Dossier | L'état du management 2024
II - Le scandale Orpea : la financiarisation des EHPAD par les politiques publiques ?
L'état du management 2024 - Chapitre II | Nos aînés seraient-ils considérés comme un « silver capital » destiné à générer des profits futurs pour l’économie française ?
Benoît GÉRARD, Maître de conférences, Université Paris Dauphine – PSL, DRM
Célia LEMAIRE, Professeure des universités, iaelyon, Université Jean Moulin, Lyon 3, Magellan
Le 26 janvier 2022, Victor Castanet, journaliste indépendant, publie le livre Les Fossoyeurs, dans lequel il décrit les maltraitances qui subissent les personnes âgées dépendantes au sein des établissements du groupe d’EHPAD Orpea. Selon l’auteur, ces faits de maltraitance sont dus à un système conçu par les dirigeants du groupe pour optimiser les coûts et générer davantage de profits. C’est le début du scandale Orpea. La parution du livre et la médiatisation de certains passages sur le rationnement des protections et des repas déclenchent l’indignation de la société civile, relayée par les médias.
Les pouvoirs publics s’emparent alors du sujet et lancent plusieurs missions d’information et d’investigation pour vérifier les faits relatés dans le livre. Elles débouchent sur trois rapports principaux : rapport de la commission des affaires sociales du Sénat, rapport de la commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale et rapport de l’Inspection Générale des Affaires Sociales (IGAS) et de l’Inspection Générale des Finances (IGF). Ces travaux confirment et documentent dans le détail les pratiques de contrôle de gestion et d'optimisation visant la réduction des coûts et la maximisation du profit au détriment de la prise en charge des personnes âgées dépendantes. Ils permettent également de souligner les contrôles dysfonctionnels réalisés par les Autorités de Tarification et de Contrôles (ATC) et, en creux, la façon dont les politiques publiques ont pensé la question du vieillissement en France ces dernières années. Basé sur ces rapports, les auditions annexées à ceux-là et des entretiens réalisés par les auteurs de ce chapitre, ce travail vise à examiner la manière avec laquelle les politiques publiques ont participé à la financiarisation des EHPAD du groupe Orpea.
Au sein du groupe Orpea, le budget est un outil central. Une attention particulière est accordée aux indicateurs financiers. Par exemple, le système de primes des directeurs régionaux repose exclusivement sur des objectifs financiers. Le contrôle budgétaire n’a toutefois pas chez Orpea comme simple objectif d’atteindre les objectifs assignés. Les directeurs régionaux poussent en effet les directeurs d’EHPAD à dépasser les objectifs prévisionnels. Cette obsession pour le budget conduit hélas à une dégradation de la qualité de prise en charge des résidents. Ainsi, contraints par leur hiérarchie à optimiser la masse salariale de leur établissement, les directeurs d’EHPAD limitent le taux d’encadrement, ce qui a des conséquences néfastes sur les conditions de travail du personnel et dramatiques sur la prise en charge des résidents.
Toutefois, la dégradation de l'accompagnement des personnes âgées dépendantes à Orpea est également liée aux contrôles « qualité » dysfonctionnels menés par les Autorités de Tarification et de Contrôles (ATC). D’abord, le manque de ressources dédiées aux activités d’inspection-contrôle dans les ATC les amènent à ne réaliser que très peu de contrôles. De plus, la majorité des contrôles sont annoncés aux établissements, ce qui permet aux EHPAD de s’y préparer et de dissimuler des actes ou preuves de maltraitance avant le jour du contrôle. Enfin, même si les inspecteurs relèvent une prise en charge dégradée dans un établissement, leur pouvoir de sanction reste limité. Par exemple, il n’existe pas de ratios minimaux et opposables de personnel pour assurer un accompagnement de qualité et ainsi éviter les situations de maltraitance. Ces contrôles dysfonctionnels reflètent en réalité un manque de volonté politique de véritablement lutter contre les maltraitances envers les personnes âgées en EHPAD. En effet, les activités d’inspections-contrôles ont été, ces dernières années, supprimées des lettres de mission et des CPOM (Contrats Pluriannuels d’Objectifs et de Moyens) signés entre les Agences Régionales de Santé (ARS) et l’État.
L’optimisation de la masse salariale chez Orpea et les situations de maltraitance sont également permises par la manière dont les contrôles budgétaires sont menés par les ATC. Ces autorités manquent de personnel compétent pour réaliser les contrôles budgétaires. Cela oblige alors les inspecteurs à sélectionner et à prioriser les établissements à contrôler. Le critère principal de priorisation est le degré de maturité en gestion des établissements. Dès lors, elles vont aider les établissements qui rencontrent des difficultés à gérer leurs finances. Les autorités vont s’assurer que la masse salariale et le taux d’encadrement ne sont pas trop élevés. La limitation du taux d’encadrement symbolise parfaitement la façon dont est pensé le contrôle financier des EHPAD par les pouvoirs publics : il faut éviter les dérives financières. Ils se focalisent sur l’efficience des établissements et ne cherchent pas à lutter contre l’optimisation financière. Pire, en valorisant les EHPAD qui « maitrisent » leur taux d’encadrement, les ATC sont susceptibles d’encourager les pratiques d’optimisation budgétaire.
Le manque de considération des pouvoirs publics pour la qualité de prise en charge des résidents et leur focalisation sur l’efficience des établissements favorisent ainsi la financiarisation des EHPAD, notamment au sein du groupe Orpea. La nature de ces politiques publiques interroge sur la façon dont les autorités publiques pensent et considèrent les personnes âgées dépendantes. Une réponse est peut-être apportée par un rapport du Commissariat Général à la Stratégie et à la Prospective (CGSP), désormais France Stratégie, publié en 2013 et annexé partiellement à la loi ASV (Adaptation de la Société au Vieillissement) : « ce rapport du Commissariat général à la stratégie et à la prospective entend s’interroger sur la valeur économique que peut apporter le vieillissement.
Dans quelle mesure le marché en pleine expansion des seniors peut-il être source de croissance pour l’économie française ? Comment les pouvoirs publics peuvent-ils encourager la réalisation de ce potentiel de croissance ? Peut-on envisager le développement d’une « Silver Économie » servant de levier à des secteurs comme les services ou les technologies avancées ? » [Communiqué de presse du rapport CGSP, 2013, p. 1].
Nos aînés seraient-ils donc considérés par notre élite politique comme un « silver capital » destiné à générer des profits futurs pour l’économie française ?
Cet article est le résumé d'un chapitre de L'état du management 2024, qui dresse le panorama annuel des recherches du laboratoire Dauphine Recherches en Management (DRM).