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Les campagnes d’information qui visent à sensibiliser les candidats au départ sur les risques associés à l’immigration irrégulière sont devenues monnaie courante, mais sont-elles efficaces ? Deux expérimentations récentes apportent des éléments de réponse à cette question.

Flore Gubert et Sandrine Mesplé-Somps, directrices de recherche IRD (Institut de Recherche pour le Développement) à l'Université Paris Dauphine - PSL.

Les migrations entre l’Afrique et l’Europe, notamment irrégulières, font, de manière récurrente, la une des médias. L’actualité est en effet rythmée par les naufrages survenus en Méditerranée, dans un contexte de soutien électoral croissant aux partis politiques européens nationalistes et anti-immigration. Plusieurs actions à l’initiative d’organismes internationaux comme l'Organisation internationale pour les migrations (OIM) ou certains gouvernements de pays européens sont mises en œuvre pour tenter de décourager les départs vers l’Europe
Parmi elles, figurent les campagnes d’information visant à sensibiliser la population sur les dangers des migrations irrégulières ou sur le caractère restrictif des réglementations d’accueil en Europe. 

Quel est l'impact des campagnes d'information sur les personnes qui envisagent de quitter leur pays pour l’Europe ? 
La soixantaine d’études portant sur les campagnes d'information passées en revue par Tjaden et al. (2018) ne sont malheureusement pas suffisamment solides scientifiquement pour apporter une réponse précise sur cette question. Pourtant, le discours dominant à l’égard de ces campagnes est qu’elles contribuent à induire un changement dans les connaissances et les perceptions des migrants potentiels vis-à-vis des dangers associés à la migration, et à modifier les comportements migratoires.  

Afin de combler cette lacune, deux évaluations reposant sur des dispositifs expérimentaux ont été récemment réalisées par des chercheurs de l’équipe DIAL (Développement, Institutions et Mondialisation) du Laboratoire d’Économie de Dauphine (LEDa), l’une au Mali (Mesplé-Somps et Nilsson, 2023) et l’autre en Gambie (Bah et al, 2023). 
Dans les deux cas, leurs conclusions sont très mitigées : avertir des dangers du voyage ne modifie que très marginalement les projets migratoires. Ce n’est que lorsque cette mise en garde est couplée à des messages faisant la promotion d’alternatives à la migration irrégulière vers l’Europe qu’elle exerce une influence sur les intentions de migrer.

Deux expérimentations originales au Mali et en Gambie

L’étude menée au Mali en 2018-2019 a impliqué 2 000 jeunes hommes (âgés de 18 à 35 ans) de 200 villages ruraux du cercle de Kita, au sein de la région de Kayes. Cette zone a été choisie car elle est traditionnellement marquée par une forte émigration. Le travail a consisté à examiner l’impact de la projection de films d’une vingtaine de minutes auprès de trois groupes d’individus constitués de manière aléatoire. Un quatrième groupe appelé à visionner une comédie malienne sans lien avec la migration a servi de groupe de contrôle (placébo). 

“La capacité des « rôles modèles » à influencer les aspirations, voire les comportements”

Le film projeté au groupe 1 dévoile les témoignages de Badlen et Lassana, deux individus qui ont réussi économiquement et socialement sans partir en migration. Le film projeté au groupe 2 donne la parole à Bamadi qui fait état des difficultés qu’il a rencontrées en tentant de rejoindre l’Italie et de l’échec de son entreprise. Enfin, le film projeté au groupe 3 narre deux migrations réussies, celle de Dialankou en Côte d’Ivoire et au Ghana et celle de Badri en Lybie. Les compétences et expériences acquises à l'étranger les ont aidés à créer et à développer leurs propres entreprises locales, qui emploient de nombreux travailleurs et apprentis. 

Ce type d’intervention s’inscrit dans la lignée des travaux qui étudient la capacité des « rôles modèles » à influencer les aspirations, voire les comportements, des individus (Bernard et al., 2015 ; Riley, 2022). Il s’agit ici de mesurer l’impact de messages transmis par des personnes auxquelles les individus ciblés peuvent s’identifier sur leurs aspirations économiques et sociales, la perception de leur capacité à prendre leur destin en main, leur santé mentale et leur aspiration à migrer. Ces effets potentiels ont été mesurés quelques mois après la projection des films.

"L’efficacité des messages alertant sur les dangers du voyage et proposant des alternatives"

L’expérimentation menée en Gambie en 2019-2020 a quant à elle porté sur 3 641 jeunes hommes (âgés de 18 à 30 ans) vivant dans 391 localités rurales situées au centre et à l’Est du pays. 

Ces derniers ont été aléatoirement répartis en quatre groupes : le premier groupe a été amené à visionner un film contenant des témoignages de Gambiens qui ont entrepris de migrer vers l’Europe (sans succès pour la plupart d’entre eux), et apportant des informations détaillées sur les dangers du voyage
Les individus du deuxième groupe ont été amenés à visionner le même film, enrichi de témoignages de Gambiens ayant fait le choix de migrer à Dakar et évoquant les conditions de leur migration, ainsi que leurs conditions de vie et de travail sur place. Il leur a également été remis un bon d’une valeur d’environ 20€ permettant de couvrir les frais de voyage jusqu’à Dakar. 
Les individus du troisième groupe ont eux aussi visionné le même film que le premier groupe, mais se sont vu remettre en sus un bon pour une formation professionnalisante gratuite d’une durée de 6 mois dans le secteur de leur choix. 
Au quatrième groupe, enfin, a été proposé un film sur un sujet n’ayant rien à voir avec la migration (placébo). 

Ce protocole vise à évaluer l’efficacité relative des messages alertant sur les dangers du voyage vers l’Europe lorsqu’ils sont délivrés seuls (traitement du groupe 1) et lorsqu’ils sont couplés à des messages promouvant certaines alternatives à la migration vers l’Europe (traitement des groupes 2 et 3).

L’une et l’autre expérimentation arrivent à des conclusions relativement similaires. 

Dans le cas du Mali, le visionnage d’un documentaire dans lequel des pairs témoignent des difficultés qu’ils ont rencontrées sur la route vers l’Europe n’a d’effet ni sur les aspirations moyennes à migrer vers le Nord, ni sur les aspirations professionnelles et sociales des jeunes. De façon heureuse, il n’augmente pas non plus la fréquence de leurs symptômes dépressifs, ni ne diminue la confiance de ces jeunes en la maîtrise de leur destin. 
Les seuls individus sur lesquels ces témoignages semblent avoir prise sont ceux dont le projet migratoire est le plus abouti, soit parce qu’ils ont commencé à épargner, soit parce qu’ils sont issus de familles où la migration est une pratique plus répandue. 

Les résultats de l’expérimentation en Gambie montrent quant à eux que les jeunes des trois groupes ont une meilleure connaissance des dangers de la migration vers l’Europe juste après avoir visionné le film. Mais cette amélioration est modeste et n’est plus perceptible 18 mois plus tard. Aucun des trois traitements ne semble toutefois infléchir à court terme les intentions de migrer vers l’Europe. Les résultats sont un peu plus contrastés 18 mois plus tard, parmi les jeunes des deux groupes qui se sont vu délivrer des informations sur des alternatives à la migration vers l’Europe : ils sont un peu moins nombreux à déclarer qu’ils migreront très certainement vers l’Europe au cours des 5 prochaines années.

De l’importance d’informer sur les opportunités locales ou régionales d’emploi 

Au-delà d’informer sur les risques associés à la migration irrégulière vers l’Europe, les deux expérimentations se sont attachées à promouvoir des alternatives à la migration vers l’Europe. L’expérimentation en Gambie l’a fait au travers de la promotion de la migration vers le Sénégal ou en améliorant les perspectives d’emploi en Gambie via une formation professionnalisante, tandis que l’expérimentation au Mali l’a fait en présentant des témoignages positifs de deux Maliens restés sur place. 

“Promouvoir des alternatives positives à la migration a un impact plus fort qu’informer sur les risques associés à la migration”

Dans l’un et l’autre cas, les résultats sont là encore assez convergents : promouvoir, au travers de messages positifs, des alternatives à la migration a un impact plus fort qu’informer sur les risques associés à la migration. Face aux témoignages positifs de Badlen et Lassan, les jeunes Maliens ont en effet tendance à revoir leurs aspirations à la hausse (en termes de salaires, de statut social, de patrimoine, etc.), sont moins enclins à souffrir de symptômes dépressifs, et ont un sentiment plus fort d’être en mesure de prendre leur destin en main. 

Cependant, cela ne suffit pas à infléchir leurs aspirations à migrer. Quelles que soient les destinations envisagées, les effets moyens estimés ne sont pas statistiquement significatifs. Mais ces effets moyens cachent des disparités : les individus dont le projet migratoire est le plus avancé ou qui sont issus de familles dans lesquelles la migration est une pratique plus répandue ont en effet tendance à réviser à la baisse leurs aspirations à migrer. 

Dans le cas de la Gambie, l’information sur les dangers du voyage vers l’Europe combinée à la promotion de la migration vers le Sénégal (traitement du groupe 2) ou combinée à une offre de formation professionnalisante (traitement du groupe 3) réduit la part des jeunes déclarant qu’ils migreront très certainement vers le Vieux Continent dans les 5 ans, tandis qu’elle fait augmenter la part de ceux déclarant qu’ils migreront très certainement vers le Sénégal sur la même période. 

Ces deux traitements ont également un impact sur les migrations effectives en dépit d’un faible recours aux bons de transport offerts et aux formations professionnalisantes : ils provoquent en effet une augmentation de la migration vers le Sénégal au détriment, semble-t-il, de la migration vers Banjul, la capitale gambienne. En ce qui concerne la migration vers l’Europe, le seul effet notable concerne le nombre de démarches entreprises en vue d’un départ prochain vers l’Europe, lequel est légèrement plus faible chez les individus du groupe 3.

“Cela ne suffit pas à infléchir de manière substantielle les intentions de migrer”

Les résultats des deux expérimentations montrent que les motifs de migration sont pluriels et façonnés par les contraintes auxquelles font face les individus, ainsi que par leurs aspirations économiques, sociales et professionnelles. Des interventions, comme celle mise en place au Mali qui s’appuie sur les témoignages de rôles modèles, peuvent agir sur ces aspirations. Mais cela ne suffit pas à infléchir de manière substantielle les intentions de migrer. 

L’intervention menée en Gambie montre quant à elle que la promotion d’alternatives à la migration irrégulière vers l’Europe couplée à une campagne d’informations sur les risques et les dangers de cette migration est plus à même de modifier les intentions et les comportements migratoires qu’une campagne d’informations seule. Dans l’un et l’autre cas, les résultats soulignent aussi l'importance de cibler très soigneusement ces programmes et la difficulté d'atteindre les personnes les plus susceptibles de migrer.
 

Références

  • Bah T.L., Batista C., Gubert F. and McKenzie D. (2023) Can Information and Alternatives to Irregular Migration Reduce “Backway” Migration from the Gambia? Journal of Development Economics, 165, 103153.
  • Bernard, T., Dercon, S., Orkin, K., & Seyoum Taffesse, A. (2015) “Will video kill the radio star? Assessing the potential of targeted exposure to role models through video”. The World Bank Economic Review 29.suppl 1, S226–S237
  • Mesplé-Somps S. and B. Nilsson (2023) Role models, Aspirations and Desire to migrate, Journal of Economic Behaviors and Organizations, 212, 819-839.
  • Riley E. (2022) “Role Models in Movies: The Impact of Queen of Katwe on Students’ Educational Attainment”. The Review of Economics and Statistics, pp. 1–48.
  • Tjaden J., Morgenstern S., and Laczko F. (2018) "Evaluating the impact of information campaigns in the field of migration. A systematic review of the evidence and practical guidance”, Central Mediterranean Route Thematic Report Series. International Organization for Migration, Geneva
     

Les auteurs