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Le marketing, à travers la segmentation des produits, renforce des stéréotypes de genre omniprésents dans notre société. Une étude des marchés de l’édition jeunesse et de l’habillement montre comment les offres des fabricants incorporent des éléments qui contribuent à la construction du genre.

Les études sur le genre ont largement montré le rôle de l’école et de la famille dans la formation des stéréotypes de genre. Les dispositifs marchands tels que la publicité ou la mise en marché des produits, créés et entretenus par le marketing des entreprises, renforcent également à la perpétuation des stéréotypes de genre (Benoit-Moreau et Delacroix, 2020), et ceci dès le plus jeune âge. En analysant deux marchés ciblant les enfants (édition et vêtements), nous verrons que la segmentation marketing genrée s’appuie largement sur des stéréotypes pour différencier ses offres, et contribue ainsi à leur diffusion et à leur banalisation.

Le genre, une construction sociale

Distinct du sexe, lequel renvoie à une réalité biologique, le genre n’est pas une donnée innée, mais une construction sociale qui prend forme dès les premiers instants de la vie et résulte d’un apprentissage reposant sur « une multitude de processus informels, souvent ténus et banalisés, parfois à peine perceptibles » (Duru-Bellat, 2017, p.1). Ces processus, qui semblent anodins, jouent pourtant un rôle essentiel en modelant les comportements par le biais d’injonctions implicites, telles que « une fille ne fait pas ça » ou encore « ce n’est pas pour les garçons ». Dès leur plus jeune âge, les individus sont incités à « jouer le genre » (West et Zimmerman, 2009), en investissant des activités conformes aux attentes masculines ou féminines. Les interactions sociales et les institutions, à commencer par la famille et l’école, se posent comme des piliers de cette construction des normes de genre. Les enfants, en quête constante de repères identitaires, se montrent particulièrement réceptifs à ces normes, qui reposent en partie sur des stéréotypes.

Les stéréotypes constituent une structure cognitive qui permet aux individus de simplifier le réel en organisant leur environnement social sous la forme de catégories (Ashmore et Del Boca, 1979). Dans le cas du genre, les stéréotypes renseignent ce qui est considéré de manière générale comme appartenant au registre féminin ou masculin. Ils ne sont pas nécessairement négatifs, mais ils peuvent conduire à une simplification excessive, réduisant ainsi les opportunités offertes aux individus.

Les stéréotypes de genre dans les médias et la publicité

Les entreprises, volontairement ou non, renforcent le phénomène en proposant souvent des produits soigneusement alignés avec les attentes de genre. Elles utilisent dans leur communication des signaux visuels et sémantiques qui reflètent les représentations stéréotypées (Spielmann, Dobscha et Lowrey, 2021).

Des travaux ont démontré les stéréotypes de genre véhiculés dans les médias, (e.g. Hine et al., 2018 ; England et al., 2011). Ces études montrent que le paraître, la soumission, l’expression de ses émotions, la sensibilité, l’empathie, le care, mais aussi la propension à l’incertitude, au doute, à la honte, à la peur, à la tristesse sont féminins ; tandis que la curiosité, l’exploration, la force physique et athlétique, l’assertivité, la maitrise de ses émotions, l’indépendance et l’autonomie, le courage, le leadership et la capacité à inspirer la crainte sont du domaine du masculin.

Les publicités sont des productions culturelles autant que marchandes.

Au rang des pratiques marketing accusées de perpétuer les stéréotypes de genre, le vecteur le plus visible et le plus étudié est celui de la publicité. Des recherches montrent que les femmes y exercent des rôles domestiques, décoratifs ou sexuels, véhiculant l’idée d’une soumission aux besoins de la famille comme à ceux des hommes (e.g. Eisend, 2010). Ces derniers sont séducteurs, forts physiquement, protecteurs et experts. Ils prennent les décisions et prodiguent des conseils. Alors que les femmes évoluent dans la sphère intérieure, les hommes réalisent des activités à l’extérieur. Ainsi imprégnées de la domination masculine (Bourdieu, 1998), les publicités sont des productions culturelles autant que marchandes, construites pour influencer leur audience, et bénéficiant de budgets importants leur garantissant une forte exposition. Pour ces raisons, le rôle de la publicité comme dispositif marchand entretenant les stéréotypes de genre est patent.

Les stéréotypes de genre dans la marchandisation des produits

Au-delà des contenus médiatiques et publicitaires, l’offre de produits est elle-même souvent organisée selon un principe de segmentation genrée qui conduit à proposer des références différentes aux hommes et aux femmes.

Avant d’évoquer plus spécifiquement le genre, revenons tout d’abord sur une notion essentielle en marketing, la segmentation. Celle-ci est définie dans les manuels de marketing de référence comme une opération de fractionnement du marché en groupes d’acheteurs similaires. La segmentation est présentée comme une technique neutre et rationnelle, qui s’appuie sur la connaissance des attitudes et des comportements des consommateurs. En somme, il s’agirait de concevoir les offres de manière à répondre aux attentes et aux désirs des clients. Cependant, des travaux critiques montrent que ces pratiques marketing sont loin d’être neutres (Kjellberg & Helgesson, 2006). Elles ne se contentent pas de répondre à une réalité existante, mais contribuent activement à la construction des marchés et des catégories sociales. 

Le segment de la « Gen Z » en est un bon exemple, les marques ayant contribué à renforcer des traits générationnels probablement plus nuancés que ce qui est présenté comme allant de soi. Ces constructions sociales produites par les pratiques marketing culminent dans la production de persona, c’est-à-dire la description de personnages imaginaires, dont les caractéristiques représenteraient particulièrement bien les cibles potentielles et qui permettent de simplifier le réel (Aimé et al, 2022).

Certains produits destinés à la gent féminine sont parfois vendus à un prix discriminatoire incluant une « taxe rose ».

Le genre est une des variables sociodémographiques les plus communément utilisées pour construire des segmentations en marketing. Information facilement accessible, aisément opérationnalisable, elle participe à la simplification du réel. La segmentation genrée est fondée sur l’hypothèse que les hommes et les femmes ont des besoins fondamentalement différents, et qu'en y répondant, les marques leur offrent une valeur ajoutée pour laquelle ils et elles sont prêts à payer plus cher. D’ailleurs, certains produits destinés à la gent féminine sont parfois vendus à un prix discriminatoire incluant une « taxe rose ».

La segmentation genrée est rarement basée sur des caractéristiques biologiques ou physiologiques qui la rendent inévitable, à l'exception de marchés spécifiques comme les produits d'hygiène féminine ou les sous-vêtements. Au contraire, elle repose sur une conception binaire qui part du principe que les personnes d’un certain sexe possèdent les mêmes caractéristiques, qu’elles « se ressemblent », ont des centres d’intérêts homogènes, et qu’elles se distinguent des membres de l’autre sexe. Le but étant de différencier au mieux les segments, cela conduit à des actions marketing grossissant le trait des différences entre les sexes et laissant peu de place à ce qui serait commun aux deux groupes. La segmentation genrée contribue ainsi au renforcement d'une dichotomie, en partie artificielle entre les sexes, en utilisant souvent des stéréotypes qui deviennent des normes culturelles, tant ils sont omniprésents dans l’espace marchand. Ces stéréotypes de genre dans la marchandisation des produits ont notamment été dénoncés sur les marchés des jouets (e.g. Auster et Mansbach, 2012 ; Fine et Rush, 2018) et des jeux vidéo (e.g. Lynch et al., 2024).

Les stéréotypes de genre à l’œuvre sur deux marchés segmentés : l’édition jeunesse et l’habillement

Pour comprendre la manière dont les pratiques marketing intègrent et perpétuent les stéréotypes de genre, nous avons étudié deux marchés distincts, l’édition jeunesse et l’habillement, et comparé les visuels et symboles à l’œuvre (textes et images) entre les segments filles et garçons. Pour l’édition jeunesse, nous avons collecté 55 résumés de livres pour enfants (31 résumés d’une collection destinée aux filles et 24 d’une collection destinée aux garçons). La collecte de données sur le marché de l’habillement portait sur les catalogues en ligne de tee-shirts, une pièce mixte du vestiaire, néanmoins segmentée entre filles et garçons. 2407 images de T-shirts ciblant les 6-12 ans et portant un message textuel et/ou visuel (1033 pour les filles et 1374 pour les garçons) ont été extraites des sites de 29 enseignes de référence sur le marché français en septembre 2020. Les résultats de ces deux études, en partie publiés (Delacroix et al., 2021 ; Lasri et al., 2022), révèlent les stéréotypes de genre à l’œuvre sur ces produits.

Au moyen d’analyses sémantiques effectuées sous le logiciel Tropes complétées par une analyse de contenu, nous mettons en évidence des champs lexicaux masculins et féminins très distincts : 

  • Les champs lexicaux masculins incluent le sport (compétition, esprit d’équipe, dépassement de soi), l’aventure et l’exploration (voyage, découverte, prise de risques), l’environnement urbain (les noms de villes, les skateparks, musique (street art, rock)) et une importante présence de chiffres (sous forme de dates, scores ou coordonnées GPS) traduisant la logique et la scientificité ;
  • Les champs lexicaux féminins mettent en avant les émotions et sentiments (amour, douceur, gentillesse), l’apparence physique (beauté, style), les univers imaginaires (licornes, rêves, magie, princesses) et les relations aux autres (amicales ou amoureuses).

Les résultats de ces deux études convergent vers une représentation des garçons comme dynamiques et actifs, courageux, indépendants et ambitieux. Ces ambitions sont concrètes, avec des références aux campus, aux entreprises, ou à la musique. Les espaces dans lesquels les garçons se déplacent sont vastes (forêts, montagnes, espace) les incitant à l’exploration du monde et au dépassement de soi. Dans les livres en particulier, les nombreuses références aux garçons sauveurs du monde et aux filles princesses en détresse mettent ces dernières en position de soumission et de dépendance. 

Les filles, elles, sont présentées comme sentimentales et attentives. Elles sont dépendantes des autres, qu’il s’agisse des garçons dans le cadre de relations de séduction et amoureuses, ou des filles, dans le cadre de leurs amitiés. Leurs ambitions sont superficielles, portées sur l’apparence, et leurs univers se cantonnent aux imaginaires. Elles sont rarement en mouvement, comme l’illustre la faible présence des thèmes sportifs dans le corpus féminin. Nos résultats montrent qu’à l’instar de la publicité, la segmentation marketing des offres est un autre dispositif marchand façonné par le marketing qui contribue lui aussi à la perpétuation des stéréotypes de genre dès le plus jeune âge.

La performativité de la segmentation genrée : une relecture critique

La segmentation marketing genrée s’appuie largement sur des stéréotypes pour différencier ses offres, et contribue ainsi à leur diffusion et à leur banalisation. Les objets du quotidien (vêtements, trousses, cartables, jouets…) sont des agents de socialisation au service d’une binarité artificielle et limitante, en particulier pour les filles. Or ces objets matériels sont sans doute moins perçus comme des instances culturelles à proprement parler. Ils passent ainsi sous les radars de la critique, en dépit de leur puissance visuelle. Leur omniprésence et leur caractère anodin contribuent à formater inconsciemment les esprits, car peu de parents ou responsables éducatifs en font l’objet d’une réflexivité, au-delà d’une éventuelle critique esthétique.

Or plus les offres sont genrées, plus les individus modifient leurs comportements pour se conformer aux normes socio-culturelles présentées comme allant de soi, plus la segmentation genrée est rentable d’un point de vue économique et plus elle a des chances de se perpétuer. Nous sommes ici dans le cas d’une boucle de rétroaction telle que décrite par Hacking (1995) par laquelle la segmentation produite par les praticiens du marketing influence la façon dont les individus se perçoivent et se comportent, créant ainsi un effet de renforcement. En d'autres termes, les catégories et les mots ont un effet performatif ; ils ne se contentent pas de décrire la réalité, mais participent à la création ou à la modification de cette réalité (Searle, 1998).

La segmentation genrée agit potentiellement sur trois niveaux : 

  1. Les normes sociales : Dès l’enfance, les signaux véhiculés par la famille, l’école, les médias et le marché façonnent ce qui est perçu comme normal pour chaque genre.
  2. L’identité personnelle : Les filles et garçons sont exposés à des thèmes distincts (émotions ou paraître pour les filles, science, sport ou aventure pour les garçons), limitant leurs aspirations et centres d’intérêts.
  3. L’identité sociale : Les méta-stéréotypes, ou croyances sur ce que les autres pensent de soi, renforcent les attentes genrées, créant des barrières symboliques et comportementales.

Les pratiques marketing telles que la publicité ou la segmentation posent des enjeux à la fois sociétaux, en renforçant des stéréotypes aux effets délétères (exclusion, stigmatisation, réduction des opportunités), et environnementaux, en multipliant les équipements genrés et limitant leur réutilisation (par exemple, au sein d’une fratrie). En définitive, c’est la prise de conscience des entreprises et leur responsabilité qui est ainsi convoquée. Si quelques jeunes entreprises développent aujourd’hui des offres non genrées et le revendiquent activement, elles demeurent relativement confidentielles en termes de parts de marché. La perspective critique dans la recherche en marketing, relativement récente, vise précisément à ouvrir le questionnement des chercheurs, des entreprises et des consommateurs sur ces sujets et sur leurs conséquences sociales, éthiques et environnementales.

Notes & Références

Aimé I., Berger-Remy F. et Laporte M. E. (2022). The brand, the persona and the algorithm: how datafication is reconfiguring marketing work, Journal of Business Research, vol.145, N°2, Juin, p.814-827.

Ashmore R.D., Del Boca F.K. (1979). Sex stereotypes and implicit personality theory: Toward a cognitive–social psychological conceptualization, Sex Roles: A Journal of Research, vol.5, n° 2, p. 219‑248.

Auster C. et Mansbach C. (2012). The Gender Marketing of Toys: An Analysis of Color and Type of Toy on the Disney Store Website, Sex Roles: A Journal of Research, vol. 67, n°7-8, p.375–388.

Benoit-Moreau F. et Delacroix E. (2020). Genre et marketing : l’influence des stratégies marketing sur les stéréotypes de genre, Éditions EMS.

Bourdieu P. (1998). La domination masculine, Editions du Seuil.

Duru-Bellat M. (2017). La tyrannie du genre, Presses de Sciences Po, Paris.

Eisend M. (2010). A meta-analysis of gender roles in advertising, Journal of the Academy of Marketing Science, vol.38, n°4, p.418-440.

England D.E., Descartes L. et Collier-Meek M.A. (2011). Gender role portrayal and the Disney princesses, Sex Roles, vol. 64, pp. 555-567.

Delacroix E., Lasri S. et Benoit-Moreau F. (2021). Dream, love and cuteness: how markets fuel a diminishing « girl culture ». 52nd Annual Conference of the Association for Consumer Research (ACR), Oct 2021, Seattle, United States. pp.424-425.

Fine C. et Rush E. (2018). Why does all the girls have to buy pink stuff ». The ethics and science of the gendered toy marketing debate, Journal of Business Ethics, vol.149, p.769-784.

Hacking I. (1995). The looping effects of human kinds, Causal cognition: A multidisciplinary debate, Sperber D., D. Premack D. et A. J. Premack, Clarendon Press/Oxford Univ, p.351–394.

Hine B., England D., Lopreore K., Horgan E. et Hartwell L. (2018). The Rise of the Androgynous Princess: Examining Representations of Gender in Prince and Princess Characters of Disney Movies Released 2009–2016, Social Sciences, vol.7, n°12, p.245.

Kjellberg H. et Helgesson C.F. (2006). Multiple versions of markets: Multiplicity and performativity in market practice, Industrial Marketing Management, vol.35, n°7, p.839-855.

Lasri S., Delacroix E. et Benoît-Moreau F. (2022). Quand les marques disent aux filles ce qu’elles doivent être ou ne pas être, in Sébastien Damart et Celine-Marie Michaïlesco, Dauphine Recherches en Management, L’Etat du Management 2022, Editions La Découverte, p. 52-63.

Lynch T., Tompkins J.E., Gilbert M. et Burridge S. (2024). Evidence of Ambivalent Sexism in Female Video Game Character Designs, Mass Communication and Society, vol.27, n°6, p.1529-1554.

Searle J. (1998). La construction de la réalité sociale, Essais Gallimard.

Spielmann N., Dobscha S. et Lowrey T.M. (2021). Real Men Don’t Buy “Mrs. Clean”: Gender Bias in Gendered Brands, Journal of the Association for Consumer Research, vol. 6, n°2, pp. 211-222.

West C. et Zimmerman D.H. (1987). Doing gender, Gender and Society, vol. 1, n°2, p.125-151.

Les auteurs