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S’il est fortement implanté en France chez les travailleuses et travailleurs qualifiés depuis 2020, le télétravail n’a pas radicalement attenué les inégalités genrées qui en découlent. Qu'est-ce qui freine cette dynamique égalitaire ?

Article de Julie Landour, maîtresse de conférences à l'Université Paris Dauphine – PSL, chercheure au sein du laboratoire IRISSO.
 

Si le « télétravail », entendu comme une activité professionnelle réalisée à distance des locaux de son employeur à l’aide d’outils informatiques, n’est pas une pratique récente, sa diffusion massive chez certaines catégories de travailleurs et travailleuses a fortement modifié les organisations de travail depuis le printemps 2020, à la faveur des confinements mis en place pour lutter contre la pandémie de COVID-19. 

En France par exemple, le télétravail n’a connu qu’une progression modérée jusqu’en 2020, la DARES estimant la part des personnes en situation de télétravail régulier à 7% (Hallépée et Mauroux, 2019) ; en janvier 2021, 27% des travailleuses et travailleurs ont une pratique régulière du travail à distance (ie. au moins un jour par semaine), avec des intensités toutefois variables (Erb et al., 2022). 

À travers deux enquêtes collectives, réalisées pour la première pendant le premier confinement français au printemps 2020 (CAFC, 2021) et pour la seconde entre octobre 2020 et juin 2021 en France, en Suède et en Suisse (ANR-20-COV4-0002), je propose de montrer, en me centrant sur le seul cas français, comment le télétravail ne constitue qu’une faible révolution en matière d’inégalités entre les femmes et les hommes. 

Si de premiers commentateurs ont cru voir dans la diffusion massive du télétravail pendant le premier confinement un moyen de rééquilibrer les tâches domestiques entre les femmes et les hommes, les analyses conduites, en France comme ailleurs, ont vite montré que les déséquilibres existants tendaient à plutôt se maintenir, quand ils ne s’accentuaient pas. 

Maintien des inégalités dans les couples télétravailleurs

Notre première enquête, conduite par téléphone entre mi-mars et fin juin 2020 auprès de 18 familles françaises réparties dans l’espace géographique et social (CAFC, 2021), avait mis en avant l’implantation inégalitaire du télétravail, en termes d’espace comme de temporalité, et ses incidences sur les organisations domestiques. Les résultats enregistrés dans notre seconde enquête permettent de les confirmer et de les approfondir. 

Dans les couples, souvent de cadres, où les deux parents télétravaillent pendant le confinement, la répartition du travail domestique avant le confinement est présentée comme largement partagée, même si certaines tâches étaient (et restent) une prérogative maternelle. Les parents ont mis en place une alternance de périodes de garde d’enfants et de travail professionnel. Cette organisation, revue et adaptée tout au long du confinement, paraît a priori égalitaire, les couples optant généralement pour des plages horaires de durées équivalentes. 

“les mères sont plus souvent interrompues pendant leurs plages horaires de télétravail que les pères”

Cependant, le contenu donné à ces deux types de temps est de qualité différente : par exemple, les mères sont plus souvent interrompues pendant leurs plages horaires de télétravail que les pères. Ce sont également les femmes qui continuent à assurer l’orchestration du travail domestique et parental même lorsque leurs conjoints prennent en charge son exécution. Réciproquement, certaines enquêtées mentionnent un temps parental des pères moins intensifs que le leur (superposition du temps de travail et du temps parental, moindre recherche d’activités pour les pères, là où les mères se décrivent à « 100 % » avec les enfants pendant leurs créneaux de prise en charge de ces derniers).

Les Bonjean, parents de trois enfants de 8, 13 et 15 ans résidant dans la banlieue d’une grande agglomération française, en rendent bien compte. Tristan Bonjean, ingénieur d’une quarantaine d’années à la tête d’une entreprise du bâtiment, se présente comme particulièrement pris par son activité professionnelle, travaillant régulièrement les soirs et week-ends depuis le bureau qu’il a installé de longue date à son domicile. Flavie Bonjean, titulaire d’un Master, est cadre à temps plein dans l’industrie pharmaceutique. Malgré une activité professionnelle elle aussi intense, c’est elle qui assume l’essentiel du travail domestique et parental, déléguant ménage et repassage à une aide domestique extérieure.

Après les confinements, chaque membre du couple a continué de travailler principalement depuis le domicile, lui dans son bureau, elle dans un espace commun à toute la famille. Flavie reste à la manœuvre domestique et parentale, assurant l’orchestration du travail domestique et une partie de son exécution, ainsi que l’essentiel du travail parental, du propre aveu de Tristan Bonjean : 

« J’essaie de m’occuper de mes enfants, je me bloque des créneaux personnels pour les emmener aux activités, les récupérer à l’école et compagnie. Donc c’est vrai que je les ai un petit peu lâchés parce que ma femme s’en est occupée un peu plus dans cette période-là et étant présente. Donc oui, j’ai été moins présent pour mes enfants » (Tristan Bonjean, chef d’entreprise en couple avec une cadre, 3 enfants) »

Cette configuration inégalitaire est certes relativement classique dans les couples où l’homme est indépendant (Landour, 2019), mais elle semble accentuée par la situation de double télétravail, l’enjeu du travail parental constituant une pierre d’achoppement.

Quand les femmes télétravaillent : vers des organisations domestiques encore plus inégalitaires

Confirmant des observations conduites dans d’autres enquêtes , l’étude des situations de télétravail féminin signalent une dynamique prononcée de renforcement de la division sexuelle du travail inégalitaire. Travaillant depuis leur domicile dans des conditions d’exercice souvent rudimentaires (dans un espace commun, avec un équipement minime), les femmes rencontrées se trouvent plus nettement en charge des tâches domestiques et parentales, alors que la situation d’emploi en extérieur favorise le plus faible investissement domestique chez leur conjoint. 

C’est le cas par exemple des Mélodie, qui vivent dans un village à quelques kilomètres d’une ville moyenne du centre ouest de la France. Le couple a deux enfants scolarisés en maternelle et en élémentaire. Bastien, titulaire d’un BEP de mécanique, est formateur. Il est mis au chômage partiel pendant le premier confinement, prenant alors en charge les enfants sur la période, tout en en profitant pour réaliser des petits travaux dans leur maison. Delphine est titulaire d’un BTS de comptabilité, mais vient de se reconvertir dans le secteur social, où elle prend un nouveau poste au moment où le premier confinement est décrété. Elle bascule alors en télétravail à 100%, avec un équipement rudimentaire, dans une pièce certes à l’écart mais qui sert également de salle de jeux aux enfants. Elle vit très mal cette situation d’ensemble qui perdure depuis le premier confinement :

« Je déteste le télétravail (…) j’arrive sur un poste, c’est compliqué. Il y a tellement de choses à apprendre, à connaître que, non, c’était trop compliqué pour moi. Et puis, du coup, tu viens, tu emmènes tes dossiers. Mais après, quand tu reviens au bureau, il faut à nouveau les rebrasser parce qu’il faut les scanner, les rentrer informatiquement » (Delphine Mélodie, employée dans le secteur social en couple avec un technicien, 2 enfants) »

Elle peine d’ailleurs à contenir sa charge de travail (« Je pourrais rester jour et nuit là pour rattraper mon retard »), son activité à 90% empiétant de plus en plus sur ses soirées et week-ends, malgré les alertes nombreuses de son conjoint. 

Ce sentiment de surcharge qu’exprime Delphine ne concerne pas uniquement le travail professionnel, mais également le travail domestique et parental. C’est ainsi elle qui gère principalement les enfants, les horaires aléatoires de Bastien ne lui permettant pas de compter sur lui au quotidien, tandis que le couple ne bénéficie plus des gardes régulières que leurs voisins, âgés, effectuaient avant la pandémie. Si son conjoint se met volontiers à sa disposition pour préparer les repas ou faire le ménage quand il est présent, il n’intervient qu’en appoint. Ces situations s’apparentent ainsi un « retour au foyer qui ne dit pas son nom » (Villame, 2021), à suivre dans les années à venir.

Quand les hommes français télétravaillent : une aide d’appoint

C’est dans cette configuration de travail que l’on observe d’abord les recompositions les plus importantes des organisations domestiques : en écho aux enquêtes conduites à la mise en place des 35h (Méda et al., 2004), le partage des tâches opéré avant la pandémie et l’avènement du télétravail dans les foyers est transformé, les hommes s’impliquant plus dans le travail ménager, la préparation des repas ou encore la prise en charge des enfants dès leur sortie de l’école. 

Dans les trois familles françaises concernées, les femmes restent les principales orchestratrices et exécutantes du travail domestique, mais apprécient de bénéficier de « coups de main » plus fréquents de leur conjoint. Fanny et Thomas Martin, tout juste quarantenaires, vivent dans une maison située dans une commune favorisée de l’Est parisien avec leurs trois enfants de 10 ans à 3 ans. Thomas est cadre dans un groupe international du secteur de l’industrie ; avant le confinement, il encadrait une équipe de 10 personnes et était en déplacements plusieurs jours chaque semaine ; Fanny, infirmière passée cadre au prix d’une formation d’un an, a maintenu son emploi à temps plein tout en gérant l’essentiel de la logistique familiale. 
Si Thomas cuisine et emmène les enfants à l’école quand il est présent, Fanny gère et exécute toutes les autres activités domestiques et parentales. Pour y parvenir, elle délègue une partie du travail à une femme de ménage présente une matinée par semaine et s’appuie sur une « jeune fille » qui récupère les enfants à la sortie de l’école à 16h30.

Le couple connaît un premier confinement en deux phases, découpées par les périodes d’emploi de Fanny : elle est en effet réquisitionnée à la troisième semaine du premier confinement pour intervenir dans un EHPAD francilien. Après trois semaines où Fanny « gère tout » et laisse Thomas « bosser le temps qu’[il] voulait », c’est lui qui s’occupe des enfants pour l’essentiel de la journée. Thomas travaille pendant la longue sieste du benjamin, puis sur la fin de la journée et une partie de la soirée. Fanny s’efforce de son côté de rentrer vers 17h30-18h00, notamment pour vérifier les devoirs des aînées que Thomas reconnaît avoir délaissées. Le rythme de travail professionnel de Thomas reste ainsi assez « intense », et Fanny ne se désengage pas de son côté du travail domestique et parental.

Depuis juin 2020, Thomas travaille exclusivement à domicile, tandis que Fanny reprend sa formation à temps plein, puis son activité sur site à 80% à partir de septembre 2020, dédiant le mercredi à ses enfants et leurs nombreuses activités. Les aides domestiques auquel le couple avait recours ont repris dès que cela a été possible et Fanny reste principalement à la manœuvre autour des enfants : son conjoint continue de les déposer le matin à la crèche et à l’école, mais c’est elle qui est principalement responsable de les récupérer en soirée. Toutefois, Fanny apprécie de pouvoir s’appuyer ponctuellement sur son conjoint : 

« Même si je bosse jusqu’à 19 heures, à 19 h 02, il peut remonter et il vient m’aider aussi pour gérer les enfants. (…), ça fait un vrai changement. Psychologiquement, je me sens plus détendue aussi parce que, par exemple, quand je suis au boulot, je sais qu’il est sur place, donc si jamais l’école appelle ou si jamais il y a un problème, je sais qu’il est disponible. » (Fanny Martin, cadre infirmière en couple avec un cadre de l’industrie, 3 enfants) »

Fanny estime que « ça a un peu rééquilibré les choses » car Thomas « s’investit plus »,  surtout « si elle ne peut pas être disponible ».

“C’est en jouant sur le travail des hommes que les avancées sont les plus importantes”

Les enquêtes conduites autour du télétravail, avant comme après sa massification depuis le printemps 2020, invitent à considérer avec mesure les transformations qu’induit cette modalité du travail en matière d’inégalités entre les femmes et les hommes. 

Elles soulignent toutefois que c’est en jouant sur le travail des hommes que les avancées sont les plus importantes, leur ampleur étant toutefois fortement liée à la mise en cohérence de chacun des acteurs et actrices aux prises avec les enjeux d’égalité, des pouvoirs publics jusqu’aux couples et aux individus qui les composent.

Références

Les auteurs