Dossier | Chocs géopolitiques : prévenir, tenir, rebondir ?
Conflits géopolitiques : penser au-delà du réflexe

À travers l’exemple fictionnel de deux nations engagées dans une spirale sécuritaire, cet article propose une lecture systémique des conflits modernes. Comment des décisions a priori rationnelles à l’échelle d’un État peuvent créer de l’instabilité ? Pourquoi considérer un système dans son ensemble est primordiale pour éclairer les décisions en cas de crise ?
Les dépenses de la Chine en défense nationale ont augmenté de de 7 % en 2024, marquant 3 décennies de croissance continue. En parallèle, de nombreux signaux faibles s’accumulent et suggèrent la probabilité croissante d’un conflit armé dans le Pacifique. Plus généralement, les dépenses nationales d’armement augmentent sur tous les continents depuis 20231. Derrière ces chiffres, les problèmes géopolitiques ne cessent de se complexifier. Or, répondre à ces défis de manière intuitive présente un réel risque de produire plus de problèmes que de solutions.
Typiquement, répondre de manière positive à la légitime aspiration du peuple syrien à une vie « normale » ne peut pas ignorer que le pays est au centre d’une région où plusieurs conflits se déroulent en parallèle. Les affrontements entre la communauté kurde et la Turquie, ou entre Israël et la Palestine, la confrontation entre la Russie et les USA, l’opposition du monde sunnite au monde chiite… Autant de conflits qui entourent et impactent la situation syrienne. Pour pouvoir analyser, comprendre, et éventuellement agir, une perspective plus structurée est nécessaire. Il faut alors développer une approche systémique.
« Action, réaction » : la bonne approche ?
Qu'est-ce qu'un système ? Il s’agit d’un ensemble d'éléments, dans un périmètre donné, qui interagissent entre eux de telle sorte que le comportement du système est plus important que le comportement combiné des éléments qui le composent2. La systémique est une façon de conceptualiser les systèmes, leur composition, leurs interdépendances et leur évolution. Elle permet de comprendre comment un choc peut se transformer, et donc de mieux concevoir la réponse appropriée.
Généralement, nous avons le réflexe de répondre à une action par une réaction immédiate. Si une crise humanitaire se développe dans un pays, nous envoyons les secours et une aide internationale. Cependant, plus un pays se repose sur l’appel à l’aide extérieure, plus il se démunit d’une capacité de prévention et de réponse en interne. Or, les services et équipes de réaction internes sont normalement beaucoup plus efficace, puisqu’ils sont par nature au plus proche, et que le temps de réponse dans la gestion des crises est primordial. Cet exemple illustre bien que la conception des systèmes d’accompagnement des États en cas de crises humanitaires doit prendre en compte une perspective plus globale.
Atlantis et Babylone : récit fictif d’un cas bien réel
Dans le cadre de conflits, nous pouvons formaliser le caractère systémique des dépenses d’armement au travers d’un exemple imaginé. Prenons deux États que nous appellerons A et B, ou pour plus de commodité : Atlantis et Babylone. Dans cette projection, les deux gouvernements d’Atlantis et de Babylone sont démocratiquement élu, et effectuent des dépenses dans l’intérêt de leurs contribuables.
Pour débuter, concentrons-nous sur Atlantis. Chaque année, son gouvernement finance l’armement de l’État. Cette dépense doit être mis en perspective avec le bien-être de la population atlante, et le sentiment de sécurité de cette même population. Lorsque la dépense d’armement augmente, moins de fonds seront disponibles pour d’autres dépenses contribuant au bien-être de la population. Toutefois, l’augmentation des dépenses d’armement contribue au sentiment de sécurité des atlantes. En d’autres termes, les citoyens sacrifient une partie de leur bien-être pour se sentir plus en sécurité. On imagine aisément que les atlantes accepteront d’autant plus facilement de sacrifier une partie de leur bien-être s’ils sentent que leur sécurité et leur liberté sont menacées.
Passons maintenant à la situation Babylone. Tout est pratiquement identique : le gouvernement dépense un montant pour son armement. S’il augmente, alors le sentiment de sécurité des babyloniens augmentera, au détriment de leur bien-être qui diminuera. Jusqu’ici, les deux États ont été considérés indépendamment. De façon rationnelle, chaque gouvernement est prêt à répondre à la menace de la sécurité de ses citoyens par une augmentation des dépenses d'armement. Il faut que les citoyens se sentent plus en sécurité, même si cela peut impliquer une réduction de leur bien-être (la simplification est excessive, mais utile pour la suite de l’argumentaire).
Du statu quo à l’effet boule de neige
À présent, replaçons le contexte. Atlantis et Babylone sont des pays voisins – en tout cas pour notre exemple, qui s’affranchit des réalités historiques et mythologiques. Dans notre conte pédagogique, Atlantis n’est aujourd’hui plus que le vestige d'un ancien empire puissant. Il y a fort longtemps, dans une contrée lointaine, Babylone a mené un conflit armé contre l’empire atlante, et obtenu ainsi son indépendance. L’idée selon laquelle les deux pays sont engagés dans un « conflit historique » s’est imposée progressivement auprès des deux populations.
Atlantis considère désormais que Babylone pourrait continuer à revendiquer des territoires pour s’étendre, profitant du déclin de l’empire atlante. Babylone, quant à elle, considère qu’Atlantis voudrait récupérer les territoires perdus il y a des années, dans un esprit de revanche. Nous n'allons pas discuter si ces deux récits sont justifiés. Seul le résultat de cette situation nous importe : une méfiance réciproque persiste entre les atlantes et les babyloniens. Malgré le statu quo entre les deux pays, la situation reste en réalité très instable. Il est possible qu’un jour Babylone prenne une décision politique tout à fait inattendue, laissant présager une alliance inattendue avec d’autres pays, aux dépens de sa relation à Atlantis, remettant ainsi en action la nature des relations entre les deux États.
Considérons maintenant le système Babylone-Atlantis composé des deux pays. Que se passe-t-il ? L’annonce de Babylone de s’allier à d’autres acteurs de la région provoque un choc. Atlantis se sent moins en sécurité, et décide d’augmenter ses dépenses d’armement. Il est vrai que les atlantes se sentent alors plus en sécurité, mais il est également vrai que les babyloniens se sentent de fait moins en sécurité. Il en résulte que dès que le gouvernement atlante augmente ses dépenses sécuritaires, le gouvernement de Babylone augmente les siennes également jusqu’à ce que sa population se sente à nouveau en sécurité. En retour, Atlantis se sent menacé, et augmente ses dépenses…
Commence alors un effet boule de neige, engageant les deux États dans une course à l’armement sans fin. Le résultat est facile à prédire, et à comprendre. Le bien-être des deux populations sera entièrement sacrifié pour payer les dépenses d’armement respectives. Par ailleurs, la présence d'armes se terminera probablement par leur utilisation. Un nouveau conflit babylanto-atlantéen est désormais inévitable.
Comment faire un choix rationnel ?
Cette perspective systémique très simple des conflits, issue du travail séminal de Lewis Richardson démontre la chose suivante : ce qui semble être une politique rationnelle à l’échelle d’un gouvernement pour gérer la sécurité de ses citoyens, s'avère irrationnel lorsqu'elle est examinée d'un point de vue systémique. L’expérience de pensée à laquelle nous nous sommes livrés met en évidence les relations complexes entre les décisions des deux gouvernements. Il est alors facile de comprendre que la politique rationnelle des deux gouvernements consiste à rechercher un accord réciproque. Une telle action augmenterait la confiance réciproque, et permettrait par ailleurs de remettre en question des récits dominants sur lesquels l'animosité réciproque est établie.
L’approche systémique de la gestion des conflits3 offre donc des pistes pour envisager une paix durable entre des pays engagés dans des processus à long-terme. Elle vise à dépasser la perspective fragmentée et étroite des « intérêts nationaux », largement représentée dans les discours des belligérants d’un conflit. L’allégorie suggestive du conflit entre deux États fictifs utilisée dans cet article peut sembler lointaine ou abstraite. Pourtant, elle illustre comment des récits enracinés, des perceptions asymétriques et des décisions rationnelles isolées peuvent, sans coordination systémique, nous conduire collectivement vers l’impasse.
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Notes & Références
Unprecedented rise in global military expenditure as European and Middle East spending surges. Stockholm International Peace Research Institute, 2025.
P. Checkland. Systems thinking, systems practice. J. Wiley, New York, 1981.
D. Körppen, B. Schmelzle, and O. Wils. A systemic approach to confict transformation. Berghof Research Center, Berlin, 2008.
- L.W. Richardson. Arms and Insecurity. Quadrangle books, Chicago, 1960.
- L.W. Richardson, “Generalised Foreign Policies”, British Journal of Phycology, Monograph supplement n.23, 1939.
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