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Le Covid-19 a mis en lumière des questions cruciales sur les dépenses de santé en France. Avec 313,6 milliards d'euros en 2022, soit 11,9 % du PIB, la France consacre une part importante de sa richesse aux soins de santé. Mais quel est le juste équilibre ?

Article de Florence Jusot, professeur d’économie à l'Université Paris Dauphine - PSL, en collaboration avec Julien Bergeot, enseignant-chercheur à la Ca’Foscari University.

La France est connue pour consacrer un part important de sa richesse aux soins de santé. En 2022, la dépense courante de santé au sens international qui recouvre la consommation de soins et de biens médicaux, mais également les dépenses de soins de longue durée, de prévention et celles liées à la gouvernance du système de santé, s’élève à 313,6 milliards d’euros, soit 4 600 euros par habitant (DREES, 2023). Cela correspond à 11,9 % du Produit intérieur brut. Aux États-Unis, la dépense courante en santé atteint 18,2 % du PIB. 

Elle est également plus élevée en Allemagne qu’en France, où elle s’établit à 12,6 % du PIB. Mais certains pays ont des dépenses de santé inférieures, comme par exemple le Royaume Uni où elles ne représentent que 11,3 % du PIB (DREES, 2023). Lorsque l’on regarde le volume des soins, les Français ont en moyenne 5,9 visites chez le médecin par an. C’est beaucoup moins que les Allemands, qui ont en moyenne 9,8 visites par an, mais c’est beaucoup plus qu’en Norvège, au Danemark ou aux États-Unis, où les nombres de visites en moyenne sont de 4,4 et 3,9 et 3,8 (OCDE, 2023).

Pour l’économiste, c’est celui qui permet de répondre efficacement aux besoins de soins de la population à un coût raisonnable, compte tenu de la disposition à payer d’une société pour la santé. Mais c’est avant tout un niveau de dépenses de santé qui permet de couvrir les dépenses utiles pour la santé, mais qui évite les dépenses inutiles. La question est donc avant tout de savoir si nous consommons trop.

La pandémie de Covid-19 comme expérience

La pandémie de Covid-19 peut être vue comme une expérience naturelle pour répondre à cette question. En effet, celle-ci a conduit à une réorganisation massive des soins pour prendre en charge les patients atteints de forme grave de la Covid-19 et pour réduire les risques de transmission du virus dans les lieux de soins. Cela a entrainé de nombreuses annulations et reports de soins, ainsi qu’à des impossibilités de prendre de nouveaux rendez-vous. 

« Certains patients ont renoncé à des soins de peur d’être contaminé »

Par ailleurs, certains patients ont renoncé à des soins de peur d’être contaminé. On peut alors se demander si cette réduction massive de soins a eu ou non des effets délétères pour une population fortement consommatrice de soins, les seniors. Avec Julien Bergeot, ancien post-doctorant à l’Université Paris Dauphine - PSL et aujourd’hui enseignant-chercheur à l’Université Ca’Foscari de Venise, nous nous sommes intéressés précisément aux conséquences de ces restrictions de soins ayant eu lieu durant la première vague de la pandémie sur l’évolution de la fragilité des seniors, qui est un prédicteur de leur perte d’autonomie. L’article est à paraître dans Economics and Human Biology (Bergeot et Jusot, 2023).

Pour répondre à cette question, nous avons mobilisé plusieurs vagues de l'enquête européenne longitudinale SHARE sur la Santé, le Vieillissement et la Retraite en Europe (Survey on Health Ageing and Retirement in Europe). Cette enquête permet de suivre tous les deux ans depuis 2003 un large échantillon représentatif de personnes âgées de 50 ans et plus appartenant à 27 pays d’Europe et Israël (Börsch-Supan et al., 2013). La partie française de cette enquête est produite par l’Université Paris Dauphine - PSL depuis 2012, au sein de l’équipe Share-Dauphine (Louis Arnault, Florence Jusot, Benjamin Levy, et Thomas Renaud). Ce projet fait également partie de l’Institut Santé Numérique en Société de PariSanté Campus 1.

Cette enquête multidisciplinaire, menée en face à face, collecte des informations sur les conditions de vie, de travail, de retraite, les transferts intergénérationnels, mais aussi sur diverses dimensions de l’état de santé (maladies, santé perçue, limitations fonctionnelles, difficultés dans le vie quotidienne, symptômes de fragilité), le recours aux soins, les renoncements aux soins et l’aide reçue. 

« L’enquête collecte à chaque vague des informations sur quatre symptômes de fragilité des personnes.»

L’enquête collecte notamment à chaque vague des informations sur quatre symptômes de fragilité des personnes. Les personnes enquêtées sont ainsi interrogées sur le fait d’avoir été gêné ou non par chacun des 4 symptômes suivants au cours des 6 derniers mois : les problèmes de fatigue (oui/non), la peur de tomber (oui/non), les chutes et les vertige (oui/non), étourdissements et évanouissements (oui/non). Ces symptômes sont largement prédicteurs de la perte d’autonomie et plus généralement de la dégradation de l’état de santé.

Durant la pandémie, deux enquêtes spécifiques, nommées SHARE Corona 1 et 2, ont été conduites par téléphone en juin et juillet 2020 puis en juin et juillet 2021 auprès des personnes qui avaient précédemment participé à l'enquête SHARE, pour évaluer les conséquences de la pandémie et des politiques mises en œuvre pendant la pandémie sur les conditions de vie, de travail et de santé des seniors européens (Renaud et al., 2023). Ces deux enquêtes ont recueilli, comme les enquêtes habituelles, les 4 indicateurs de fragilité mentionnés précédemment. La combinaison des enquêtes SHARE habituelles et des enquêtes SHARE Corona 1 et 2 permet ainsi de mesurer l’évolution de la fragilité des enquêtés dans le temps, à partir de mesures comparables avant la pandémie et durant les deux années de la pandémie.

La première vague de l'enquête Share Corona a également recueilli des informations sur des besoins de soins de santé non satisfaits depuis le début de la pandémie, donc pendant la première vague de la pandémie (entre mars 2020 et l’été 2020), et sur les raisons pour lesquelles ces besoins de soins n’ont pas pu être satisfaits. Les personnes enquêtées ont ainsi renseigné si, depuis le début de la pandémie, elles avaient renoncé à des soins par peur d’être infecté par le coronavirus (oui/non), si elles avaient eu un rendez-vous médical prévu que le médecin ou l'établissement médical avait décidé de reporter ou annuler en raison du coronavirus (oui/non) et si elles avaient essayé de prendre un rendez-vous pour un traitement médical sans pouvoir l’obtenir (oui/non). 

« 36% des personnes âgées de 50 ans et plus ont eu au moins un soin annulé ou reporté pendant la pandémie »

Enfin, les enquêtés ont été invités à déclarer dans chacun de cas, les types de soins qui n’ont pas pu être obtenus : consultation de médecin généraliste, de spécialiste (y compris le dentiste), un traitement médical planifié (y compris une opération chirurgicale), soins paramédicaux (kinésithérapeute / psychothérapeute / orthophoniste…), ou un autre type de traitement médical. En France, c’est ainsi 36% des personnes âgées de 50 ans et plus ont ainsi eu au moins un soin annulé ou reporté pendant la première vague de la pandémie (25% dans l’ensemble des 27 pays d’Europe participant à l’enquête SHARE), 10 % d’entre elles ont été confrontées à l’impossibilité de prendre un rendez-vous pendant cette période (5% en Europe) et 10 % d’entre elles ont renoncé à au moins un soin par peur d’être infecté par le Covid-19 (12% en Europe) (Arnault et al., 2021).

L'impact des besoins non satisfaits sur la fragilité

Ces données nous ont permis d’explorer l’impact causal d’avoir connu de besoins de soins non satisfaits pendant la première vague de la pandémie en 2020, selon diverses causes et pour divers soins, sur l’évolution des 4 indicateurs de fragilité avant et pendant la pandémie. Nous mobilisons une approche par différence de différences, en utilisant l’enquête Share Corona 1 pour mesurer les besoins de soins non satisfaits, l’enquête Share Corona 2 pour mesurer l’état de santé final en 2021, et les vagues 5 à 8 de l'enquête SHARE régulière, qui ont été menées entre 2013 et février 2020, pour contrôler la trajectoire de santé avant la pandémie.

L’objectif de cette méthode est de comparer l’évolution de la fragilité des personnes qui ont déclaré avoir eu des besoins non satisfaits au cours de la première vague de la pandémie (le groupe traité) à celles des personnes qui n’ont pas connu ces situations (le groupe témoin). Plus précisément, il s’agit de voir si, compte tenu de l’évolution observée de la fragilité dans ces deux groupes avant la pandémie, nous observons une dynamique différente un an après la survenue de besoin de soins non satisfaits de ce qu’elle aurait dû être si l’évolution antérieurement observée s’était prolongée. Ce type d’analyse en différence de différence repose sur l'hypothèse dite de la tendance parallèle qui stipule que la moyenne de la variable du résultat aurait évolué de manière parallèle pour les populations traitées et non traitées si le traitement n'avait pas eu lieu. 

« Ces besoins de soins non satisfaits pendant la première vague de la pandémie ont particulièrement touché les personnes vulnérables économiquement et en mauvaise santé »

Or dans notre cas, cette hypothèse de tendance parallèle n’est pas vérifiée. En effet, les personnes qui ont été confrontées à des soins annulés par exemple n’ont pas été choisies au hasard. Il s’agit de personnes qui s’étaient déjà dirigées vers le système de soins en amont de la pandémie pour planifier un rendez-vous médical ou une intervention. Elles avaient donc des besoins de soins identifiés avant la pandémie, et donc sans doute déjà un plus mauvais état de santé. Avec Louis Arnault et Thomas Renaud, nous avons par ailleurs montré que ces besoins de soins non satisfaits pendant la première vague de la pandémie avaient particulièrement touché les personnes vulnérables économiquement, et en mauvaise santé (Arnault et al., 2021).

« Il est nécessaire de prendre en compte les besoins de soins antérieurs à la pandémie »

Il est donc nécessaire de prendre en compte les besoins de soins et les habitudes de soins antérieurs à la pandémie. Nous utilisons donc un estimateur doublement robuste qui permet de rendre le groupe témoin et le groupe traité comparables, en conditionnant l'hypothèse de la tendance parallèle de certaines caractéristiques observées avant le traitement, ici en vague 8 de SHARE. Ces variables que nous incluons dans cette régression sont l'âge sous forme quadratique, le sexe, l’éducation, la vulnérabilité économique mesurée par la capacité à joindre les deux bouts, le nombre de visites chez un médecin généraliste, le nombre de visites chez un spécialiste, et une variable binaire indiquant au moins une visite chez un dentiste au cours des douze derniers mois, les soins non reçus en raison de raisons financières au cours des douze derniers mois, les soins non reçus en raison de la disponibilité ou de difficultés d’accès au cours des douze derniers mois, l’auto-évaluation de la santé, le fait d’avoir au moins une maladie chronique, et le pays de résidence. 

Enfin, pour identifier un effet causal, l’expérience idéale consisterait à comparer deux groupes d’individus : ceux ayant des besoins de soins qui ont été satisfaits et ceux ayant des besoins de soins non satisfaits. Malheureusement, nous ne pouvons pas identifier dans les données ceux ayant des besoins de soins qui ont été satisfaits. Pour contourner cette difficulté, nous excluons les individus qui ont déclaré dans la vague 8 (c’est-à-dire avant la pandémie) avoir une excellente ou très bonne santé, car ils sont moins susceptibles d’avoir des besoins de soins. L’échantillon est composé de 14 786 individus.

« Les besoins de soins non satisfaits pendant la première vague de la pandémie ont eu des effets délétères significatifs »

Nos résultats suggèrent que les besoins de soins non satisfaits pendant la première vague de la pandémie ont eu des effets délétères significatifs sur trois des quatre indicateurs de fragilité mobilisés (la peur de tomber, les chutes, la fatigue), les effets étant moins nets sur les problèmes de vertige/évanouissement. Le report des soins, mais aussi le renoncement aux soins en raison de la peur de l'infection par la Covid-19, augmentent particulièrement la probabilité d’avoir été gêné par des symptômes de fragilité à l’été 2021. La fatigue et la peur de tomber sont les indicateurs les plus affectés par les besoins non satisfaits. 

Le rôle crucial de la confiance dans le système de santé

Les besoins non satisfaits en soins de médecine généraliste affectent principalement la probabilité d'avoir des problèmes de fatigue et de peur de tomber. Les besoins de soins de spécialistes non satisfaits, en particulier lorsqu'ils sont dus au report ou de refus de soins par les professionnels de santé, sont également associés à une augmentation significative de la probabilité d’avoir peur de chuter, d’être fatigué mais aussi à une augmentation des chutes. 

On peut penser que les soins du médecin généraliste ont pu être plus facilement rattrapés par la suite. Mais on ne peut exclure que l’absence de soins spécialisés puisse avoir des effets particuliers pour prévenir la perte d'autonomie des personnes âgées. Nous observons également certains effets sur la fragilité des besoins non satisfaits pour les kinésithérapeutes/ psychothérapeutes/ orthophonistes et les traitements planifiés. 
En particulier, les problèmes de fatigue ont été affectés par les besoins non satisfaits pour tous types de soins, et aussi bien pour les soins reportés ou annulés par les professionnels de santé que pour les renoncements des individus eux-mêmes de peur d’être infecté. Une réduction des soins même temporaire, que ce soit par une restriction de l’offre de soins des professionnels ou par une diminution de la demande de soins des patients, apparaît donc avoir eu des effets à moyen terme sur ces symptômes médicaux de fragilité, que l’on sait précurseur d’une accélération du processus de fragilité pour les personnes âgées ainsi que leur entrée dans un état de santé avec perte d'autonomie.

Les effets délétères du report ou du renoncement au soin

Les effets le plus souvent significatifs sont observés pour les reports et annulations de soins par les professionnels de santé, qui constituent la première cause de besoins de soins non satisfait pendant la pandémie. Cela suggère que la réallocation des ressources du système de santé pendant la pandémie en faveur des soins urgents et vitaux a conduit des annulations et des reports de soins qui n'ont pas été jugés prioritaires mais qui pourtant s’avéraient être vraiment nécessaires. 

Nous trouvons également des effets délétères des renoncements aux soins choisis par les patients eux-mêmes de peur d’être infecté par le virus, dans les lieux de soins ou lors de leur trajet. La peur du coronavirus les a donc poussés à renoncer non pas seulement à des soins peu essentiels, mais également à des soins importants pour leur santé à moyen et long termes. On peut supposer que les individus n'étaient pas conscients de l’importance des soins prévus. Une seconde interprétation pourrait être que leur peur de la pandémie était plus élevée que la valeur qu'ils attribuaient à ces soins pour leur santé. Cela démontre enfin l’importance de maintenir la confiance dans le système de soins de santé en cas de pandémie.

Au regard de ces résultats, il apparaît essentiel d’apporter une attention particulière aux personnes qui ont subi des besoins de soins non satisfait pendant la pandémie, que ces dernières aient eu des soins annulés par le système de soins ou qu’elles aient elles-mêmes choisi de renoncer à des soins.

« Il est important de préserver l’accès à tous aux soins de ville »

Ces résultats démontrent aussi l’impact délétère de la restriction de l’accès aux soins de ville. Il est donc important de préserver l’accès à tous aux soins de ville, et pas simplement de garantir l’accès à l’hôpital. Il faut être conscient que toute restriction de l’accès aux soins, que ce soit par le manque de professionnels dans les déserts médicaux ou par les restes à charge des patients (participation forfaitaire, déremboursement, dépassement d’honoraires) qui conduisent les patients à renoncer aux soins pour raisons financières, risque d’avoir également des effets délétères sur la santé et la perte d’autonomie. Non, nous ne consommons sans doute pas trop de soins !


Financement : Cette recherche a bénéficié du soutien de la commission européenne via le programme de financement H2020 SHARE-COVID19 : référence N°101015924 et de la Caisse Nationale de Solidarité pour l’Autonomie.

Références

  1. L’Institut Santé Numérique en Société de PariSanté Campus est financé par le Ministère de l’enseignement supérieur et de la Recherche via l’IR* PROGEDO, la Caisse Nationale de Solidarité pour l’Autonomie, la Caisse Nationale d’Assurance Vieillesse, le Conseil d’Orientation des Retraites, et l’État via l'Agence Nationale de la Recherche au titre de France 2030 (ANR-21-ESRE-0037) et la Commission européenne.

Les auteurs