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Longtemps associées à l'agriculture, les campagnes françaises révèlent une réalité bien plus complexe. Marquées par la précarité, les inégalités de genre et une forte présence des classes populaires, elles sont le miroir des fractures socio-spatiales contemporaines.

Introduction

Les représentations dominantes des territoires ruraux les réduisent aux mondes agricoles. Les agriculteurs bénéficient en effet d’une puissance symbolique et d’une préoccupation politique sans commune mesure avec leur part minime dans la population active rurale, légèrement plus de 5 % selon le recensement de 2020 (Diallo, 2024). 

Les habitants des campagnes appartiennent, en premier lieu, aux classes populaires salariées (employés et ouvriers). La part de ces groupes sociaux s’élève à 58 % dans la population rurale alors qu’elle est de 47 % dans le reste du territoire métropolitain, c’est-à-dire dans les aires de plus de 50 000 habitants. 

Surtout, les territoires ruraux se caractérisent par une surreprésentation des ouvriers (29 %). Leur poids est d’autant plus important que l’on s’éloigne des grandes métropoles, notamment de Paris où ils ne représentent plus que 13 % de la population. Les transformations que connaissent les campagnes, via la désindustrialisation ou le chômage de masse pour les travailleurs peu qualifiés, révèlent les recompositions des conditions de vie des classes populaires, et la persistance de la fragilité socio-économique des femmes.

Des campagnes (encore) ouvrières

Les territoires ruraux sont formés de villages et de petites villes. Ces petits pôles urbains de quelques milliers d’habitants concentrent les services (école, gare, poste) et les entreprises dans les zones rurales. Ils ont accueilli depuis le XIXe siècle une industrie diffuse, qui s’est renouvelée à partir des années 1960 dans le cadre de la décentralisation industrielle (automobile, chimie, énergie). 

Aujourd’hui, les ouvriers ruraux sont nombreux à travailler dans l’agroalimentaire, premier secteur manufacturier français en termes d’emploi (500 000 salariés en équivalent temps plein). Certains travaillent également dans les entrepôts de logistique qui se sont développés dans les zones périurbaines.

Par ailleurs, le salariat agricole, s’il est invisibilisé, est loin d’avoir disparu : environ 250 000 personnes sont employées dans l’agriculture, dans la viticulture et le maraîchage notamment. Les exploitations agricoles sont moins nombreuses mais elles sont plus grandes et font travailler davantage d’ouvriers. 

La part de ces derniers dans l’emploi agricole augmente depuis plusieurs décennies (Roux, 2020). Plus d’un travailleur agricole sur deux est un salarié et non un indépendant. Bien que les femmes restent minoritaires parmi les salariés agricoles (39 % en 2022), leur présence demeure importante au regard de l’ensemble de la catégorie des ouvriers, très masculine par ailleurs. Surtout, elle varie fortement en fonction des types d’activités et de contrats. Elles occupent ainsi 53 % des emplois agricoles à temps partiel et seulement 26 % des emplois à temps complet (Escudier, 2019).

Les salariés agricoles et de l’agroalimentaire partagent des conditions d’emploi et de travail très dures.

Les salariés agricoles et de l’agroalimentaire partagent des conditions d’emploi et de travail très dures. Ils sont souvent embauchés dans le cadre de contrats courts et subissent une forte pénibilité liée aux horaires, aux gestes répétitifs ou encore au travail dans le froid ou dans la chaleur. 

Une population étrangère est affectée aux tâches les plus pénibles. La présence du secteur agroalimentaires, tout comme le poids significatif des emplois les moins qualifiés, notamment dans les services, se traduisent par une part importante des femmes au sein des classes populaires rurales. On les retrouve notamment au sein des bourgs qui disposent d’un parc locatif et social.

La condition féminine en milieu rural

Le travail salarié des femmes est moins rétribué que celui des hommes. En milieu rural, leur accès à l’emploi est plus limité, ce qui a pour conséquence d’accentuer les inégalités entre les sexes, en matière de retraites ou d’accès à la propriété. Davantage confrontées au chômage, les jeunes femmes se voient contraintes d’accepter des emplois précaires, avec d’importants déplacements pendulaires, le plus souvent dans le domaine des services à la personne, dans un contexte de vieillissement des campagnes. 

Le travail à temps partiel, encouragé par les pouvoirs publics, est une caractéristique du travail féminin, encore plus en zone rurale. À l’inverse d’une forme de travail qui faciliterait une conciliation familiale, il est particulièrement important chez les moins de 25 ans et les plus de 59 ans. Les jeunes femmes rurales sont plus nombreuses à connaître des contrats précaires (41%) par rapport aux urbaines (34%) et aux jeunes hommes ruraux (35%). Elles occupent également plus souvent des postes aux horaires irréguliers (Pinel, 2020).

Les jeunes femmes rurales sont plus nombreuses à connaître des contrats précaires (41%) par rapport aux urbaines (34%) et aux jeunes hommes ruraux (35%)

Malgré ces inégalités d’accès à l’emploi, de nombreuses femmes souhaitent vivre dans le village ou le bourg d’où elles sont originaires. Ce choix s’inscrit dans des stratégies qui répondent à différentes injonctions : faire des études, travailler, avoir des enfants, s’occuper de sa famille... Les collectivités locales cherchent en effet à fidéliser les femmes en jouant notamment sur l’offre scolaire. 

Les formations professionnelles dans les services à la personne sont sur-représentées dans les mondes ruraux et valorisent des savoir-faire issus du travail domestique (baby-sitting en l’absence de crèche, aide pour les grands-parents…). Ces contraintes façonnent les aspirations scolaires et professionnelles des femmes de milieu rural qui rejoignent moins souvent l’enseignement supérieur, et entrent dans des formations qui répondent aux besoins locaux (Orange, Renard, 2022).

« L’idéal d’installation », décrit par Perrine Agnoux (2022) à propos de jeunes femmes qui souhaitent se mettre rapidement en couple, s’inscrit dans un modèle de réussite sociale qui favorise un emploi stable, l’accès à la propriété et la maternité. Il permet l’accumulation collective d’un patrimoine familial, et donc limite les risques de dégradation de ses conditions de vie. 

Néanmoins, étant donné la faible rémunération du travail salarié des femmes, les négociations au sein du couple se font souvent en défaveur de l’activité professionnelle des conjointes. Le repli au sein de la sphère domestique est peu propice à l’émergence de liens de solidarités féminines (Lechien, 2013) même si les associations permettent aux jeunes femmes de redéployer des réseaux amicaux (Amsellem-Mainguy, 2021).

Une relégation spatiale

Les classes populaires salariées sont surreprésentées dans la population des campagnes du fait de la localisation rurale des activités industrielles. Les grandes villes accueillent les sièges sociaux des entreprises tandis que les sites de production sont situés dans les territoires ruraux. 

Mais le caractère populaire des campagnes résulte aussi d’une ségrégation spatiale : les classes possédantes ont davantage les moyens de résider en ville. L’évolution du marché immobilier a conduit les familles populaires à quitter le cœur des agglomérations, surtout lorsqu’elles cherchent à accéder à la propriété.

les cadres sont souvent de passage et connaissent peu ceux qu’ils commandent 

Les clivages de classe dans la société française prennent de plus en plus une dimension spatiale. Les évolutions managériales dans les entreprises accentuent ce phénomène. L’univers des cadres dirigeants, incités à une mobilité régulière dans le cadre de leurs carrières, s’éloigne plus que jamais de celui des travailleurs ruraux. 

Dans les usines, les cadres sont souvent de passage et connaissent peu ceux qu’ils commandent (Mischi, 2016). Ils ne s’inscrivent plus dans les sociabilités locales et sont amenés à dépersonnaliser leurs relations avec leurs subalternes. Ce processus s’étend désormais aux agents de l’État et aux professions libérales : enseignants et médecins, par exemple, résident de moins en moins dans les territoires ruraux. Leur rapport avec les populations s’en trouve profondément bouleversé.

La crise des sociabilités rurales

L’univers des classes populaires rurales a été affecté par le déclin des grandes usines, la déstabilisation des statuts d’emploi et la dégradation des conditions de travail (Renahy, 2005). Les nouvelles générations sont soumises au chômage et à la succession des contrats courts effectués dans des petites entreprises, situées de plus en plus loin. 

Les enjeux de mobilité sont devenus cruciaux et les frais de transports pèsent comme jamais dans les budgets des familles rurales. La fermeture des gares et des autres services publics, comme les guichets de poste ou les hôpitaux, obligent les populations à parcourir des distances de plus en plus grandes. L’usage de la voiture devient essentiel pour aller travailler, faire ses achats ou amener les enfants à l’école.

Les enjeux de mobilité sont devenus cruciaux et les frais de transports pèsent comme jamais dans les budgets des familles rurales.

Cet éloignement des guichets administratifs a pour effet d’accroître le travail domestique des femmes. Ce sont elles qui véhiculent leurs proches, à l’image des personnes âgées, ou des enfants qui pratiquent des activités périscolaires et sportives. Elles se retrouvent également à effectuer la plupart des tâches administratives et se font le relais de leur famille auprès des institutions publiques (Durand, 2023). 

Du fait de la rareté des transports en commun, les plus précaires se retrouvent exclus de l’emploi, et plus généralement d’un ensemble de droits. Dans le cas de violences conjugales, cette absence de transport, cumulée à la précarité administrative, s’avère un obstacle à la sortie de situation abusive. Devoir justifier à un conjoint violent son déplacement dans le bourg le plus proche où se concentrent la plupart des relais publics compliquent les demandes d’aides des victimes. 

Bien souvent, ces dernières ne peuvent compter que sur le seul soutien familial. Aussi, si les espaces ruraux concentrent 30 % de la population féminine, on y dénombre 47 % des féminicides (Sénat, 2022, p. 166).

Les clivages socio-spatiaux comme source de politisation

Le départ des figures de la petite bourgeoisie culturelle, tout comme les restructurations industrielles et des services publics, fragilisent l’assise de la gauche dans les territoires ruraux, qui reposait traditionnellement sur une alliance entre des syndicalistes ouvriers et d’autres catégories plus diplômées (enseignants, travailleurs sociaux, médecins). Les réseaux militants liés aux sphères chrétienne, socialiste et communiste se sont effrités ces dernières années.

Pourtant les aspirations politiques restent fortes comme l’a montré le mouvement des Gilets jaunes en 2018-2019. Cette protestation populaire touche tout particulièrement les petites villes où sont rassemblés, sur les ronds-points, des femmes et des hommes qui résident dans les bourgs, mais aussi dans les villages des alentours (Bonin, Liochon, 2021). Déclenchée par l’augmentation du prix du carburant, cette mobilisation est en partie l’expression du désarroi des populations qui y vivent. 

Les revendications des Gilets jaunes se sont très rapidement élargies en pointant l’ensemble des difficultés de vie des habitants des zones éloignées des grandes agglomérations, en termes de mobilité et d’accès aux commerces et à l’emploi. Les critiques à l’encontre de l’État, particulièrement importantes au début du mouvement, renvoient aux rapports négatifs qu’entretiennent les classes populaires, notamment féminines vis-à-vis de services publics défectueux. Ce mouvement a également mis en lumière les situations financières difficiles des femmes seules, mères de famille et qui, plus âgées, peines à vivre de leur petite retraite et pension.

Le sentiment d’être méprisé par des élites urbaines lointaines, perçues comme décidant pour eux sans connaitre leur quotidien, apparaît comme l’un des principaux ressorts à la mobilisation. 

Le sentiment d’être méprisé par des élites urbaines lointaines, perçues comme décidant pour eux sans connaitre leur quotidien, apparaît comme l’un des principaux ressorts à la mobilisation. Les élites sociales, concentrées dans le cœur des métropoles, ont pu en effet dénoncer l’arriération culturelle des populations mobilisées, manière de disqualifier politiquement le mouvement mais aussi reflet d’un certain mépris de classe. Loin d’être spécifique au cas français, ce clivage socio-spatial entre des populations rurales et des élites sociales urbanisées traverse un ensemble de pays occidentaux.

En France, la distribution spatiale du vote en faveur du Rassemblement national (RN) montre un vote d’extrême-droite bien plus marqué chez les électeurs ruraux, tout particulièrement des milieux populaires. Il tend également à se normaliser depuis plusieurs années auprès d’un électorat féminin, jusqu’alors plus rétif au vote d’extrême droite, et prend davantage de poids auprès des jeunes femmes précaires. 

Cependant, même lorsqu’il est influent électoralement, le RN reste peu organisé : ses réseaux militants sont fragiles et son implantation municipale extrêmement réduite. Ainsi le vote pour Marine Le Pen peut être largement dominant dans des communes rurales sans que le parti puisse constituer des listes aux élections municipales. La puissance du RN dans les territoires ruraux est électorale, plus que militante, et elle se nourrit d’une politique nationale qui accroit les inégalités socio-spatiales, de genre, et déstabilise l’ensemble des classes populaires.

Notes & Références

  • Agnoux Perrine, « Du côté de chez soi. L’entrée dans la ville adulte des femmes de classes populaires dans les espaces ruraux », thèse de doctorat de sociologie, Dijon, Université de Bourgogne-Franche-Comté, 2022.
  • Amsellem-Mainguy Yaëlle, Les filles du coin, Paris, Presses de Sciences Po, 2021
  • Bonin Loïc, Liochon Pauline, « Le rond-point comme espace des luttes : prendre place et faire face à la répression », Espaces et sociétés, n° 183, vol. 2, 2021, p. 115-130.
  • Coquard Benoît, Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin, Paris, La découverte, 2019.
  • Durand Maeva, « Défendre sa famille. Rapport à l’État social et au politique des mères des classes populaires issues de milieu rural », Revue française de science politique, 73 (4-5), 2023, p. 497-518.
  • Diallo Abdoul, traitement recensement de la population INSEE 2020, exploitation complémentaire, CESAER-INRAE, 2024.
  • Escudier Jean-Louis, « Ouvrières agricoles et conventions collectives : de la discrimination à la reconnaissance ? (1950-2018) », Revue de la régulation, 25, 2019.
  • Lechien Marie-Hélène, « L’isolement des jeunes femmes appartenant aux classes populaires rurales. L’exemple d’une animatrice de loisirs », Agone, 2013, 51, p. 131‑151.
  • Mischi Julian, Le Bourg et l’Atelier. Sociologie du combat syndical, Marseille, Éditions Agone, 2016.
  • Orange Sophie, Renard Fanny, Des femmes qui tiennent les campagnes, Paris, La Dispute, 2022.
  • Pinel Laurie, « Conditions de vie des jeunes femmes en milieu rural : les inégalités par rapport aux hommes ruraux et aux urbaines », DREES, Études et résultats, n°1154, juillet 2020.
  • Renahy Nicolas, Les gars du coin. Enquête sur une jeunesse rurale, Paris, La Découverte, 2005.
  • Roux Nicolas, « Faire de nécessité soutenabilité. Tenir et vieillir comme saisonnier/ère agricole », Revue française de sociologie, n°2, vol. 61, 2020, p. 177- 206.
  • Sénat, « Femmes et ruralités : en finir avec les zones blanches de l'égalité », Rapport d'information n° 60, 2021.

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