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Face aux défis de la transition technologique et environnementale, le droit du travail est confronté à une réorganisation permanente. À cause de ces mutations, les risques de l’activité économique reposent désormais de plus en plus souvent sur les salariés.

Article de Hélène Nasom-Tissandier, maître de conférences HDR à l’Université Paris Dauphine - PSL, membre du Centre de Recherches Droit Dauphine (CR2D).


L’idée de réorganisation est structurante du droit du travail. Elle implique le plus souvent une mise en cause de l’emploi qui est l’objet du licenciement pour motif économique, lequel a été réformé en continu depuis trente ans et se trouve aujourd’hui concurrencé par des dispositifs qui facilitent les réorganisations, voire les suppressions d’emploi. S’impose l’idée d’une réorganisation permanente, mouvement qui ne peut que s’amplifier alors que les entreprises sont confrontées aux défis de la transition technologique et environnementale. Ces mutations du droit du travail entrainent des risques majeurs pour les salariés sur lesquels reposent désormais de plus en plus souvent les risques de l’activité économique.

Un droit du travail qui n’a plus pour finalité la protection du droit à l’emploi

Le droit du licenciement économique s’est construit par la recherche d’un équilibre entre le droit à l’emploi et la liberté d’entreprendre. La décision de l’employeur de licencier a été encadrée au fond, par une exigence de justification économique, et procéduralement. Le licenciement économique est envisagé comme un processus et non comme une décision de l’employeur.

Envisager un licenciement collectif implique (au-delà de la participation du comité d’entreprise au processus par son information-consultation) l’élaboration d’un plan social (devenu plan de sauvegarde de l’emploi par la loi du 17 janvier 2002), la recherche de reclassements internes et externes et des mesures d’accompagnement des salariés licenciés. Dans les années 1990, législateur et juges ont favorisé l’anticipation des réorganisations, en préservant toutefois la conciliation avec le droit à l’emploi, par exemple par la mise en place d’un accord de gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC). Cet équilibre a par la suite été rompu. 

"S’impose l’idée que le marché du travail doit être soumis aux lois du marché pour être modernisé"

Depuis 2002, la tendance législative est à la régression des protections légales, au premier rang desquelles celles attachées au licenciement économique, d’abord au nom de la lutte contre le non-emploi. S’impose l’idée, qu’aucune analyse scientifique ne soutient, que le droit du travail est responsable du maintien d’un chômage élevé et que le marché du travail doit être soumis aux lois du marché pour être modernisé. La loi du 14 juin 2013, qui a profondément réformé le droit du licenciement économique, est ainsi vouée à la « sécurisation de l’emploi ».  

La loi « travail » du 8 août 2016 et les ordonnances du 22 septembre 2017 (dites « ordonnances Macron ») ont amplifié les réformes antérieures pour faciliter les licenciements économiques et même réduire la place du droit du licenciement économique afin de faciliter les réorganisations. Les dispositifs mis en place (v. ci-après) répondent à un souhait patronal : permettre la réorganisation en supprimant les règles procédurales (reclassement, PSE etc.), qui pourtant permettaient la protection des droits de travailleurs. La norme juridique se voit assigner, au moins pour partie, une finalité, celle de permettre l’adaptation permanente de l’entreprise – et par la suite, sa réorganisation permanente. 

“C’est une métamorphose de l’entreprise qui s’opère par une soumission au pouvoir d’actionnaires qui spéculent sur elle au lieu d’investir en elle”

Mais c’est également une métamorphose de l’entreprise qui s’opère par une « soumission au pouvoir d’actionnaires qui spéculent sur elle au lieu d’investir en elle » : « assujettie à l'intérêt financier à court terme de ses actionnaires, l'entreprise n'est plus une personne juridique responsable agissant librement sur les marchés de produits et services, mais elle est elle-même l'un des biens en circulation sur le marché financier. 

Elle se trouve dès lors vouée à la restructuration permanente, au gré des fusions, acquisitions, cessions, qui ne sont plus des événements exceptionnels, des périodes de transition délicates et dont on sait le péril, mais un mode “normal” d'existence » (A. Supiot, 2011). Au point que l’on peut évoquer un changement de paradigme du droit du travail. La réorganisation n’est plus liée à un moment de crise mais devient un acte de gestion courante (H. Cavat, 2020). 

Comme l’a démontré une économiste, « Au cours des années quatre-vingt-dix, les restructurations deviennent moins spectaculaires (même si ici où là des fermetures d’entreprises ont d’importants retentissements), elles deviennent plus diffuses, plus variées et plus continues. Désormais la tendance est plutôt à une réorganisation permanente des activités qui, si elle est toujours interprétée par certains comme une crise de transition (donc un passage vers un état futur stabilisé), est considérée par beaucoup comme correspondant à un nouveau modèle de développement, démarqué du modèle fordien ». Alors, « les conséquences sociales (…), au-delà des suppressions d’emploi se manifestent de façon moins visible, plus diffuse, dans des détériorations des conditions d’emploi et de travail » (M. Raveyre, 2005). 

Une réorganisation permanente facilitée par le droit

Le droit du licenciement économique n’est certes pas obsolète, néanmoins il a évolué. Un projet de licenciement peut ainsi être élaboré, même en l’absence de difficultés économiques, préventivement, s’il permet une réorganisation nécessaire à la sauvegarde de la compétitivité de l’entreprise. En un mot, « la suppression des emplois aujourd’hui est légitime si elle assure la sauvegarde des emplois de demain » et « la préservation de l’emploi devient, davantage qu’un contrepoint à la liberté d’entreprendre, un élément de la gestion de l’entreprise » (E. Peskine et al., 2007). 

"Il est désormais possible de réorganiser sans licencier"

Surtout, le législateur a aménagé des voies de contournement du droit du licenciement économique (qui implique une procédure plus lourde et protectrice, notamment par l’imputation à l’employeur d’une obligation de reclassement et par l’élaboration d’un plan de sauvegarde de l’emploi) facilitant les réorganisations. Alors que le droit du licenciement économique avait une vocation hégémonique puisqu’il était mobilisé pour toute opération susceptible, même théoriquement, d’entraîner une suppression ou modification d’emploi ou les conditions de travail et d’emploi, des opérations de réorganisation y sont désormais soustraites et lui font concurrence (H. Cavat). Il est désormais possible de réorganiser sans licencier. Pour illustration, l’une des ordonnances « Macron » a consacré deux dispositifs affranchis des règles du licenciement économique qui se traduisent par une suppression de l’impératif de justification et un recul du contrôle juridictionnel. Tous deux ont pour point commun de substituer une autre légitimité, conventionnelle, alors même que les conséquences de ces accords sont porteuses d’importantes remises en cause des droits des salariés. 

Il s’agit en premier lieu de la rupture conventionnelle collective (RCC) sécurisant la pratique antérieure des plans de départ volontaire. Un accord collectif définit les conditions et modalités de rupture d’un commun accord de contrats de travail, ces ruptures étant exclusives du licenciement ou de la démission. L’accord collectif conclu par l’employeur et les organisations syndicales est soumis à un contrôle de la DREETS – l’administration du travail- et, après homologation, est proposé aux salariés volontaires. La RCC permet donc des suppressions d’emploi sans avoir à respecter les règles du licenciement économique et donc sans avoir à justifier d’une situation économique particulière. 

Le dispositif recueille en pratique un succès certain, favorisant la gestion prévisionnelle des emplois « à froid » comme la restructuration « à chaud », lorsque surgissent les difficultés, en substitution d’un projet de licenciement économique. Une certaine résistance jurisprudentielle s’organise pour préserver le consentement du salarié. Le Conseil d’État a ainsi confirmé, dans une décision Paragon rendue le 21 mars 2023, l'annulation de la décision de validation d'un accord portant RCC conclu pour un site dont la fermeture était d'ores et déjà décidée. S’il n'est pas garanti au salarié qu'il puisse être maintenu dans son emploi en raison de la fermeture de site, il n’a en réalité plus de choix. En pareil cas, le contournement du droit du licenciement doit entrainer l’invalidité de l’accord.

“L'accord est plus souvent justifié par “les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise” et non la préservation de l’emploi”

En second lieu, l’accord de performance collective (APC), signé au niveau des entreprises, vise à répondre aux « nécessités liées au fonctionnement de l’entreprise » ou à « préserver ou développer l’emploi » (C. trav., art. L. 2254-2) – il n’est soumis à aucune condition de difficulté économique. Il peut porter sur l’aménagement et les modalités de la durée du travail, la rémunération ou la mobilité géographique et fonctionnelle, soit l’ensemble du socle contractuel. L’APC peut être au service d’une fermeture de site ou du déménagement d’un service, en organisant des mutations collectives de salariés. Il est d’ailleurs le plus souvent justifié par “les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise” et non la préservation de l’emploi. Ainsi, “dans la plupart des cas, il s'agit de faire travailler davantage les salariés et de façon plus flexible - 37,8 % des accords conclus en 2018 augmentent le temps de travail, 19 % le flexibilisent, un tiers organise des variations ponctuelles ou définitives du lieu de travail - et de rémunérer moins - dans la moitié des accords au moins, la rémunération est diminuée ou sa part variable augmentée” (H. Cavat, 2020). Son régime juridique est particulièrement intéressant pour l’entreprise et il présente l’avantage de ne pas imposer de recherche de reclassement interne, ni d’obligation de proposer un contrat de sécurisation professionnelle

Si l’employeur souhaite mettre en œuvre un accord emportant, par exemple, une baisse de rémunération pour un salarié, les clauses de l’accord collectif se substituent aux dispositions plus favorables du contrat de travail, en dérogation aux règles traditionnelles des normes collectives et du contrat de travail qui font prévaloir les dispositions les plus favorables. La loi facilite également le départ des salariés s’opposant à la dégradation de leurs conditions de travail ou d’emploi. Si le salarié refuse ce changement, le licenciement repose sur un motif spécifique et il est présumé justifié. L’employeur est donc dispensé du respect des règles du licenciement économique et la réorganisation est facilitée par une contrainte forte sur le salarié- un chantage à l’emploi. Quelle est la capacité de résistance du salarié lorsque son refus peut se traduire par un licenciement difficilement contestable ? Et de nouveau, ce dispositif rencontre un succès considérable (H. Cavat, 2020). 

Toutefois, comme pour la RCC, l’APC est au service d’une réorganisation et non d’une restructuration en ce qu’il n’a pas pour objet des suppressions d’emplois : « un APC ne peut avoir pour objet ou pour effet de supprimer des postes, s'agissant uniquement d'aménager les conditions de travail, concernant la durée et l'organisation du travail, la rémunération et la mobilité professionnelle et géographique des salariés » (CA Nancy, 6 février 2023, n° 21/03031). 

Le droit du licenciement économique est largement fragilisé

Le droit du licenciement économique est largement fragilisé. Au nom de l’emploi, entendu dans un sens macroéconomique, le droit normalise les opérations de réorganisation nécessitées par l’adaptation rapide des entreprises aux évolutions, au prix toutefois d’un recul des protections des salariés. A l’avenir, ces réorganisations pourraient s’intensifier pour affronter les transitions technologiques et environnementales. 

Réorganisation et transitions

L’entreprise est confrontée à deux défis, celui de la transformation numérique et celui de la transition écologique, qui tous deux pourraient entrainer des réorganisations.

L’innovation technologique, voire l’émergence de l’intelligence artificielle, génèrent un risque de suppression d’emplois devenu un sujet de préoccupation majeur. Les exemples ne manquent pas : Foxconn, société chinoise qui manufacture notamment l'iPhone, a annoncé 10 000 licenciements en 2018 à la suite du remplacement des employés par des robots. 

"En France, une entreprise a annoncé vouloir licencier deux cents salariés pour les remplacer par un algorithme"

Récemment, en France, une entreprise a annoncé vouloir licencier deux cents salariés pour les remplacer par un algorithme. Ces suppressions d’emplois pourront emprunter les voies ci-dessus décrites. Un licenciement économique justifié par une mutation technologique (sous réserve de démontrer une réelle innovation technologique) ou une réorganisation nécessaire à la sauvegarde de la compétitivité pourrait être envisagé, mais sa justification n’est pas évidente
De plus, le licenciement économique s’accompagne d’un droit des salariés au reclassement et à l’adaptation aux évolutions de l’emploi – ce qui se traduirait, notamment, par une obligation de formation. Aussi l’employeur pourrait-il être tenté de s’en affranchir pour utiliser les dispositifs nouveaux, en particulier la RCC, mobilisable même en l’absence de motif économique au sens du Code du travail. 

L’entreprise, soucieuse des enjeux écologiques, peut également être tenue de repenser son organisation interne et les conditions de travail des salariés. La question environnementale a peu pénétré le droit du travail. La Loi Climat du 22 août 2021 a cependant imposé une obligation d’information-consultation du comité social et économique sur le volet environnemental d’un projet de réorganisation telle une fermeture de site, un déménagement etc. - dépollution des sols, impact sur les modes de transport, émissions de CO2... 
L’article 5 de l’accord national interprofessionnel du 11 avril 2023 sur la transition écologique et le dialigue social précise par ailleurs qu’« atténuer l'impact environnemental des entreprises et réduire leur vulnérabilité face aux enjeux environnementaux implique l'anticipation des mutations, l'adaptation et l'évolution des métiers, des compétences, des connaissances et des qualifications des salariés, en parallèle de la transformation des procédés et des changements de technologie ». 

La transition environnementale ne pourrait-elle alors justifier par elle-même une réorganisation, par exemple pour supprimer une activité devenue moins rentable ou interdite en raison des normes environnementales ? L’entreprise pourrait se prévaloir, de nouveau, d’un motif économique pour licencier (difficultés économiques, mutation technologique ou sauvegarde de la compétitivité) ou choisir la RCC. 

"Nul doute que l’environnement ne devienne une cause croissante de restructuration à l’avenir"

En mars 2022, PSA a ainsi conclu un accord collectif relatif à la GEPP et aux ruptures conventionnelles qui a pour objectif de répondre aux enjeux de « transformation liés aux objectifs de développement durable, d'électrification des véhicules et de transformation des métiers ». Nul doute que l’environnement ne devienne une cause croissante de restructuration à l’avenir. Alors que le développement durable avait pour vocation d’allier économique, social et environnemental, les dispositifs désormais à la disposition de l’employeur font fi des protections sociales, si bien que la combinaison de ces flexibilisations avec les préoccupations environnementales risque d’aboutir à une confrontation du social à l’environnemental – et ce toujours au bénéfice des actionnaires.

Références

Les auteurs