Dossier | Genre et inégalités : quand les stéréotypes ont la peau dure
Féminiser la gouvernance des entreprises : un levier pour des pratiques plus responsables ?

Depuis l’instauration des quotas, les femmes occupent de plus en plus de postes d’administratrices dans les entreprises françaises. Mais quel est l’impact réel de cette féminisation sur les performances environnementales et sociales des entreprises ? Notre étude révèle qu’un conseil plus féminin se traduit par une amélioration significative des pratiques durables et responsables.
Les enjeux de changement climatique, d’utilisation des ressources naturelles, de pratiques sociales et de sécurité des consommateurs sont aujourd’hui majeurs pour les entreprises, tout particulièrement en Europe où les réglementations successives les incitent à faire évoluer leur modèle économique vers plus de durabilité.
Les investisseurs disposent d’un certain nombre de leviers pour inciter les entreprises à opérer ce mouvement, entre votes de résolutions en assemblée générale ou intégration d’une composante environnementale et sociale (E&S) dans la rémunération des dirigeants. Ils peuvent également élire des administrateurs plus orientés E&S. Or les femmes ont, bien avant les hommes, montré leur appétence pour les questions E&S. Dans notre article, nous nous intéressons à l’impact sur les performances environnementales et sociales (E&S) des entreprises de l’arrivée des femmes dans les conseils d’administration après l’implémentation de la loi sur les quotas.
De plus en plus de femmes dirigeantes et administratrices
La féminisation des instances dirigeantes (comités exécutifs et de direction) des grandes entreprises françaises est en cours. Le rapport 2024 IFA-Ethics&Boards montre qu’en 2024, 44 % des entreprises du SBF120 (indice boursier regroupant les 120 principales sociétés cotées) respectent déjà le seuil de 30 % de dirigeantes, objectif fixé par la loi Rixain de 2021 pour toutes les entreprises de plus de 1 000 salariés à partir de 2026.
Les conseils d’administration ont quant à eux atteint la quasi-parité, avec 46,4 % de femmes en moyenne dans les conseils des entreprises du SBF120, dépassant les paliers des quotas de genre prévus par la loi Copé-Zimmerman de 2011 (20 % en 2014 et 40 % en 2017).
Cette féminisation concerne également les comités mis en place au sein des conseils des sociétés du SBF120 : les femmes représentent 51,8 % des comités d’audit, 49,9 % des comités de rémunération et même 64,8 % des comités dédiés à la responsabilité sociale des entreprises (RSE). Elles sont désormais majoritaires dans les présidences des comités d’audit (53,3 %), les comités de nomination (53 %), de rémunération (58,3 %) et RSE (76,6 %).
Part des femmes dans les comités de gouvernance. Source : Rapport IFA-Ethics&Boards, 2024.
Les quotas de femmes entraînent également des modifications en profondeur de la composition des équipes et des conseils avec un rajeunissement, ainsi qu’une plus grande diversité de formation et d’expériences antérieures. En effet, comme nous le montrons dans une recherche sur l’évolution de la composition des conseils, la mise en place des quotas a amené les entreprises à élargir le vivier traditionnel de recrutement des administrateurs par cooptation dans un cercle proche. Les femmes n’y étaient pas assez nombreuses. Les quotas ont également professionnalisé les recrutements d’administrateurs et accru le recours aux chasseurs de tête.
Une appétence plus grande des femmes pour les questions environnementales et sociales
Si la féminisation des conseils est acquise, et celle des comités exécutifs en marche, la question de leur impact sur les performances financières et boursières des entreprises reste cependant loin d’être tranchée. En effet, les différentes études présentent des résultats hétérogènes : certaines (les plus anciennes) relèvent un impact négatif sur les valorisations boursières ; d’autres montrent au contraire que la présence de femmes permet d’améliorer les performances comptables, conduit à des acquisitions de meilleure qualité, ou réduit les fraudes dans l’entreprise.
Les performances E&S des entreprises sont au cœur de notre recherche. Parce qu’elles contribuent à la satisfaction des salariés, des clients et des fournisseurs, ces performances E&S sont susceptibles d’accroître la valeur de l’entreprise. Élire des femmes administratrices permet-elle d’accroître ces performances ?
Nous montrons ainsi qu’après 2011 et l’implémentation des quotas, les performances E&S des entreprises concernées, mesurées par les critères ESG (pour environnementaux, sociaux et de gouvernance) d’Asset4 (du fournisseur américano-britannique de données sur les marchés financiers Refinitiv/LSEG) ou de Vigeo-Eiris (de l’agence de notation financière Moodys), ont été significativement améliorées (+12 % en moyenne).
Les fonds d’investissement dirigés par une femme apparaissent plus susceptibles de voter pour des résolutions liées à des questions E&S.
Pourquoi les femmes seraient-elles plus à même d’améliorer ces performances ? De nombreuses études montrent une appétence à la fois plus grande et plus ancienne des femmes pour les questions de transition environnementale et les aspects sociaux. Certaines femmes ont ainsi pu développer une expertise précieuse, dans leurs missions mais également dans le domaine de l’investissement où elles ont été pionnières dans la prise en compte des questions E&S.
Les fonds d’investissement dirigés par une femme apparaissent, par exemple, plus susceptibles de voter pour des résolutions liées à des questions E&S en assemblée générale. De plus, selon une enquête du cabinet de conseil PWC réalisée en 2022, 66 % des administratrices déclarent que la réduction de l’impact du changement climatique constitue une priorité, même si elle a un impact négatif sur les performances à court terme, contre 45 % des administrateurs. 65 % des administratrices, mais seulement 55 % des administrateurs, pensent que les questions E&S sont liées aux choix stratégiques.
L’introduction de quotas de femmes dans les conseils
Comment procédons-nous pour établir nos résultats d’un impact positif des administratrices sur les performances E&S des entreprises ? Lorsque la proposition d’administratrices à l’assemblée générale relève uniquement de la volonté de l’entreprise, le lien de causalité entre la part des femmes dans les conseils et les performances E&S reste en effet difficile à prouver, les entreprises les plus responsables étant les plus susceptibles d’élire plus de femmes dans leurs conseils.
Dans notre article, nous considérons la loi Copé-Zimmerman sur les quotas dans les conseils comme un choc exogène, qui nous permet de mesurer l’impact d’une féminisation contrainte. Sur la période 2007-2016, nous comparons les performances E&S des entreprises françaises soumises à la loi des quotas à celles d’un groupe de contrôle d’entreprises non affectées.
Nos résultats montrent que les administratrices jouent un rôle significatif dans l’accroissement des performances E&S des entreprises.
Plusieurs pays européens ont également instauré des quotas dans les conseils d’administration (par exemple l’Italie, l’Espagne, ou plus récemment l’Allemagne) ou mis en place des codes de bonnes pratiques de gouvernance incitant à féminiser les conseils (Royaume-Uni) et ne peuvent être retenus comme groupe de contrôle, car les entreprises de ces pays sont également affectées par ces lois ou codes.
C’est pourquoi, dans notre étude, nous comparons les entreprises françaises à des entreprises américaines similaires (même taille, même secteur et performances E&S comparables avant 2011). En effet, un seul État américain, la Californie, a introduit des quotas de femmes dans les conseils en 2018, mais la loi a été invalidée en 2022, et cette expérience temporaire s’est étendue sur une période postérieure à notre période d’étude.
Nous comparons également les entreprises françaises à des entreprises qui étaient cotées à Paris avant la loi sur les quotas, mais qui, ayant leur siège social hors de France, n’étaient pas concernées par la loi Copé-Zimmerman. Nos résultats montrent que les administratrices jouent un rôle significatif dans l’accroissement des performances E&S des entreprises, d’autant plus qu’elles atteignent une masse critique dans le conseil, représentant au moins 15 % de ses membres.
Les comités RSE ne font pas tout
Nous explorons ensuite les canaux par lesquels les administratrices sont susceptibles d’avoir un effet positif sur les performances E&S. En premier lieu, nous nous attachons à la structure des conseils d’administration. À la suite de l’instauration des quotas, nous observons que le nombre de comités RSE (qui peuvent avoir des dénominations diverses) a doublé. De surcroît, ces comités restent très fréquemment composés d’une majorité de femmes et présidés par une femme, ce que les statistiques précitées de l’étude IFA-Ethics&Boards confirment pour 2024. Cependant, les comités RSE ne sont pas les seuls leviers de l’augmentation des performances E&S. En effet, l’impact de la part des femmes dans les conseils persiste même pour les entreprises qui ont choisi de ne pas créer un tel comité.
Les quotas ont également amené les femmes à être plus présentes dans les comités traditionnels, d’audit et de nomination en particulier, et de les présider plus fréquemment. Or ces comités jouent aussi un rôle majeur en termes de performances E&S. Le comité d’audit supervise la divulgation et le contrôle des informations E&S, tandis que le comité de nomination veille aux compétences E&S des administrateurs. Si les femmes sont plus orientées vers des politiques E&S, elles ont ainsi plus de pouvoir pour les mettre en œuvre.
Plus d’expérience E&S que les hommes
Pour finir, nous mettons en évidence les caractéristiques objectives des administratrices qui pourraient expliquer leur plus grande orientation vers des politiques E&S. Dans tous nos tests, nous tenons compte des différences d’indépendance, d’âge, de durée de présence dans les conseils et de la taille du réseau relationnel des administrateurs. Nous construisons un indicateur d’expérience E&S, qui retrace l’activité des administrateurs dans des domaines E&S (ressources humaines, éducation, environnement, comités E&S). Nous calculons également la longueur de cette expérience.
En utilisant ces indicateurs, nous constatons que, parmi les administrateurs, les femmes ont deux fois plus d’expérience E&S que les hommes, et pour une durée plus longue. Après 2011, les compétences moyennes des conseils d’administration en matière E&S ont ainsi augmenté en raison de l’arrivée de femmes ayant une expertise E&S, entrainant l’accroissement des performances E&S des entreprises.
Nous en concluons que la féminisation des conseils d’administration a permis aux femmes, dotées en moyenne de plus d’expérience E&S que les hommes, et grâce à leur pouvoir accru, de promouvoir plus largement les priorités et stratégies E&S dans les entreprises, qui restent particulièrement importantes en cette période de transition environnementale.