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La transformation digitale des entreprises vise à augmenter la productivité des salariés. Est-ce réellement le cas ? Comment réorganiser le travail face à ces changements ? Et le management ?

Article de Nicolas Berland, professeur en management et responsable de l'Executive MBA de l'Université Paris Dauphine - PSL


La digitalisation ou informatisation des entreprises permet d’augmenter la productivité des salariés en leur fournissant des outils de workflow, des plateformes collaboratives, des messageries, etc. qui ont pour objectif de renforcer leur efficacité et leur créativité (Dudèzert, 2018). Plus normé, plus « processé », plus encadré, le travail est réalisé au plus près des opérations de terrain et des réalités organisationnelles. 

Pour accompagner ce déploiement, des services support interviennent auprès des managers et opérationnels pour les soutenir dans leur nouveau périmètre fonctionnel. Ces derniers créent alors les nouvelles normes de travail accompagnant l’informatisation.

“Les ordinateurs sont partout sauf dans les chiffres de la productivité”

Pourtant les économistes et les consultants s’interrogent sur les faibles impacts de l’informatique sur la productivité globale des salariés. Il en va ainsi de Solow et de son célèbre paradoxe : les ordinateurs sont partout sauf dans les chiffres de la productivité (Coeuré et al., 2021). La thèse est néanmoins contestée ne serait-ce que par la prise en compte d’un temps de latence pour la réalisation des gains de productivité (David 1990). 

Par ailleurs, le mal-être au travail est devenu une plainte classique des salariés (Pezé, 2008) où la perte de sens rivalise avec les bullshit jobs (Graeber, 2018). Ceux-ci apparaissent, notamment, via une standardisation accrue du travail. C’est le cas, par exemple quand celui-ci doit ensuite être informatisé ou tout simplement pour « réparer » les activités et interactions maltraitées par l’informatisation des process.

L’enfer est pavé de bonnes intentions et sous prétexte d’alléger le travail, d’éviter les intermédiaires coûteux et peu compréhensifs, de permettre une réappropriation du travail, de moderniser les processus sous-jacents, il en résulte (parfois) des catastrophes économiques et sociales. 

La digitalisation permet en effet de travailler plus vite et d’économiser des ressources. Mais elle nécessite aussi une réorganisation du travail (Brasseur et Biaz, 2018). Mal pensée, celle-ci peut conduire à des catastrophes managériales. Loin d’affirmer que cela concerne toutes les organisations, mais attentifs à l’évolution des organisations via des recherche de terrain d’une part et en prise avec des managers depuis 25 ans en formation continue d’autre part, il me semble pourtant que beaucoup d’organisations sont touchées.

Premier mouvement, une délégation d’activité permise par les systèmes d’information

La digitalisation ou informatisation des processus de travail permet de simplifier les tâches des managers et opérationnels en supprimant des fonctions devenues inutiles et en permettant aux principaux intéressés de se réapproprier des pans entiers de leur activité. 

Le développement de logiciels assistants les managers et les opérationnels leur permet de mieux contrôler leur activité en alimentant eux-mêmes les ERP (Entreprise Resource Planning), CRM (Customer Relationship Management) et autres outils de BI (Business Intelligence). Pour ces nouvelles tâches, ils sont assistés de fonctions support ou de fonctionnels de soutien qui les aident via des procédures et des formations, à réaliser ces nouvelles missions, autrefois déléguées.

“Plus besoin de lui communiquer vos besoins, vous interagissez directement avec la machine”

Managers et opérationnels peuvent directement saisir des chiffres et informations liées à leurs activités dans des systèmes d’information dédiés (performance, données Ressources Humaine - RH ou encore clients…). Ces professionnels sont aussi alimentés de données produites par les systèmes informatisés de gestion et peuvent alors apprendre et progresser dans leur activité ou mieux rendre compte.

Donnons quelques exemples :

  • Via la récente application « voyages » mise en place par votre organisation, vous pouvez, pour votre prochaine mission, saisir votre destination, vos dates de voyage, sélectionner les moyens de transport adéquats et les hôtels correspondants. Cela évite à un ou une assistante de faire le travail à votre place.
  • Plus besoin de lui communiquer vos besoins, vous interagissez directement avec la machine.
  • Une donnée de données clients vous permet d’interagir plus facilement avec eux, pour des relances automatiques ou des opérations programmées et diffusées ne masse.
  • Le logiciel Financier de votre entreprise vous invite à remplir les informations permettant de sortir des indicateurs de performance évitant ainsi le recours à un contrôleur de gestion.
  • Grâce à la nouvelle interface de gestion de vos cours, vous pouvez renseigner les objectifs, prérequis, syllabus de vos interventions pour obtenir la nouvelle accréditation indispensable à votre Ecole.

L’organisation gagne ainsi en flexibilité et en pertinence. L’activité est prise en charge par des systèmes d’information qui doivent éviter répétitions et “sales boulots” (Hugues, 1996). L’opérationnel ou le manager gère l’interface avec ses systèmes automatiques comme il le faisait auparavant avec les personnes en charge des processus qui ont été informatisés. En principe, la charge de travail n’a pas varié.

Deuxième mouvement, une réduction des effectifs

Cette informatisation permet alors de réduire les effectifs des assistants ou assistantes devenues inutiles. Le travail peut être délégué à des opérationnels plus pertinents. Chacun d’entre eux récupèrent une partie de l’activité qui le concerne (ses voyages, ses clients ou interlocuteurs, ses plans de cours, ses indicateurs). 

La productivité doit donc logiquement augmenter car on a supprimé des intermédiaires et fluidifier les processus (parfois en faisant du Business Process Reengineering, c’est-à dire « a radical redesign of business processes to achieve dramatic improvements in productivity, cycle times, quality, and employee and customer satisfaction » selon le cabinet Bain (2023). 
Les ETP (équivalent temps pleins) baissent pour un volume d’activité inchangé. Il est même possible d’affirmer, ou du moins d’espérer, que la qualité du travail augmente car le travail est pris en charge par des personnes plus au fait de leurs besoins et de celui des clients ou usagers.

Troisième mouvement, une activité de normalisation et de contrôle par des fonctions support

Toutes les fonctions d’assistance ne disparaissent pas pour autant. Subsistent des spécialistes qui prescrivent le travail des acteurs via des procédures permettant aux opérationnels de s’approprier au mieux leurs nouveaux outils. Ils produisent alors des modes d’emploi des processus, répondent aux questions, font des enquêtes, assurent de la formation pour aider les personnes en front line.

Plus expertes, les fonctions supports survivantes se spécialisent sur l’activité de normalisation et de standardisation des comportements des opérationnels en leur fournissant des modes d’emploi des nouveaux outils (documents de procédures par exemple) ou des formations pour aider les opérationnels dans leurs nouvelles tâches. Le cas échéant, ils peuvent apporter des conseils. Mais leur nombre ayant diminué (et leur qualité augmenté), ils sont devenus une ressource rare que l’on ne sollicite qu’en ouvrant un « ticket » d’incident ou de conseil.

A côté de cette activité de normalisation, les fonctions support veillent à la bonne application de la norme et deviennent une fonction de contrôle. Cette activité de surveillance est le corolaire logique de la délégation d’activité. On glisse donc, parfois, souvent, d’une fonction d’assistance à une fonction de contrôle des procédures. L'apparition de la fonction de contrôle est une évolution importante de conséquences car on a modifié implicitement l'architecture organisationnelle (Morabito, 1999) en octroyant des droits de contrôles à des personnes coupées du terrain et non légitimées par le reste de l'organisation.

Conséquences du progrès managérial

Des postes ont bel et bien disparu mais les tâches sous-jacentes subsistent en partie et d’autres sont même peut-être apparues. En transférant le travail vers des opérationnels il a été possible de réduire les effectifs des fonctions support et des assistants et assistantes qui les prenaient en charge auparavant. 
Les tâches elles-mêmes ont été allégées grâce à l’informatique, et la normalisation qui en découle, qui a rendu le travail plus léger en éliminant beaucoup de travaux de ressaisis et de contrôle. 

“Mais une partie du travail n’a pas disparu, il a simplement été déplacé vers les opérationnels”

Mais une partie du travail n’a pas disparu, il a simplement été déplacé vers les opérationnels. La digitalisation a en effet permis de faciliter le traitement des cas les plus simples (et souvent les moins chronophages). Ils sont maintenant pris en charge plus ou moins automatiquement. Ce nombre de cas, que l’on a cherché à faire augmenter en normalisant au préalable l’activité, perdant au passage des réponses à beaucoup de situations complexes et parfois créatrice de valeur, allège le travail. 

Il n’en subsiste pas moins qu’une partie de l’activité reste à la charge de l’opérationnel. Cela n’est rien toutefois comparé à une partie du travail (bien souvent « invisible » auparavant) qui consistait à traiter des cas complexes, nécessitant de la coordination ou une expertise mal formalisée. Ces cas se révèlent très chronophages pour les opérationnels qui n’ont pas de routines ou de savoirs implicites sur ces tâches auparavant gérés par des assistants. Plus embêtant, les systèmes peuvent créer une nouvelle activité en générant des erreurs. Par exemple, les clients sont contactés intempestivement et nécessite un contact manuel de l’opérationnel a posteriori. Les dossiers RH buggent car il manque une pièce et ils faut suivre l’exécution d’un process informatisé qui devait… s’exécuter seul.

“Il résulte de ce processus une fragmentation des tâches qui ont été déléguées au risque d’une perte d’efficacité”

Par ailleurs, il résulte de ce processus une fragmentation des tâches qui ont été déléguées au risque d’une perte d’efficacité non mesurée. Toutes ces tâches qui sont maintenant prises en charge par des opérationnels sont traitées par des personnes qui les rencontrent moins fréquemment et ont un niveau d’expertise moindre (et nul besoin que cette expertise soit complexe). Il s’agit bien souvent de micro-routines, de trucs et astuces, d’habitudes qui simplifiaient le travail. Les opérationnels y passeront donc plus de temps car elles ont perdu en économie d’échelle à leur niveau.

Ce processus de délégation digitale se traduit aussi par une accumulation de ces micro-tâches puisque le mécanisme s’applique à beaucoup d’activités. Il en résulte une augmentation de l’activité des opérationnels qui n’est reconnue dans aucune fiche de poste. Certes, ces tâches ne sont pas la « mer à boire » prises isolément mais leur accumulation finit par occuper un temps certains des opérationnels. 

Ces micros-tâches sont en outre dorénavant « payées » à un coût exorbitant. On a en effet remplacé le coût d’un ou une assistante par un mix entre le coût d’un process informatique et le coût d’un opérationnel. Le coût de ce dernier étant plus élevé que le coût évité de l’assistante ou assistant, il n’est pas évident que le bilan de l’ensemble soit réellement une économie (Savall et Zardet, 2016). 

“L'activité transférée se fait parfois au détriment de la création du potentiel de valeur”

Pire, l’activité transférée se fait parfois au détriment de la création du potentiel de valeur : aller chercher de nouveaux clients, créer un nouveau cours ou le dispenser. Mais ce bilan économique est très difficile à concrétiser car ces effets économiques ne sont reconnus dans aucun système comptables. Ce sont de purs coûts d’opportunité. Ne se matérialisant pas une sortie de cash ou liquidité, ils ne comptent pas.

Enfin, le dernier effet est peut-être le pire car il se matérialise par une perte de sens au travail. A quoi bon s’investir si vous avez le sentiment que l’on vous assigne des tâches qui ne correspondent pas à votre fiche de poste, votre mission ou votre niveau de responsabilité ? Comment résister à l’impression de trop-plein de toutes ces micro-tâches qui vous tombent dessus ? Ces tâches viennent aussi hacher votre quotidien et vous transforme en slasheur interne. 
Que faire de ce sentiment d’avoir un travail de plus en plus encadré par des systèmes d’information, des normes et des fonctions support qui vous dépossèdent de votre libre arbitre et vous déprofessionnalisent.

Le grand bénéfice de la démarche est de fournir des occasions d’étude pour les chercheurs sur la grande démission, le silent quieting, la perte de sens au travail, le mal-être au boulot, le burn-out et autre bore-out. Une activité pour chercheurs, consultants et fonctions support qui vont lancer une enquête qui submergera encore plus les opérationnels et les managers.
 

Références

Les auteurs