Dossier | Chocs géopolitiques : prévenir, tenir, rebondir ?
Face à un monde confronté aux chocs, quels apports et défis de la résilience ?

La résilience fascine autant qu’elle interroge. Présentée comme solution aux chocs qui bouleversent nos sociétés, elle semble parfois dissimuler l’inaction face aux causes profondes des crises. Comment une société devient-elle résiliente ? Comment construire la résilience sans épuiser ceux qu’elle est censée protéger ?
Les chocs, de toute nature, sont très complexes. Le choc, littéralement défini comme la rencontre entre deux corps, est la confrontation d’un système à un évènement imprévu. Cette confrontation peut être problématique dans le sens où elle peut affecter le fonctionnement du système subissant le choc.
Les chocs peuvent être parfois invisibles, n’affectant qu’une très faible partie du monde, comme un glissement de terrain mineur dans une zone inhabitée. Mais certains chocs se manifestent à des échelles beaucoup plus grandes. C’est le cas des bombardements atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki, les 6 et 9 août 1945, ayant provoqué entre 110 000 et 200 000 décès.
La distinction entre petits et gros chocs n’a que peu de sens, car les caractéristiques initiales d’un choc ne présagent en rien de ses effets. C’est ce qu’évoque le très fameux « effet papillon »1. De nombreuses interdépendances relient les systèmes économiques, environnementaux, financiers, politiques, ou encore sociaux entre eux. Elles agissent comme des courroies de transmission des chocs, et contribuent aux effets dits « dominos » ou « cascades ».
Petite crise deviendra grande
À titre d’exemple, les récentes manipulations de droits de douane par l’administration fédérale des États Unis ne sont évidemment pas qu’un évènement commercial. Elles illustrent parfaitement la complexité d’un choc géopolitique aux nombreuses ramifications. Ces variations et l’incertitude qu’elles engendrent sembleraient réduire la croissance mondiale et affecter le niveau de vie des classes moyennes et pauvres dans de nombreux pays. Il est possible également que, sur le long terme, l’augmentation des droits de douanes génère une récession économique incitant divers gouvernements à réduire leurs dépenses. Indirectement, ce choc peut donc remettre en question les investissements veillant à réduire l’émission de substances polluantes, contribuant ainsi à la crise écologique.
En d’autres termes, un choc entraîne d’autres chocs, qui entraînent alors d’autres chocs, et ainsi de suite. Le terme de « polycrise », mis en avant par la pensée systémique2, met bien en évidence que les crises d’hier ont laissé la place à des crises interconnectées et plus complexes que jamais, affectant toujours plus de personnes.
Les populations sont par exemple en première ligne des chocs climatiques générant ou aggravant d’autres crises. Le Soudan, traversé par de nombreuses guerres civiles depuis le début du vingtième siècle, illustre tristement ce constat. Depuis les années 2010, le pays souffre particulièrement de la sécheresse3. Il en résulte la raréfaction des denrées alimentaires, entraînant l’augmentation de leur prix, et générant donc des conditions de vie de plus en plus difficiles pour les Soudanais. Des manifestations débutent dans le nord du pays en décembre 2018 et aboutissent à la destitution du président du pays. Se met alors en place un conseil militaire de transition. L’instabilité politique du pays se traduit par une tentative de coup d’état en 2021 et le début d’une guerre civile le 15 avril 2023.
Aujourd’hui, en 2025, le Soudan subit l’une des pires crises humanitaires au monde : plus de 9 millions de personnes déplacées, des infrastructures médicales régulièrement attaquées, une population ne bénéficiant plus de soins médicaux, un système de production agricole et alimentaire à l’arrêt. Sans surprise, de nombreuses organisations et institutions internationales s’accordent sur la nécessité de soutenir la résilience du système alimentaire soudanais4. Face à l’évolution des chocs et des crises, de plus en plus complexes et traumatisants, les institutions, populations et organisations cherchent la résilience. Mais la résilience ne se limite pas à une réponse ponctuelle.
Comment se crée la résilience ?
En effet, même passés ou absorbés, les chocs continuent d’impacter. Les pays jouissant de situations politiques et économiques en apparence favorables ne font pas exception à cela. Par exemple, la violence conjugale aux États-Unis s’est significativement accrue dans la décennie suivant le passage de l’ouragan Katrina de 20055. Il est intéressant d’ailleurs de noter que la violence sociale au moment du passage de l’ouragan a été surestimée6. Les populations sont donc résilientes et répondent aux chocs sur le moment, mais elles continuent d’en souffrir longtemps. Les chocs résonnent pendant de nombreuses années, générant une violence insidieuse, invisible et durable. Les populations souffrant des effets cascade de crises pendant des années sont-elles donc résilientes ? Qu’entend-on par résilience ?
“La résilience ne se résume pas à une réponse”
Dans les grandes lignes, la résilience correspond à la capacité d’un système à absorber un ou des chocs7. Des traces antiques de l’usage du terme par de nombreux acteurs de la vie sociale suggèrent la centralité de cette notion. Elle a tout d’abord émergé de l’observation du comportement de la faune face à un évènement perturbateur. À l’époque moderne, la résilience a été transposée au comportement des matériaux face aux chocs, à celui des entreprises, administrations et organisations. Elle a également été démocratisée par les travaux de Boris Cyrulnik8. Face à l’augmentation des coûts liées aux chocs et aux crises, la notion de résilience s’est progressivement imposée et institutionalisée. Elle a été portée par les référentiels proposés par l’ONU, notamment celui de Sendai, qui propose d’accroître la résilience des populations
Même si la résilience s’observe a priori durant et à la suite d’un choc, elle ne se limite pas une réponse, aussi sophistiquée soit elle. Plutôt, elle regroupe plusieurs capacités propres au système subissant le choc. Ces capacités ne se créent pas rapidement mais se développent au fil du temps9, bien avant le choc. Parmi ces capacités, on compte, entre autres, l’identification des signaux faibles du choc, une certaine culture de l’improvisation et de l’émergence10, la capacité à faire évoluer ses manières de faire tout en restant cohérent avec les règles11. Une fois percuté, le système résilient doit bien interpréter la situation et surtout identifier les effets directs et indirects du choc pour y répondre. Une fois le choc passé, le système résilient resterait en mesure de suivre les impacts de long terme du choc et de soutenir son rétablissement.
D’un point de vue conceptuel, la résilience a suscité beaucoup d’engouement car elle constitue à elle seule un mode de pensée qui évoque l’autonomie12 voire l’apaisement13. Souvent illustrée par des graphiques schématisant le rétablissement progressif du fonctionnement d’un système à la suite d’un choc, elle peut être rassurante et intuitive. En pratique, elle est beaucoup plus complexe, paradoxale et controversée. C’est ce qui rend son application problématique.
Quand la résilience cache d’autres problèmes
Tout d’abord, la résilience pose un problème éthique. Évoquer la résilience d’un système épuisé par les chocs et les effets cascades n’est pas toujours pertinent. Suivre obstinément l’idée de la résilience peut aussi compliquer la gestion des crises. Encourager la résilience de la part d’individus ou de sociétés sous le choc d’attentats terroristes, ou d’inondations éclair, peut entraîner la minimisation de leur traumatisme et de la nécessité d’un effondrement temporaire.
De même, la résilience ne résout pas les problèmes de fond. Les populations survivent souvent aux chocs mais elles reçoivent un soutien insuffisant pour réduire leur exposition aux risques – notamment les aléas climatiques et autres risques majeurs14. Certaines organisations se reposent sur la résilience de leurs membres, quitte à les épuiser et sans pour autant mobiliser les ressources nécessaires ni à leur bien-être, ni à l’évolution de l’organisation même. Pire encore, la résilience pourrait devenir un levier de stigmatisation des populations défavorisées15.
C’est que la résilience n’est pas facile à évaluer et à saisir, malgré les nombreuses méthodologies développées16. Il est donc difficile de savoir précisément comment devenir résilient, surtout collectivement. Certes, la résilience se développe bien avant le choc. Pour autant, il est quasiment impossible de prendre conscience de la résilience et de sa nécessité sans l’expérience du choc.
Enfin la résilience est intrinsèquement contradictoire car elle combine deux idées antagonistes : d’une part la restauration d’un équilibre rompu, d’autre part l’adaptation à une situation critique par l’établissement d’un nouvel équilibre. Comment restaurer et faire évoluer en même temps le fonctionnement d’un système résilient ?
Co-créer la résilience avec les citoyens
Pour revenir aux populations, les cas du Soudan et de la Nouvelle-Orléans nous enseignent que la résilience est un défi mondial et profond. Les populations manquent souvent d’aide pendant de nombreuses années pour absorber le choc au mieux et fonctionner sur le long terme. Les autorités, organisations internationales et humanitaires doivent donc intégrer cette difficulté en planifiant les ressources financières, matérielles et intellectuelles nécessaires à la gestion de crise.
Malgré un tableau mitigé de la résilience, la note positive est que les populations s’emparent de tout ce qu’elles peuvent pour devenir résilientes de façon autonome, y compris… les données. Elles développent depuis des années des compétences de collecte et de visualisation des données. Loin de se reposer sur des ressources étatiques, les populations s’organisent, apprennent des signaux faibles et investissent dans des outils de collecte et de traitement de données. De nombreux exemples, incluant la fondation Dronecode et Humanitarian OpenStreetMap, illustrent l’ambition des populations de développer des capacités propres d’identification et de préparation aux chocs.
La réalité de la résilience a une implication très forte. Elle suggère qu’il n’est pas réaliste de préconcevoir des outils de résilience puis de les imposer à des populations. Il n’est pas réaliste non plus d’exiger une certaine forme de résilience de leur part. Plutôt, les organisations en charge des crises et des chocs doivent comprendre et prendre en compte ce que les citoyens imaginent, créent et savent faire. Elles peuvent les aider, réfléchir avec elles et améliorer l’emploi des ressources, connaissances et outils que les populations s’approprient pour se préparer aux chocs. Cela veut dire qu’il faut comprendre comment les populations sont résilientes, s’informent, ainsi que la façon dont elles s’emparent des ressources pour répondre à des chocs.
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Notes & Références
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