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La digitalisation du secteur de la santé s’est accélérée avec la pandémie et le déploiement de la téléconsultation. Les patients sont-ils tous ouverts et favorables à cette alternative ?

Article de Valérie Guillard, professeur, Fabrice Larceneux, chargé de recherche CNRS, et Amélie Loriot, doctorante, à l'Université Paris Dauphine - PSL.

La digitalisation du secteur de la santé a connu une réelle accélération avec la pandémie de Covid-19. Les pouvoirs publics ont encouragé la population à éviter les consultations présentielles. Par nécessité, les téléconsultations se sont déployées pour éviter la propagation du virus (Rumeau et Chassang, 2022).

Au-delà des périodes de crises, la téléconsultation pourrait se présenter comme une réponse à la question de l’accès aux soins dans l’ensemble des territoires français, notamment, mais pas uniquement, en ruralité (François et Audrain-Pontevia 2020; Lindberg, Bhatt, et Ferm 2021). Cependant, les patients sont-ils ouverts à cette solution alternative ? Il semblerait qu’il existe des disparités dans l'acceptation et l'utilisation de la téléconsultation (Smith et Magnani 2019; Reiners et al. 2019).

La question de l’adoption (ou non) de la téléconsultation soulève celle des représentations sociales de cette pratique. Les représentations des professionnels de santé de la téléconsultation ont été explorées (Durupt et al. 2016; Talbot, Charreire-Petit, et Pokrovsky, 2020) mais la façon dont les patients se représentent ces nouvelles pratiques n’a pas été étudiée. Or, l’acceptabilité des technologies s’explique justement par les représentations qu’en ont les acteurs (Bobillier-Chaumon et Dubois, 2009; Brangier, Hammes-Adelé, et Bastien, 2010). 

Des représentations de proximité : une logique d’engagement

Une première catégorie de représentations révèle des attitudes très favorables à l’égard de la téléconsultation, qui s’accompagnent d’un sentiment de proximité avec cette pratique. Cette adhésion repose sur des représentations positives dans une logique d'optimisation des services de santé, ancrée dans une croyance dans les progrès et bénéfices des avancées technologiques. La téléconsultation est ainsi perçue comme une solution performante, pratique et efficace :
« Je trouvais ça pratique effectivement, confortable. » (patient 4, F, 57 ans)

La perception de l'aspect pratique et de la commodité souligne les avantages concrets de la téléconsultation, telle qu’une réduction de la distance temporelle perçue à la consultation :
« Maintenant tout est surbooké dans leurs rendez-vous, (…), on est à peu près à 15 jours / 3 semaines, aussi bien par téléphone que par Doctolib, mais en vidéo c'est un peu plus rapide. » (patient 13, F, 59 ans)
Cela conduit à des représentations d'efficience et d'efficacité et permet un renforcement de l'accès aux soins.

Des représentations de distance : une logique d’hostilité

À l’opposé, des représentations s’inscrivent davantage dans une logique de rejet de la téléconsultation. Les verbatims révèlent une forte hostilité à son développement et à sa généralisation. Le rejet s'explique principalement par un manque de proximité relationnelle – il n’y a pas de relation.
Ces représentations négatives, inscrites dans une posture très distanciée, révèlent la crainte d'une déshumanisation de la médecine :
« Ça [la téléconsultation] tue le contact humain (…)  Je préfère avoir la secrétaire au téléphone qui me dit qu’il y a un rendez-vous dans 3 semaines. » (patient 6, H, 62 ans)

La téléconsultation est associée à l’idée d’une détérioration de la relation patient - soignant. Dans cette perspective, la médecine, c’est avant tout une relation, la dimension humaine des soins devant être préservée. Ces représentations sont basées sur le sentiment que la téléconsultation rend la relation impersonnelle :
« On dématérialise tout quoi. Ça apporte quand même du détachement vis-à-vis du soignant. » (patient 2, H, 45 ans)
Ainsi, ces représentations s'articulent autour d’une posture selon laquelle, par définition, la téléconsultation est néfaste voire dangereuse pour la société dans la mesure où elle affaiblit le caractère relationnel de la médecine. 
Au-delà de ces deux types de représentations opposées, l’analyse des verbatims a montré des visions plus nuancées.

Des représentations de non-distance : une logique d’intégration

Une troisième catégorie rassemble les représentations qui ne sont pas fondées sur de l’hostilité ou un rejet total mais qui suivent une logique d'intégration puisqu'elles mettent en évidence un choix de recourir, ou non, à la téléconsultation. Ces représentations plus pragmatiques s’inscrivent plutôt dans le refus du rejet a priori et accueillent avec intérêt la téléconsultation dans certains cas.

« J'avais plus l'impression d'être avec un téléopérateur qu'avec un médecin. »

L'accent est mis sur les avantages fonctionnels de cette pratique, la proximité relationnelle avec le médecin n'étant pas jugée particulièrement nécessaire : 
« J'avais plus l'impression d'être avec un téléopérateur qu'avec un médecin. J'avais l'impression qu'il y avait un scénario derrière tout ça, mais pourquoi pas, ce n'est pas forcément une mauvaise chose. » (patient 4, F, 57 ans)

Cette absence de relation « dans le réel » n'est pas perçue comme problématique car la réponse à un problème concret est davantage recherchée et valorisée. Cette vision fonctionnelle, pragmatique est également révélée par le fait que la téléconsultation est principalement considérée comme une solution de secours ou d'urgence, ce qui conduit à une utilisation occasionnelle, pour un premier diagnostic ou un renouvellement d’ordonnance par exemple : 
« Ça peut être une première étape et savoir s'il y a urgence. Par exemple si on ne peut pas avoir un médecin le week-end (…), en effet on a la e-santé avec la visite à distance (…) Donc pour moi c'est une solution d'urgence en fait ! » (patient 5, H, 57 ans)
« Ça dépend de ce qu'on va chercher dans la consultation. Si c'est pour un renouvellement de médicaments, oui. » (patient 4, F, 57 ans) 

Ainsi, ces représentations de non-distance ne font pas état d’une hostilité mais plutôt d’une acceptation, qui n’est cependant pas totale, dans la mesure où la téléconsultation est perçue comme moins fiable qu'une consultation présentielle car il n'y a pas d’examen clinique :
« L'auscultation c'est une des premières choses qu'on apprend en médecine. Le toucher du patient. Allez demander à la machine de faire une auscultation, de poser sa main sur le ventre (…) La notion de faire une auscultation en touchant les gens en écoutant avec un stéthoscope, ça se perd, au profit du développement de la technologie. » (patient 10, F, 42 ans) 

Ainsi, ces représentations révèlent un non-rejet de la pratique, une acceptation sous conditions d'efficacité et de fiabilité.

Des représentations de non-proximité : une logique de contrainte

Une dernière catégorie de représentations reflète des situations d'acceptation sous contrainte : les patients ont recours à la téléconsultation lorsqu'ils n'ont pas ou peu d'alternatives, considérant cette pratique comme une solution de dernier recours :
« Si je devais en faire, ça serait vraiment par obligation, parce qu’on est confinés, parce que j'ai pas la possibilité de me déplacer. » (patient 3, H, 23 ans)

« Pour les personnes âgées, ça pose problème ! »

Dans cette perspective, la téléconsultation n'est pas réellement adoptée et devrait rester une seconde option par rapport aux consultations présentielles, notamment car elle nécessite de disposer d’une littératie numérique :
« Pour les personnes âgées, ça pose problème ! Je dois prendre leurs rendez-vous à partir de mon téléphone parce qu'elles n'ont pas accès à Internet. » (patient 7, F, 54 ans)

Ces représentations de non-proximité sont plutôt négatives. Cependant, elles reflètent moins un rejet de la pratique qu’une non-adhésion puisque, dans une vision, là-encore plutôt pragmatique, un recours est envisagé par le patient lorsqu’il ne perçoit pas d'autre option. Cette situation est néanmoins vécue comme une contrainte.

Mise à jour de fortes oppositions dans les discours

Notre analyse qualitative révèle ainsi des ambivalences dans les discours, illustrées dans un carré sémiotique (figure 1). Deux représentations structurantes émergent d'une lecture verticale des relations entre les catégories. 


Figure 1 : Carré sémiotique illustrant les quatre catégories de représentations sociales de la téléconsultation

Dans la partie gauche du carré sémiotique, la relation de complémentarité, associant proximité et non-distance, renvoie à des représentations favorables et à des discours encourageant le déploiement de la téléconsultation, perçue comme socialement bénéfique, bien que des améliorations soient possibles pour en généraliser l'usage.
À l’opposé, la partie droite du carré repose sur la relation complémentaire qui associe les représentations de distance et de non-proximité, des représentations d'hostilité et de scepticisme à l'égard de la téléconsultation, considérée comme néfaste voire dangereuse pour la société.

Une lecture horizontale du carré sémiotique, quant à elle, met en évidence la similitude des logiques d'engagement et d'hostilité, toutes deux fondées sur des postures idéologiques : le « pour » et le « contre » de la pratique, énonçant une vision normative « bonne » ou « mauvaise » de la téléconsultation pour la société. Plus d'efficacité soulignée par certains, moins de relation humaine déplorée par d’autres.

À l'inverse, les logiques d'intégration et de contrainte reflètent des postures pragmatiques, relatives à la réalité des situations rencontrées, à la façon concrète dont il est possible d’envisager la pratique de téléconsultation. Tantôt acceptée dans des situations spécifiques, tantôt tolérée lorsqu’il n'y a pas d'autre alternative pour accéder aux soins, la téléconsultation questionne. 

« En développant la téléconsultation sans tenir compte des représentations exprimant des réticences, les individus contraints risquent de rester hostile »

Alors que les postures idéologiques tendent à séparer les représentations, les postures pragmatiques tendent à reconstruire des liens entre les visions opposées de non-distance et de non-proximité. Ces perceptions nuancées et plus équilibrées invitent à réfléchir aux implications pratiques, en imaginant des « parcours » d’évolutions des représentations sociales pour renforcer l’adhésion des patients à la pratique de téléconsultation. 

En développant la téléconsultation sans tenir compte des représentations exprimant des réticences, les individus contraints risquent de rester hostiles, voire de ressentir progressivement une distance et finalement rejeter totalement cette pratique. Pour éviter un tel cercle vicieux, agir sur les représentations sociales par des moyens pédagogiques adaptés pourraient permettre d’atténuer la distance perçue dans un premier temps, pour ensuite favoriser les perceptions de proximité à l’égard de la pratique.

Les représentations de la téléconsultation par les patients en évolution

Sur le plan théorique, ce travail de recherche confirme l’existence de représentations plurielles, riches et variées de distance et de proximité à l’égard de la téléconsultation. Il montre que ces représentations peuvent constituer des freins à l’adoption de cette pratique, tout autant des éléments favorisant son recours.

Cette analyse sémiotique a permis de mettre en lumière les évolutions possibles des représentations de la téléconsultation par les patients, et ainsi de contribuer à changer les attitudes

« Il est essentiel de tenir compte des représentations sociales afin de concevoir des solutions adaptées aux craintes »

Cette analyse apporte des éléments de réflexion pour les acteurs publics et privés du secteur en soulignant qu’il est essentiel de tenir compte des représentations sociales afin de concevoir des solutions adaptées aux craintes et aux aspects que valorisent les citoyens dans la pratique de la consultation. En ce sens, cette recherche présente une contribution managériale et peut soutenir l’élaboration de stratégies de promotion de la téléconsultation, qui entraîne de nouveaux défis dans les pratiques médicales. 

Les représentations sociales qui en découlent vont au-delà des perceptions de proximité vs. distance : elles sont multiformes et reflètent des postures et attitudes ambivalentes. Les représentations sociales révélées par le carré sémiotique soulignent finalement l'importance de concevoir des stratégies basées sur une démarche centrée sur le patient dans la mise en œuvre d'outils de santé numériques.

 

Références

  • Bobillier-Chaumon, Marc-Éric, et Michel Dubois. 2009. « L’adoption des technologies en situation professionnelle : quelles articulations possibles entre acceptabilité et acceptation ? » Le travail humain 72 (4): 355‑82
  • Brangier, É., S. Hammes-Adelé, et J.-M.C. Bastien. 2010. « Analyse critique des approches de l’acceptation des technologies : de l’utilisabilité à la symbiose humain-technologie-organisation ». European Review of Applied Psychology 60 (2): 129‑46
  • Durupt, Maxime, Olivier Bouchy, Sonia Christophe, Joëlle Kivits, et Jean-Marc Boivin. 2016. « La télémédecine en zones rurales : représentations et expériences de médecins généralistes ». Santé Publique 28 (4): 487‑97
  • François, Julien, et Anne-Francoise Audrain-Pontevia. 2020. « La santé numérique : un levier pour améliorer l’accessibilité aux soins de santé au Québec ». Revue Organisations & territoires 29 (décembre): 41‑55
  • Kessous, Aurélie, Isabelle Chalamon, et Gilles Paché. 2016. « “Cette semaine, deux boîtes d’aspirine pour le prix d’une !”. Une approche sémiotique des représentations du médicament curatif et de confort en France ». Management & Avenir 87 (5): 175‑99
  • Lindberg, Jens, Robert Bhatt, et Anton Ferm. 2021. « Older People and Rural eHealth: Perceptions of Caring Relations and Their Effects on Engagement in Digital Primary Health Care ». Scandinavian Journal of Caring Sciences 35 (4): 1322‑31
  • Reiners, Fabienne, Janienke Sturm, Lisette J.W. Bouw, et Eveline J.M. Wouters. 2019. « Sociodemographic Factors Influencing the Use of eHealth in People with Chronic Diseases ». International Journal of Environmental Research and Public Health 16 (4)
  • Smith, Benjamin, et Jared W. Magnani. 2019. « New Technologies, New Disparities: The Intersection of Electronic Health and Digital Health Literacy ». International Journal of Cardiology 292 (octobre): 280‑82
  • Talbot, Damien, Sandra Charreire-Petit, et Alexis Pokrovsky. 2020. « La proximité comme perception de la distance. Le cas de la télémédecine ». Revue française de gestion 289 (4): 51‑74

Les auteurs