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La sous-représentation des femmes dans les filières scientifiques s'avère paradoxalement plus marquée dans les pays les plus développés et égalitaires. Quel rôle peuvent jouer les stéréotypes de genre ?

Les femmes sont aujourd'hui plus nombreuses que les hommes dans l'enseignement supérieur. Elles restent cependant fortement sous-représentées dans les filières scientifiques et en particulier celles faisant le plus appel aux mathématiques. Cette sous-représentation contribue aux inégalités sur le marché du travail puisque les filières scientifiques mènent en moyenne à des emplois mieux rémunérés. Elle est aussi susceptible de représenter une perte potentielle de talents dans des domaines à forte demande de compétences tels que l’informatique et l’IA. 

Une sous-représentation des femmes peut de plus introduire des biais dans les questions de recherche ainsi que dans la conception des algorithmes et technologies qui vont régir nos vies de demain. Enfin, la représentation équilibrée des femmes et des hommes dans les sciences est une question de justice sociale, visant à garantir que tous les individus aient des opportunités égales de contribuer et de réussir. De nombreuses recherches tentent de mieux comprendre les causes de la ségrégation sexuée entre disciplines scolaires et métiers. Elles mettent en lumière le rôle des influences sociales, des éventuelles discriminations ou encore des différences de niveau scolaires, elles-mêmes étant façonnées par l’environnement socioculturel dans lequel les enfants grandissent et apprennent.

L'égalité des sexes : un paradoxe ?

Dans un article1 publié dans PNAS (Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States), nous nous sommes intéressés à un phénomène particulier connu sous le nom de « paradoxe de l'égalité des sexes » : la sous-représentation des femmes dans les filières scientifiques (et en particulier celles liées aux mathématiques telles que la physique, l’informatique ou l’ingénierie) est plus forte dans les pays les plus développés et les plus égalitaires. Le paradoxe s’observe même avec des indicateurs d’égalité de genre : les pays qui sont le plus parvenus à limiter les inégalités de genre, notamment en termes de représentation politique ou d’accès à des postes à responsabilités sont ceux dans lesquels les choix scolaires des filles et des garçons sont le plus « genrés ».

Certains auteurs, notamment les chercheurs Gijsbert Stoet et David Geary2, voient dans le paradoxe une preuve de l’existence de différences d’intérêt fondamentales (comprendre innées) entre les filles et les garçons, qui seraient intrinsèquement enclins à effectuer des choix d’étude ou de métiers différents lorsqu’on leur en laisse la liberté. Dans les pays développés et égalitaires, les contraintes économiques pèseraient moins sur les choix scolaires et les filles se sentiraient plus libres d’exprimer leurs « vraies » préférences. La forte ségrégation dans ces pays serait donc la preuve que ces « vraies » préférences des filles sont très différentes de celles des garçons. 

Dans notre étude, nous proposons une autre explication du paradoxe de l’égalité des sexes : les différences entre pays en termes d’identités de genre culturellement construites (stéréotypes). Pour cela, nous proposons une méthode pour tenter de mesurer les stéréotypes associant principalement les mathématiques aux hommes. Ces stéréotypes tels que nous les mesurons apparaissent nettement plus forts dans les pays développés et égalitaires, y compris les pays les plus réputés pour l’égalité entre les sexes, comme la Norvège, la Suède ou le Danemark.

Sans grande surprise, les stéréotypes associant les mathématiques aux hommes sont aussi fortement associés aux différences de choix scolaire entre filles et garçons : c’est dans les pays où ces stéréotypes sont les plus forts que, relativement aux garçons, les filles s’orientent le moins vers les filières mathématiques. Des analyses statistiques simples permettent enfin de montrer que les stéréotypes peuvent expliquer le paradoxe de l’égalité des sexes. En effet, lorsqu’on tente d’expliquer les différences de choix scolaires entre filles et garçons dans un pays simultanément par notre mesure des stéréotypes de genre et par les mesures de développement ou d’égalité, ce sont systématiquement les stéréotypes qui continuent de prédire les choix scolaires, tandis que la relation entre développement ou égalité et ségrégation scolaire disparaît complètement. Les stéréotypes de genre pourraient donc être la variable cachée qui explique le paradoxe.

Comment mesurer les stéréotypes de genre ?

Deux questions restent en suspens à ce stade. D’abord peut-on vraiment mesurer les stéréotypes et le fait-on correctement ? Ensuite, si notre explication est valide, pourquoi donc y aurait-il plus de stéréotypes de genre concernant les mathématiques dans les pays plus développés ou égalitaires ?

Commençons par la première question. Pour mesurer les stéréotypes, nous utilisons les écarts de réponses entre filles et garçons à deux questions particulières de PISA2012 : « bien réussir en mathématiques dépend entièrement de moi » et « mes parents pensent que les mathématiques sont importantes pour ma carrière ». Ces questions ne mentionnent pas explicitement le genre et les réponses ne sont donc pas biaisées par des préoccupations de conformisme social. 

D’autre part, la mesure est obtenue en contrôlant par le niveau en mathématiques ce qui garantit que les écarts observés ne sont pas la conséquence de différences de niveau (évidemment susceptibles d’influencer l’attitude des élèves à l’égard des mathématiques). Notre approche consiste donc à considérer que les différences systématiques de réponses aux deux questions ci-dessus entre filles et garçons ayant le même niveau en maths (et parfois aussi le même intérêt pour les maths dans des définitions alternatives) capturent l’influence des normes de genre environnantes.

Bien sûr, cela ne constitue pas une preuve et il n’existe d’ailleurs pas de méthode parfaitement validée pour capturer les « stéréotypes » qui demeurent un concept impossible à appréhender parfaitement d’un point de vue empirique. N’en demeure pas moins vrai que c’est dans les pays développés ou égalitaires que, par rapport aux garçons, les filles vont accorder moins d’importance aux mathématiques que les garçons, ou moins considérer pouvoir réussir dans cette discipline, quand bien même elles ont le même niveau et le même intérêt déclaré qu’eux. C’est en ce sens que nous considérons qu’il y a plus de stéréotypes dans les pays développés ou égalitaires.

Pourquoi les pays égalitaires sont-ils plus touchés par les stéréotypes de genre ?

Pour tenter de répondre à la deuxième question et expliquer l’émergence de ces « stéréotypes », qui peut sembler paradoxale, nous nous référons principalement à un large corpus de travaux en sociologie et en études de genre, initié notamment par Maria Charles et ses coautrices3,4. Ces travaux insistent sur l’importance de distinguer différents types d’idéologie de genre. Il s’agit notamment de distinguer les sociétés où dominerait l’idéologie de la « primauté masculine » selon laquelle l’homme serait supérieur à la femme de façon générale, et les sociétés où dominent des formes d’essentialisme de genre consistant à se représenter les femmes et les hommes comme fondamentalement différents sans nécessairement présupposer de hiérarchie entre eux.

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Il semble que les pays ayant au cours de leur développement limité le mieux l’idéologie de la primauté masculine aient développé plus que les autres d’autres normes de genre essentialistes plus horizontales, telles que celles associant davantage les mathématiques aux hommes. Une raison possible à cela est que les pays plus développés (ou égalitaires) ont également développé des valeurs plus émancipatrices, individualistes et progressistes qui accordent beaucoup d'importance à la réalisation de soi et à l'expression de soi. Dans un contexte de forte liberté individuelle, les individus peuvent être amenés à se reposer sur des identités de groupe et notamment de genre pour développer leur identité propre et prendre leurs décisions. Cela s’applique en particulier aux choix scolaires, qui dans les pays où ils sont moins déterminés par les contraintes économiques (la nécessité de choisir un métier rémunérateur pour pouvoir s’en sortir) peuvent devenir une expression directe du « vrai moi », laissant alors la place au développement de normes de genre concernant ces choix. 

Une autre explication, complémentaire à la première, réside dans le fait que les pays plus développés ont vu une proportion accrue de femmes poursuivre des études supérieures et intégrer le marché du travail. Cependant, celles-ci se sont souvent orientées vers des secteurs traditionnellement considérés comme « féminins », tels que la santé, l’enseignement ou les arts, contribuant ainsi au renforcement des stéréotypes de genre.

Deux constats viennent globalement renforcer ces hypothèses. Le premier est qu'en se fondant sur les World Value Surveys (2005-2009 and 2010-2014), l'on observe que les stéréotypes de genre en mathématiques apparaissent comme négativement corrélés avec les normes traditionnelles de genre (« être une femme au foyer est épanouissant » ; « aller à l'université est moins important pour les femmes ») mais positivement corrélés avec les valeurs individualistes et émancipatrices. 

La discrimination liée au genre ne diminuera pas d'elle-même

Ainsi, les pays qui ont le plus éliminé l'idéologie de la primauté masculine selon laquelle « les femmes ne seraient pas faites pour travailler en dehors de la maison ou avoir des postes à responsabilités » sont également les pays qui ont développé davantage de « normes essentialistes horizontales » concernant les compétences appropriées des femmes et des hommes. Le deuxième élément est de nature dynamique. En analysant les données PISA 2003 et 2012, nous constatons que les pays qui ont le plus progressé entre 2003 et 2012 en termes de PIB ont vu croitre, plus que d'autres, les stéréotypes de genre concernant les mathématiques sur cette période.

Ces résultats amènent à conclure que la ségrégation entre les sexes dans les domaines d'études et les professions, ne diminuera pas d'elle-même à mesure que les sociétés deviennent plus développées et égalitaires. Non parce qu'elle découle de facteurs innés, mais parce qu'elle est le produit de nouvelles formes de différenciation sociale entre femmes et hommes qui ont remplacé l'idéologie de la primauté masculine. Des politiques appropriées semblent donc nécessaires pour induire le changement.

Notes & Références

  1. Breda, T., Jouini, E., Thebault, G. and C. Napp, Gender stereotypes can explain the gender-equality paradox, PNAS (Proceedings of the National Academy of Science of the United States of America), https://www.pnas.org/content/early/2020/11/18/2008704117, December 8, 2020 117 (49) 31063-31069

  2. M. Charles, D.B. Grusky, Occupational ghettos: The worldwide segregation of women and men (Vol. 200). Stanford, CA: Stanford University Press. van Langen-Dekkers, (2005)

  3. M. Charles, L. Bradley, Equal but separate? A cross-national study of sex segregation in higher education. American Sociological Review, 573-599. (2002)

  4. G. Stoet, D.C. Geary, The gender-equality paradox in science, technology, engineering, and mathematics education. Psychological Science, 29(4), 581–593. (2018)

Les auteurs