’on appelle « marginale », qui permet l’équilibre entre offre et demande, et qui fait le prix. Très souvent, ce sont des centrales à gaz qui font le prix sur les bourses électriques européennes. Le nucléaire français ou l’hydroélectrique suédois, moins chers en termes de coût variable horaire, ne peuvent donc pas empêcher cette dynamique, car la France et la Suède sont intégrées comme des zone de trading parmi ces différentes bourses. 

Remarquons que cette organisation du marché basée sur l’échange dit « centralisé » est axée sur des fondamentaux théoriques forts. Il s’agit d’une organisation des échanges qui permet de minimiser les coûts de transaction, d'atteindre les objectifs d'efficacité productive et d'exclure les problèmes de déséquilibre. Selon la théorie de Schweppe et al. (2013)1 , le prix marginal du système : i) coïncide avec le coût marginal du producteur qui a les coûts marginaux les plus élevés, s'il y a une certaine capacité de réserve et que ce producteur n'est pas entièrement réparti ; ii) est supérieur au coût marginal de la dernière unité entièrement répartie, et inférieur au coût marginal de la première unité non répartie ; iii) est supérieur aux coûts marginaux de tous les producteurs et coïncide avec la valeur de la charge perdue s'il n'y a pas de capacité de réserve. Autrement dit, le signal prix du marché de court terme doit garantir une allocation efficace des ressources et une coordination efficace de certaines décisions. 

…à une réforme aux contours flexibles

L’alourdissement de la facture électrique, en particulier pour les consommateurs résidentiels, a déclenché à partir de la fin de 2021 et surtout pendant l’hiver 2022 plusieurs mesures de protection des consommateurs, dans une très grande majorité des États européens. Selon le think thank Bruegel, 758 milliards d'euros ont été alloués et réservés dans les pays européens pour protéger les consommateurs de la hausse des coûts de l'énergie2

Or le problème s’est posé de comprendre comment prévenir ce genre de situations, plutôt que de prendre des mesures ex-post et de façon hétérogène dans les différents États européens. Il s’agit du noyau de la proposition de réforme du marché électrique, qui porte également l’objectif du soutien à une décarbonisation plus rapide du secteur. 

La réforme, dévoilée le 14 mars 2023 et acceptée par le Conseil de l’Union Européenne le 17 Octobre dernier, se compose des éléments suivants : la communication COM(2023)148 proposant de modifier les règles de conception du marché de l'électricité3; et la Communication COM(2023)147 proposant de modifier le règlement relatif à l'intégrité et à la transparence du marché de gros de l'énergie (REMIT)4. L'orientation générale servira de mandat de négociation avec le Parlement européen en vue de l'élaboration du texte définitif de l'acte législatif. Le résultat des négociations devra être formellement adopté par le Conseil et le Parlement. 

Protéger les consommateurs de la volatilité des prix de l’énergie

Pour atteindre le premier objectif, la réforme prévoit :

  • Le droit à des contrats à prix fixes ainsi qu’à des contrats à prix dynamiques, offrant des options à la fois aux consommateurs averses au risque et à ceux qui prennent des risques, l'accès à un type spécifique de prix de détail réglementés pour les ménages et les petites et moyennes entreprises en cas de crise et la mise en place par les États membres d'un régime de fournisseur de dernier recours ; 
  • la possibilité pour les consommateurs de partager l'énergie renouvelable, sans qu'il soit nécessaire de créer des communautés énergétiques ; 
  • la stabilisation de l'approvisionnement énergétique pour l'industrie en encourageant les fournisseurs à se protéger contre les prix élevés grâce à l'utilisation accrue de contrats à terme avec les générateurs qui peuvent bloquer les prix à venir.

Renforcer la stabilité et la prévisibilité du coût de l'énergie, contribuant ainsi à la compétitivité de l'économie de l'UE

D'une part, la proposition vise à optimiser le fonctionnement des marchés à court terme, par exemple en réduisant la taille minimale des offres pour les marchés intra journaliers et à court terme à 100 kW, afin d'en améliorer la liquidité. D'autre part, elle vise à améliorer l'accès aux contrats à long terme plus stables (PPA ou Power Purchase Agreements5, et CfD ou Contracts for Differences6) et aux marchés.

Pour améliorer la liquidité des marchés à terme, la proposition prévoit des prix de référence régionaux par l'intermédiaire d'une plaque tournante afin d'accroître la transparence des prix d’une part, et  l'obligation pour les gestionnaires de réseau d'autoriser des droits de transport d'une durée supérieure à un an d'autre part. La communication prévoit de clarifier le rôle de l'Agence Européenne des Régulateurs de l’Énergie.

Stimuler les investissements dans les énergies renouvelables

Les CfD et les PPA pourraient offrir des prix stables aux consommateurs et des revenus fiables aux fournisseurs d'énergie renouvelable, en réduisant leur risque financier et le coût du capital, en sécurisant le volume vendu et contribuant ainsi à l'objectif de tripler le déploiement des énergies renouvelables, conformément aux objectifs du Green Deal européen.

Pour renforcer l'attrait des investissements dans les énergies renouvelables, l'exploitation de leur potentiel par le biais de technologies et de processus supplémentaires (comme le stockage et la réponse à la demande) doit être clairement établie. Par conséquent, la proposition vise à permettre aux États membres de concevoir ou de revoir les mécanismes de capacité afin de promouvoir la flexibilité à faible émission de carbone. 

De façon complémentaire, mais moins claire dans la proposition, les Etats membres pourront introduire des nouveaux régimes de soutien pour la flexibilité non fossile telle que la réponse à la demande et le stockage. Les États pourront évaluer les besoins de flexibilité de leur système électrique et établir des objectifs pour répondre à ces besoins. Plus spécifiquement, dans les situations de crise, les États membres pourront intervenir avec des contrats pour écrêter les pointes et contribuer à la réduction des pics de consommation. D’autres mesures, plus techniques, qui visent l’organisation des échanges infra-journaliers, permettraient une intégration plus efficace des énergies renouvelables dans le système électrique. 

Plutôt qu'une réforme, une révision des règles de fonctionnement du marché

La réforme ne révolutionne pas l’architecture des marchés électriques. Il s’agit plutôt d’un ensemble de mesures nécessaires, probablement au-delà de la crise de l’énergie que nous avons vécue, pour mieux coordonner les besoins d’investissement dans les énergies décarbonées et l’architecture du marché. Si l’ensemble des règles de marché à court terme reste inchangé, l’essentiel des débats s’est focalisé sur les CfD. Notons que toute forme contractuelle bilatérale, qu’il s’agisse des contrats aux différences, ou des PPA, est vitale pour le fonctionnement du marché électrique7

Les CfD ne sont pas du tout nouveaux. Il s’agit de swaps, soit des accords financiers en vertu desquels une partie (le vendeur) accepte de payer à une autre partie (l'acheteur) un montant égal à la différence entre le prix au comptant à une période d'une demi-heure prédéterminée et un prix fixe prédéterminé multiplié par une quantité prédéterminée. 

Ces contrats sont donc des moyens de se protéger contre le risque prix essentiellement.

Les contrats de ce type sont appelés swaps parce qu'ils ont pour effet d'échanger un flux de revenus flottants contre un flux de revenus fixes. Ces contrats sont donc des moyens de se protéger contre le risque prix essentiellement.  

Les swaps peuvent impliquer des flux de paiements dans les deux sens. Si le prix au comptant est supérieur au prix fixe, le vendeur du swap paie la différence à l'acheteur. En revanche, si le prix au comptant est inférieur au prix fixé, l'acheteur du swap paie la différence au vendeur.

Si ces contrats ne sont pas nouveaux, leur encadrement dans la proposition de directive l’est. En particulier, la Commission propose que les contrats à prix garantis par l'État soient imposés comme seul régime de soutien public aux énergies renouvelables et à l'énergie nucléaire (article 19 ter). Ils seront ouverts aux "nouveaux investissements" finançant "de nouvelles installations de production d'électricité" ou "la rénovation d'installations de production d'électricité existantes [et] la prolongation de leur durée de vie". La France en particulier pourrait utiliser les CfD sur ses centrales nucléaires existantes dans le cadre du grand carénage. Le Portugal et l’Espagne ont soutenu cette mesure, qui leur permettra d’obtenir les mêmes conditions pour les investissements dans la rénovation et l’installation de centrales hydroélectriques.

D’autres questions concernent la redistribution des revenus générés par les CfD. La Commission avait alors proposé une obligation pour les États membres de réorienter les revenus vers les consommateurs les plus vulnérables, que le mandat du Conseil a transformé en un engagement plus vague avec plus de flexibilité. Parmi les mesures contre la volatilité des prix, les États confirment que les consommateurs pourront exiger des fournisseurs d'électricité qu'ils concluent des contrats à long terme à prix fixe, ou bien utiliser des contrats à prix dynamiques avec les fournisseurs s'ils veulent profiter de la variabilité des prix pour utiliser l'électricité lorsqu'elle est la moins chère. Les États membres devront également désigner des fournisseurs de dernier recours, afin qu'aucun consommateur ne soit privé d'électricité, même en cas de faillite. Le texte insiste sur le rôle de la Commission européenne dans le contrôle des CfD. Elle est notamment chargée de s’assurer qu’ils ne faussent pas la concurrence. De leur coté, les eurodéputés estiment que les CfD ne peuvent pas être le seul régime d’aides publiques autorisé (pour les ENR et le nucléaire). Des « régimes équivalents » sont désormais possibles pour ces technologies. 

Les objectifs de la construction de l’Europe de l’Energie et de la décarbonation devront être préservés pour crédibiliser la route vers la neutralité carbone

Le trilogue Commission-Conseil- Parlement devra donc décider sur quelques questions qui pourraient être fastidieuses, et sans doute laisser de la flexibilité dans la mise en œuvre de certaines mesures, pour accorder les violons des différentes exigences des Etats Membres. Et le temps presse, car un accord doit être arrêté en décembre, avant que tout ne s’arrête en attendant les élections européennes.
Dans cette réforme, appelée maintenant « révision » des règles de fonctionnement du marché électrique européen, les objectifs de la construction de l’Europe de l’Energie et de la décarbonation devront être préservés pour crédibiliser la route vers la neutralité carbone, qui reste aujourd’hui un de plus grands défis européens.

Références

  1. Schweppe F.C., M.C. Caramanis, R. D. Tabors and R.E. Bohn (2013), “Spot pricing of electricity”, Springer Science & Business Media.
  2. Ce chiffre comprend les politiques en faveur des consommateurs d’éléctricité et de gaz dans les pays membres de l’EU, la Norvège et la Grande-Bretagne National fiscal policy responses to the energy crisis (bruegel.org).
  3. La proposition vise à modifier le règlement (UE) 2019/943 (règlement électricité), le règlement (UE) 2019/942 (règlement Agency of Cooperation of Energy Regulators-ACER), la directive (UE) 2019/944 (directive électricité) et la directive (UE) 2018/2001 (directive énergies renouvelables) afin d'améliorer la conception du marché de l'électricité de l'UE.
  4. Pour des documents techniques sur la réforme, consultez EU electricity market design reform - Findings on implementation of the existing rules (europa.eu) et le document final Reform of the EU electricity market design (europa.eu)
  5. Les PPA sont des contrats privés à long terme entre un producteur d'énergie renouvelable ou à faible émission de carbone et un consommateur. Ils sont actuellement utilisés par des gros acteurs dans quelques États membres. Pour les rendre plus accessibles, les États membres doivent 1) s'attaquer aux risques financiers associés au défaut de paiement du fournisseur (par exemple, au moyen de garanties publiques), qui constitue souvent un obstacle majeur aux PPA ; 2) permettre aux développeurs de projets d'énergie renouvelable participant à un appel d'offres public de réserver une part de la production à la vente par le biais d'un PPA ; 3) appliquer dans ces appels d'offres des critères d'évaluation pour encourager l'accès au marché des PPA pour les clients qui sont confrontés à des barrières à l'entrée.
  6. Les CfD sont une forme d'aide publique par laquelle le producteur se voit garantir un prix minimum par le gouvernement pour l'énergie produite et est autorisé à gagner le prix total du marché, même s'il est très élevé. C'est pourquoi la proposition envisage des CfD à double sens, qui impliquent la fixation d'un prix minimum que le producteur d'énergie peut obtenir, mais aussi d'un prix maximum, de sorte que tout revenu supérieur à ce dernier soit reversé à l'acteur public et ensuite canalisé pour atténuer les effets des prix élevés pour tous les consommateurs d'électricité, proportionnellement à leur consommation. Les CfD devraient être le régime de soutien préférentiel pour l'énergie éolienne, solaire, géothermique, hydroélectrique sans réservoir et nucléaire.
  7. "Beyond the crisis: re-thinking the design of power markets" - CRE 

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