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L'état du management 2024 - Chapitre III | L’affaire du hijab de running de Décathlon offre un cas exemplaire pour étudier la réaction des consommateurs majoritaires non ciblés.

Béatrice Parguel, Directrice de recherche CNRS, PSL, Université Paris Dauphine - PSL, DRM
Alice Audrezet, Enseignante-chercheuse, Institut Français de la Mode


Mode et religion entretiennent depuis longtemps des liens étroits. Jusqu’à récemment, les grands couturiers se cantonnaient toutefois à une lecture avant tout esthétique et non confessionnelle du fait religieux. Ils répondent désormais à une demande pour des vêtements et accessoires plus amples, plus longs, plus couvrants, et finalement plus conformes à l’interprétation de certains enseignements religieux, donnant ainsi naissance au marché de la mode pudique. Nous qualifions cette mode de « pudique » plutôt que de « religieuse » ou de « pieuse » pour tenir compte de motivations non religieuses dans sa consommation (e.g., affichage d’une indisponibilité sexuelle, recherche d’une allure subversive ou d’une tenue appropriée à son âge, son lieu de résidence ou sa profession). Nous évitons également les qualificatifs de « musulmane », « islamique » ou « modeste » qui suggèrent à tort que cette mode ciblerait une communauté en particulier ou qu’il existerait une « mode immodeste ».

Si la mode pudique intéresse les communautés juive, hindoue, sikh, mormone ou évangéliste, la communauté musulmane représente de loin le plus large segment de ce marché. À partir du milieu des années 2010, elle se développe donc en priorité dans des pays où l’Islam est religion d’État (e.g., Maghreb, pays du Golfe, Iran) ou religion majoritaire (e.g., Indonésie, Turquie) et dans une moindre mesure dans des pays où les musulmans ne forment qu’un groupe minoritaire, la France par exemple. Certaines marques de mode lancent ainsi discrètement des collections spécifiques (e.g., voiles, tuniques longues inspirées des abayas) pour les célébrations du Ramadan ou de l'Aïd. D’autres restructurent leur offre pour intégrer une catégorie « mode pudique » sur leur site web, voire dans leurs magasins. Parallèlement, des marques dédiées à la mode pudique (e.g., Modanisa, ModLi) voient le jour. Portée par le développement du commerce en ligne et par une myriade d’acteurs, incluant une blogosphère dynamique, des agences de publicité et de mannequins dédiées, ou l’organisation d’une Modest Fashion Week itinérante à partir de 2016, la mode pudique s’institutionnalise rapidement.

Ce faisant, elle déclenche toutefois une controverse virulente dans les pays où les musulmans constituent une minorité. Apparue en septembre 2015 lorsqu’H&M affiche une femme voilée dans l’une de ses publicités, cette controverse explose en 2016, lorsque Dolce & Gabbana lance sa collection « Abaya » et qu’Uniqlo et Marks & Spencer intègrent des burkinis à leurs collections. 

La controverse n’épargne pas la France, comme l’illustre l’affaire du hijab de running de Décathlon qui éclate le 24 février 2019, à la suite du tweet d’une porte-parole des Républicains s’insurgeant contre son projet de commercialisation. Agnès Buzyn, alors Ministre de la Santé, déclare le 26 février sur RTL que « ça ne correspond pas bien aux valeurs de notre pays ». Cherchant à se justifier, Décathlon lui répond dans le Parisien que sa seule volonté est « de démocratiser le sport partout où c'est possible et à le rendre accessible à tout le monde, y compris à des femmes en France ». L’enseigne finit par renoncer à son projet sous la pression.  


© Drazen Zigic sur Freepik

L’affaire du hijab de running de Décathlon offre un cas exemplaire pour étudier la réaction des consommateurs majoritaires non ciblés. Elle permet en effet d’explorer les stratégies discursives qu’ils utilisent pour justifier leur rejet ou leur soutien au projet de Décathlon et d’interroger le rôle de la controverse dans l’exclusion des consommateurs minoritaires ciblés, i.e., les consommateurs musulmans. Pour ce faire, nous appliquons la grille d'analyse de la sociologie du scandale à un ensemble de données composé de données primaires sur la manière dont les consommateurs majoritaires non ciblés justifient leur attitude à l’égard de la mode pudique, complétées de l’ensemble des commentaires postés sur lemonde.fr à la suite d’un article publié sur le sujet. Nous aboutissons ainsi à trois types de résultat.  

Nous mettons en évidence, chez les consommateurs non ciblés, des effets favorables, la controverse conduisant les promoteurs de la mode pudique à la défendre publiquement, et des effets défavorables, la controverse offrant à ses détracteurs l’occasion de critiquer l’obscurantisme des croyances musulmanes, de nier le libre arbitre des femmes musulmanes et de présenter l'islam comme une menace idéologique.  

Nous montrons comment la controverse, par sa dynamique, contribue à la mécanique de l’exclusion. Les détracteurs de la mode pudique la déclenchent en effet en mobilisant des valeurs qu’ils partagent avec ses promoteurs – l’attachement à la laïcité, la défense de la liberté, la recherche d'une société harmonieuse – mais à un niveau collectif. Ce faisant, ils légitiment un cadrage politique de la mode pudique qui occulte le respect des droits civiques au niveau individuel et moralisent leur attaque. A court terme, la controverse décourage toute initiative commerciale à destination des consommateurs musulmans. A long terme, elle consolide le cadrage politique de la mode pudique et justifie de nouveaux amendements à la loi de 1905, conduisant à l’exclusion, non seulement du marché, mais de la société dans son ensemble.

Nous qualifions de « controverse de marché » une controverse qui trouve son origine dans la remise en question d'une pratique de consommation. Exprimant des points de vue opposés, la controverse de marché ne vise pas forcément à résoudre une question de consommation spécifique ; plus structurelle, elle permet de réaffirmer des positions dominantes afin de maintenir des privilèges au détriment de minorités.

Dans ce contexte, nous recommandons aux marques intéressées par le marché de la mode pudique d’éviter toute segmentation religieuse explicite et de laisser aux consommateurs le soin de décider s'ils se sentent concernés. Une telle stratégie peut s’appuyer sur la promotion de collections décontractées, gender-fluides, body-positives et oversized. Elle peut également combiner dans sa communication des symboles de la culture dominante et de la culture minoritaire. Par exemple, un mannequin de type caucasien voilé d'une manière non traditionnelle peut alternativement évoquer une star du cinéma hollywoodien des années 50 ou activer un indice de mode pudique s’il apparait parmi un groupe de femmes musulmanes. Une telle stratégie marketing pourrait contribuer au développement du marché de la mode pudique sans déclencher de controverse délétère. 

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Cet article est le résumé d'un chapitre de L'état du management 2024, qui dresse le panorama annuel des recherches du laboratoire Dauphine Recherches en Management (DRM).

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