Dossier | Démocratie sous tension : enjeux, fractures et perspectives
Les institutions de la Ve en rase campagne

Depuis l’annonce de la dissolution par le président de la République le soir des élections européennes, les institutions de la Ve République ont été très fortement mises à l’épreuve. La nomination de Michel Barnier comme Premier ministre le 5 septembre dernier ne vient pas clore cette « crise » institutionnelle.
Celle-ci est en fait structurelle, liées aux contradictions d’un régime d’apparence parlementaire (responsabilité du gouvernement devant l’Assemblée énoncée par l’article 50 de la Constitution) mais dont le fonctionnement, de jure mais surtout de facto, accorde une prééminence, de plus en plus affirmée ces dernières années, de l’exécutif sur le législatif.
La séquence actuelle met particulièrement en évidence cette contradiction entre deux lectures du régime politique : d’un côté, une assemblée sans majorité absolue, obligeant à des compromis texte par texte ; de l’autre, une volonté de l’exécutif de choisir le Premier ministre et de façonner une majorité a priori, indépendamment des jeux parlementaires. Mais l’enjeu n’est pas uniquement celui de la lutte séculaire entre exécutif et législatif dans notre pays. Cette période montre aussi comment les lois électorales, qui construisaient largement le fait majoritaire dans notre pays, ont été cette fois-ci incapables de produire cette bipartisanisation politique sur laquelle repose les prétentions de prééminence de l’exécutif.
Celui-ci s’est pourtant montré capable de nommer un Premier Ministre issu d’un des partis les moins représentés à l’Assemblée, soutenu par un bloc présidentiel largement défait dans les urnes, ce que le Président a lui-même reconnu. Cette coalition de perdants l’indique : ce qui est en jeu, ce n’est rien de moins que le rôle des élections dans la détermination de la couleur du gouvernement et dans l’orientation des politiques publiques mises en œuvre.
Enfin, cette période aboutit à la mise sous tutelle du gouvernement par un parti d’extrême droite : l’adoption des textes dépend a minima de l’abstention du RN. Celui-ci pourra donc peser lourdement sur le contenu des politiques publiques, sans payer le prix électoral de l’exercice du pouvoir. La crise politique est devenue institutionnelle et pourrait devenir une immense crise sociale. La Ve République expose moins ses limites que ses logiques constitutives, réactivant les controverses anciennes et les interrogations sur la capacité de ce régime à réglementer la compétition politique.
Des institutions balayées ?
Les sondages avaient indiqué une légère hausse dans les intentions de participer aux élections européennes, mais rien ne laissait présager que cette élection « de second ordre », beaucoup moins médiatisée qu’une élection présidentielle, pouvait provoquer un tel effet de blast sur la vie politique française. Si, au cours de la campagne pour les Européennes, la polarisation politique semblait de plus en plus marquée, en réaction au massacre en cours à Gaza, il n'était pas évident que cette conflictualité puisse mettre en péril les institutions républicaines, justement conçues pour offrir du temps à celui qui les contrôle.
L’expression de « maître des horloges » n’est pas qu’une métaphore : elle désigne un ensemble de ressources politiques dont le Président de la République dispose pour arbitrer la vie politique, notamment pour freiner l’impact institutionnel de crises sociales (ce fut le cas pendant le mouvement social contre les retraites, ou encore pendant le mouvement des Gilets Jaunes). La décision de dissoudre a donc surpris tout le monde. Si elle ne contrevient ni à la lettre, ni à l’esprit des institutions, cette dissolution rebranche le rythme des institutions sur celui des conflits partisans, pour le meilleur… et pour le pire.
Exposées en première ligne, les institutions sont devenues des enjeux de luttes.
Exposées en première ligne, les institutions sont devenues des enjeux de luttes. Cela a commencé par les conditions de déclenchement de la dissolution. Convoquée pour se voir annoncer la dissolution, la présidente de l’Assemblée Nationale n’a pas été « consultée » comme le veut l’article 12 de la Constitution : elle a demandé à avoir un échange institutionnel avec le Président , qui sera organisé sur la terrasse de l’Élysée, au coin d’une table. Gérard Larcher, président du Sénat, qui devait être également consulté, indique avoir été averti par un échange téléphonique avec le Président. Le Premier ministre n’a pas été davantage consulté.
Une fois les résultats connus de tout le monde, donnant une avance à la coalition électorale du Nouveau Front Populaire (182 sièges pour le NFP, 168 pour Ensemble, 143 au RN et ses alliés dissidents de LR), le président de la République a décidé de ne pas appeler un représentant du NFP à constituer un gouvernement – que celui ou celle-ci y parvienne ou non, ce qui n’est théoriquement pas son affaire. S’il reconnaît dans une interview sur France 2 le 23 juillet que son parti avait perdu les élections, il ne désigne aucun vainqueur. Dans une lettre aux Français diffusée dans la presse quotidienne régionale le 23 juin, il déclarait qu’il « n’y a pas eu de vainqueur » parce qu’il n’y a pas eu de parti ou de coalition obtenant une majorité absolue.
Cela n’avait pas empêché des gouvernements d’être choisi parmi le camp arrivé en tête, entre 1988 et 1993, mais aussi en 2022. Renaissance et ses alliés Modem et Horizons n’avaient qu’une majorité relative. Dans les deux cas, les institutions du parlementarisme rationalisé (dont le célèbre article 49.3) avaient pleinement joué leur rôle pour permettre à des gouvernements trop faiblement soutenus au Parlement de pouvoir gouverner quand même.
Le camp présidentiel affirme désormais qu’il revient au Président de construire des majorités quand l’Assemblée n’en dispose pas
Renversant une lecture qui leur avait pourtant permis d’exercer le pouvoir, le camp présidentiel affirme désormais qu’il revient au Président de construire des majorités quand l’Assemblée n’en dispose pas. Dans le Journal du Dimanche, propriété de Vincent Bolloré, François Bayrou affirme que c’est au président qu’il revient de « choisir » le Premier ministre (là où l’article 8 de la Constitution dit « nommer »). L’interprétation du résultat des élections est dans les mains d’un seul homme et rien ne semble pouvoir s’opposer à une telle lecture présidentialiste des institutions. Cette utilisation de la Constitution est inédite, à une exception près, que l’on trouve justement au point d’origine des traditions républicaines.
Il faut pour cela remonter aux débuts réels de la IIIe République, le 16 mai 1877. Nommé en 1873 « président de la République » pour un septennat, le Maréchal de Mac-Mahon est le chef de file d’une coalition monarchiste qui attend la restauration et ne voit dans la République qu’une solution temporaire avant le retour d’un roi sur le trône. Majoritaire jusqu’aux législatives de 1876, les monarchistes ont accepté – faute de prétendant au trône disponible de leur côté – que les lois constitutionnelles adoptées en 1875 donnent naissance à une « présidence de la République ». L’amendement Wallon qui inscrit de cette façon le terme de République dans les lois constitutionnelles est adopté d’une seule voix.
La victoire républicaine aux législatives de 1876 change la donne. La Chambre demande au gouvernement de sanctionner les ambitions politiques du clergé catholique. Pour ne pas donner suite, Mac Mahon dissout la Chambre. Si le texte des lois constitutionnelles lui en donne la possibilité, cette dissolution apparaît aux 363 députés républicains comme un coup d’État. Après une campagne législative extrêmement tendue, les républicains reviennent avec une majorité absolue à l’Assemblée. Obstiné, Mac Mahon refuse d’appeler les républicains au pouvoir : il tente d’installer un gouvernement de « fonctionnaires » que refuse totalement la gauche parlementaire, avant de se soumettre en rappelant la gauche au pouvoir. Mac Mahon perd le contrôle du Sénat après les élections de janvier 1879.
Il n’a plus d’autre choix que de se démettre le 30 janvier 1879. Élu par le Congrès, Jules Grévy devient le premier président républicain. Il indique dans son premier message aux Chambres renoncer immédiatement à l’usage du droit de dissolution, perdant toute possibilité de s’opposer au législatif. Plus aucune dissolution n’a lieu sous la IIIe. Si la République naît en France par opposition à toute forme d’exercice personnel du pouvoir, contre toute forme de césarisme. Au cours de la IIIe, les présidents qui essaient de reconquérir des capacités politiques (Casimir-Périer, Millerand) sont contraints à la démission par la Chambre. La rénovation du pouvoir exécutif dans le cadre d’un régime républicain est le produit, depuis la Première guerre mondiale, d’un intense travail théorique et politique, entreprise qui triomphe uniquement grâce aux circonstances exceptionnelles de la Guerre d’Algérie qui conduisent au retour au pouvoir du Général de Gaulle en mai 1958.
La lettre même du droit a encore été très largement tordue lorsque le gouvernement a été maintenu en place. Conformément à l’usage, le Premier ministre Gabriel Attal a présenté sa démission, repoussée par le président de la République qui lui a demandé de rester en fonction pour « assurer la stabilité du pays ». L’article 8 de la Constitution indique pourtant que le Président « met fin à ses fonctions sur la présentation par celui-ci de la démission du Gouvernement ». Quand on sait qu’en droit le présent de l’indicatif a valeur d’impératif, on comprend qu’il était normalement impossible pour le Président de refuser cette démission, même s’il lui revient de veiller « à la continuité de l’État » (art. 5), ce qui n’est pas tout à fait la même chose que « la stabilité du pays ».
Ces députés-ministres jouent donc sur deux tableaux. Démissionnaires, ils continuent d’expédier les « affaires courantes ». Mais la prolongation de cet état de fait (au sens premier de l’expression) pendant deux mois a eu pour conséquence d’étendre ce domaine mal défini des « affaires courantes »
Emmanuel Macron a fini par accepter, à l’extrême limite du calendrier, la démission de son gouvernement le 16 juillet au soir. Il a ainsi permis à ses ministres-députés de siéger à l’Assemblée qui se constitue le 18 juillet et ainsi de reconduire Yaël Braun-Pivet au perchoir. Réélue avec 8 voix d’avance, elle bénéficie des voix des 17 députés-ministres. L’article 23 de la Constitution indique pourtant clairement que les « fonctions de membre du Gouvernement sont incompatibles avec l'exercice de tout mandat parlementaire ». Ouest-France, le quotidien le plus lu du pays, titre alors le 16 juillet que « Emmanuel Macron a pris quelques libertés avec la Constitution ».
Ces députés-ministres jouent donc sur deux tableaux. Démissionnaires, ils continuent d’expédier les « affaires courantes ». Mais la prolongation de cet état de fait (au sens premier de l’expression) pendant deux mois a eu pour conséquence d’étendre ce domaine mal défini des « affaires courantes ». Le gouvernement tente de maintenir les « groupes de niveaux » (ou « de besoins ») avant d’annoncer la suspension de la réforme, qui est pourtant appliquée dans un tiers des collèges à la rentrée de septembre 2024. Bruno Le Maire annonce un train de mesure d’économies pour un montant de 5 milliards d’euros et commence la mise en place du budget 2025.
Instrumentalisées par le camp présidentiel, faiblement défendues par les oppositions qui hésitent entre les remplacer et s’en emparer, les institutions de la Ve République sont prêtes à être balayées.
Des institutions à balayer ?
Les institutions de la Ve se révèlent en réalité incapables de supporter le rééquilibrage des pouvoirs vers l’Assemblée Nationale. Elles ont en effet été conçues pour « rationaliser le parlementarisme ». Après de nombreuses tentatives de rénover la pratique de la IIIe en faveur de l’exécutif1, la crise de 1958 a en effet été l’occasion de faire triompher l’exécutif sur le législatif : encadrement du domaine de la loi, maîtrise de l’ordre du jour parlementaire, article 49.3 qui permet de faire passer un texte sans majorité favorable…2
Tous ces mécanismes sont mis en place pour limiter la prééminence du Parlement et les effets de son instabilité, disait-on alors3… Décidée à l’occasion de la réforme du quinquennat, la coïncidence et l’inversion du calendrier électoral, faisant que les présidentielles précèdent les législatives, ont diminué le rôle des parlementaires : celles et ceux de la majorité sont réduits à des rôles de « Playmobil », celles et ceux de l’opposition à la gesticulation pour parvenir à exister.
Les institutions de la Ve se révèlent en réalité incapables de supporter le rééquilibrage des pouvoirs vers l’Assemblée Nationale.
Les institutions de la Ve se révèlent en réalité incapables de supporter le rééquilibrage des pouvoirs vers l’Assemblée Nationale. Elles ont en effet été conçues pour « rationaliser le parlementarisme ». Après de nombreuses tentatives de rénover la pratique de la IIIe en faveur de l’exécutif , la crise de 1958 a en effet été l’occasion de faire triompher l’exécutif sur le législatif : encadrement du domaine de la loi, maîtrise de l’ordre du jour parlementaire, article 49.3 qui permet de faire passer un texte sans majorité favorable… Tous ces mécanismes sont mis en place pour limiter la prééminence du Parlement et les effets de son instabilité, disait-on alors … Décidée à l’occasion de la réforme du quinquennat, la coïncidence et l’inversion du calendrier électoral, faisant que les présidentielles précèdent les législatives, ont diminué le rôle des parlementaires : celles et ceux de la majorité sont réduits à des rôles de « Playmobil », celles et ceux de l’opposition à la gesticulation pour parvenir à exister.
L’élection présidentielle n’est pas la seule en cause dans cette séquence. Le scrutin majoritaire à deux tours couplé à des élections par circonscription, a des effets dévastateurs (voir dans ce numéro de Dauphine Eclairage, la contribution de Jérôme Lang et al.). La science politique classique attribue à ce mode de scrutin la « vertu » de produire deux partis dominants et deux partis alliés (2+2), structurant ainsi le système de partis en deux camps. Les élections législatives de 2024 montrent que cet effet n’est pas mécanique puisque l’on aboutit à trois blocs.
Mais c’est aussi les conditions de production de ce résultat qui interroge dès lors que de nombreux électeurs ont fait le choix, pour éviter une victoire du RN, de voter pour un·e candidat·e ne correspondant pas à leurs préférences politiques habituelles : que l’on pense aux électeurs LFI du Calvados votant pour Elisabeth Borne qui a fait passer la réforme des retraites sur laquelle le NFP veut revenir. 210 candidats se sont désistés selon la logique du Front républicain, 132 pour le NFP, 83 pour Ensemble, aucun pour LR.
La Ve République est exposée aux jeux politiques, mais expose aussi à cette occasion tout le poids de ses origines : limiter le pouvoir du législatif , confier au président toutes les clefs du mécano institutionnel.
Ces désistements ont permis à de nombreux députés LR et Ensemble d’être réélus contre un adversaire RN. Après le manquement d’Emmanuel Macron à ses promesses formulées auprès des électeurs de gauche qui ont permis sa réélection en 2022 (« Votre vote m’oblige » dit-il le soir de sa réélection), ce deuxième manquement aux électeurs risque d’avoir des conséquences dramatiques en 2027 : plus rien n’encouragera des électeurs (notamment ceux de gauche) à faire barrage au Front National, puisque le Premier ministre finalement nommé est soumis au bon vouloir du parti qu’ils voulaient voir défait.
Présidentialisation sans contrôle, secondarisation de toutes les élections au profit de la seule élection présidentielle, impact central du mode de scrutin : la Ve République est exposée aux jeux politiques, mais expose aussi à cette occasion tout le poids de ses origines : limiter le pouvoir du législatif , confier au président toutes les clefs du mécano institutionnel. Que se passera-t-il dans les mois à venir alors que le président n’a plus ni majorité, ni légitimité ? En effet, privé de l’arme de la dissolution jusqu’au 7 juillet 2025, il est désormais seul en première ligne si le RN décidait de soutenir une motion de censure du gouvernement Barnier.
A force de jouer avec les institutions, celles-ci pourraient donc se jouer de lui. Dans ces temps de crise de régime, le débat sur les institutions est devenu plus périlleux. Il n’en est pourtant que plus urgent.
Notes & Références
Roussellier (N.), La force de gouverner Le pouvoir exécutif en France XIXème-XXème siècles, Paris, Gallimard, 2015.
Francois (B.), Naissance d’une constitution, Paris, Presses de Sciences Po, 1997.
Il est intéressant de voir le récit de l’instabilité de la IVe République, qui avait été imposé par les promoteurs de la Ve, largement remis en cause. Voir par exemple Jenny Raflik, historienne : « Sous la IVᵉ République, le défilé des gouvernements n’a pas empêché une grande stabilité des politiques », Le Monde, 12 septembre 2024. Un point de vue remis en cause par… le président de la Fondation Charles de Gaulle : Frédéric Fogacci, « Les chefs de la IVᵉ République étaient écœurés par un système qui neutralisait systématiquement l’action de long terme », Le Monde, 12 septembre 2024.