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Les marchés à terme sont des innovations marchandes qui portent avec elles l'espoir de réguler les tensions inhérentes à l'ordre libéral. L'analyse de leurs conditions d'émergence et de fonctionnement permet d'en douter.

Introduction

Depuis le milieu des années 2000, les marchés agricoles internationaux se caractérisent par une volatilité accrue de leur prix. Différents mouvements sociaux sont venus illustrer les conséquences de ces variations erratiques à la fin des années 2000 : « mouvements contre la vie chère » ou « émeutes de la faim » dans les pays qui dépendent des importations pour subvenir au besoin de la population lorsque les prix étaient très élevés (2007-2008) ; grèves des producteurs laitiers européens lorsque les prix étaient relativement bas (2009). 

Ces différentes réactions à la volatilité des prix rappellent à bien des égards les analyses de Karl Polanyi sur les conséquences délétères de l’instauration d’un système de marchés autorégulés. Ce processus de « désencastrement » (Polanyi, 1944) caractérise, pour l’anthropologue hongrois, une situation dans laquelle le pouvoir politique laisse aux mécanismes de prix le soin d’organiser l’allocation de certains biens qui ont directement un rapport avec la subsistance des populations (la terre ou le travail par exemple), comme les denrées alimentaires (Steiner, 2008).

Il existe aujourd’hui une sorte de consensus sur le caractère naturellement instable des marchés agricoles. Ce constat se retrouve chez les tenants d’une économie libérale1 mais également chez leurs critiques2, si bien qu’il est rendu inimaginable d’étudier de tels dynamiques de désencastrement. 

Lorsqu’il s’agit de décrire le fonctionnement concret de marchés ainsi dérégulés, leur caractère politique n’est plus pris en compte, le formalisme de la théorie économique reprenant souvent le pas sur la description concrète des activités marchandes et des controverses dont elles peuvent faire l’objet. Couplant une approche de sociologie historique à une enquête ethnographique, ce texte cherche à montrer l’intérêt de dénaturaliser et d’enquêter sur les conditions politiques et organisationnelles du fonctionnement des marchés agricoles contemporains.

Donner le pouvoir aux forces de marché. La première victoire du libéralisme économique

L’approvisionnement alimentaire ne s’est jamais opéré par le seul truchement des mécanismes marchands. Il existe depuis l’Antiquité des politiques de stockage qui ont pour objectif d’assurer l’accès à un volume convenable de denrées les années de mauvaises récoltes. A ces politiques de stockage se sont longtemps ajointent des politiques de contrôle des prix ayant vocation à rendre accessibles au plus grand nombre les quantités disponibles et des politiques de distribution gratuite pour les plus démunis (Polanyi, 2011).

Au XVIIIe siècle, les débats sur la liberté à accorder au commerce des grains et aux mécanismes de prix s’intensifient en même temps que la pensée économique se structure.

Au XVIIIe siècle, les débats sur la liberté à accorder au commerce des grains et aux mécanismes de prix s’intensifient en même temps que la pensée économique se structure (Steiner, 1994). Les économistes libéraux invoquent l’extension des réseaux commerciaux et l’augmentation de la concurrence pour défendre l’idée que le laisser-faire serait plus efficace que la régulation publique des prix. Le retournement est total : il ne s’agit plus de protéger les populations des comportements spéculatifs des commerçants mais de protéger ces derniers des demandes de régulation des prix venues des consommateurs. 

Deux premières expériences en grandeur nature de politique de libéralisation du commerce des grains ont lieu en France à cette époque avant d’être rapidement abandonnées : la première, en 1763-1764, est stoppée par Louis XV suite à une trop forte augmentation des prix ; la seconde fut l’œuvre de Turgot et est rapidement arrêtée à la suite de la « guerre des Farines » d’avril-mai 1775 (Kaplan, 2012).

Les marchés à terme comme technologie d’approfondissement d’un ordre marchand libéral

La libéralisation et l’intensification du commerce international à partir du milieu du XIXe siècle entraine des désordres économiques qui ont abouti à un certain approfondissement de l’ordre marchand libéral. La naissance des marchés à terme aux Etats-Unis et leur diffusion en Angleterre et en France à la fin du XIXe siècle (Stanziani, 2009) en est un exemple. Les marchés à terme ont pour fonction principale de neutraliser l’incertitude liée à la volatilité des prix. 

Celle-ci rend en effet les projections économiques particulièrement incertaines. Cela vaut pour les producteurs qui ne peuvent faire leur choix d’investissement en raison de l’incertitude qui plane sur le prix de vente de leur production tout comme pour l’entreprise utilisatrice d’une matière première agricole (une industrie agro-alimentaire comme une biscuiterie par exemple) qui ne peut fixer ses prix de vente parce qu’elle n’arrive plus à anticiper ses coûts de production. Un contrat à terme consiste à fixer en avance le prix d’un produit qui sera livré au terme du contrat. Les marchés à terme organisent l’échange de tels contrats qui s’apparentent donc à une assurance contre la volatilité des prix futurs.

Les marchés à terme ont pour fonction principale de neutraliser l’incertitude liée à la volatilité des prix. 

Une telle rationalisation des marchés agricoles n’est en rien évidente, notamment en France. Les pénuries de la fin du XVIIIe siècle marquent encore les esprits des régulateurs du siècle suivant. Ces derniers vont ainsi distinguer la mauvaise spéculation de la bonne, « celle qui assure la convergence de l’offre et de la demande et qui écarte même les fluctuations excessives des prix » (Stanziani, 2009). Tout au long de la première moitié du XIXe siècle, des réticences de toutes parts (petits commerçants, artisans, salariés, etc.) viennent ainsi contrecarrer la volonté d’acteurs financiers et de commerçants de gros d’étendre l’usage des marchés à terme en France (Stanziani, 2009).

Il a fallu que d’importantes transformations politiques et cognitives s’opèrent pour rendre possible l’instauration d’une telle innovation marchande. D’une part, la population s’enrichissant, un certain nombre de denrées ne sont plus considérées comme « de première nécessité » comme c’est encore le cas de la viande et du blé jusqu’au milieu du XIXe siècle. 

Cette transformation des représentations économiques permet de rendre légitimes de nouvelles pratiques commerciales (spéculation). D’autre part, le retour d’une figure libérale forte au ministère des Finances en 1882 en la personne de Léon Say – petit-fils de l’économiste Jean-Baptiste Say – permet aux défenseurs des marchés à terme de trouver un relai politique de poids pour que ce solutionnisme marchand apparaisse comme la réponse adéquate à la crise spéculative du début des années 1880 (Stanziani, 2009).

Instituer un ordre marchand spéculatif. La seconde victoire du libéralisme économique

L’usage de cette technologie de marché reste toutefois limité. L’action de l’Etat dans la régulation des prix et des quantités alimentaires revient rapidement à l’ordre du jour à la faveur des politiques interventionnistes qui ont suivi la crise de 1929 aux Etats-Unis comme en France où naît le 15 août 1936, sous le gouvernement du Front populaire, l’Office national interprofessionnel de blé (ONIB). 

Cette structure publique a vocation à réguler la filière « blé-farine-pain » en fixant le « prix de campagne » de production finalement livrée à ses organismes stockeurs (Kaplan, 2012). La Politique agricole commune européenne (PAC), mise en place en 1962, s’appuie largement sur cette expérience française dont elle généralise en quelque sorte les principes à d’autres filières (au lait et au sucre notamment) (Bureau, 2007).

Des années 1930 aux années 2000, les marchés mondiaux sont ainsi très souvent indirectement régulés par les stocks détenus par les pays excédentaires : les Etats-Unis pour le maïs et le blé dans les années 1960 puis dans les années 1980, ou les Etats-Unis puis la CEE pour la poudre de lait entre les années 1950 et 1990. 

La Chine a pris la suite des Etats-Unis dans la gestion des stocks mondiaux de céréales : elle a détenu à elle seule 75 % des stocks mondiaux de maïs, 50 % de ceux de blé et 78 % de ceux de riz dans les années 1990. Comme le souligne le coordinateur du Groupe d’experts de haut niveau sur la Sécurité alimentaire et la Nutrition de la FAO la situation change radicalement au début des années 2010 et « plus aucun pays ne joue ce rôle de stockeur central » (Daviron, 2012)3.

En Europe, l’abandon des stocks publics comme outil de régulation des prix trouve en grande partie ses origines dans l’évolution de l’expertise économique au sein des instances internationales. Les économistes critiquent les outils de régulation de la PAC dès les années 1960. Ce n’est toutefois que dans les années 1980 qu’ils trouvent des relais politiques notamment lors de l’Uruguay Round durant lequel les travaux des économistes de l’OCDE ont servi aux négociateurs américains pour remettre en cause la légitimité des stocks publics comme outils de régulation du commerce (Fouilleux, 2003). 

La réforme de la PAC de 1992 est imprégnée de ces débats. Elle ne prévoit pas une baisse des aides proprement dite mais une transformation des modalités d’appui public au secteur. Si elle initie une baisse progressive des prix de soutien aux producteurs, des droits de douane appliqués aux importations et des aides publiques aux exportations, elle crée des aides sous forme de soutien direct au revenu proportionnel à la surface des fermes ou de la taille des élevages et non plus un soutien au prix de vente. Les réformes suivantes de la PAC n’ont fait qu’approfondir cette tendance tout en « verdissant » à la marge la politique agricole européenne.

Les investissements des acteurs financiers sur les matières premières, d’une valeur de 13 milliards d’euros en 2003, ont atteint entre 170 et 205 milliards d’euros au moment de la crise alimentaire de 2007-2008 sans redescendre par la suite

Dans ce contexte, producteurs comme consommateurs se trouvent davantage assujettis aux mécanismes de prix. L’incertitude économique croît, ce qui complexifie les calculs économiques des acteurs et réactive l’intérêt politique pour les marchés à terme. Sur les marchés à terme déjà en fonctionnement, on observe une augmentation des encours depuis la libéralisation du commerce intervenu dans les années 1990, que ce soit aux USA comme en Europe (Lecocq et Courleux, 2010). 

La morphologie des acteurs qui échangent sur ces marchés s’est de plus transformée au bénéfice des spéculateurs : les investissements des acteurs financiers sur les matières premières, d’une valeur de 13 milliards d’euros en 2003, ont atteint entre 170 et 205 milliards d’euros au moment de la crise alimentaire de 2007-2008 sans redescendre par la suite (Commission européenne, 2011). Ces activités marchandes ont été largement décriées en raison de leur poids croissant et de leurs effets déstabilisateurs supposés sur les marchés agricoles (Lecocq et Courleux, 2010 ; HLPE, 2011).

La volonté d’approfondir la rationalisation financière des marchés agricoles s’est renforcée depuis, notamment en Europe, suivant ainsi les conseils d’économistes experts du domaine (GHN, 2010 ; Cordier, 2014). Mais des tensions – politiques et matérielles – s’observent sur les marchés non familiers à l’usage de cet outil de gestion de la volatilité des prix.

Instaurer une culture de la volatilité, s’organiser pour spéculer

Pour mettre en œuvre des contrats à terme sur le colza en 2007, les acteurs de la filière céréales-oléagineux française ont dû faire appel à de multiples cabinets de conseil et négociants pour se former à cet outil de gestion des risques (Sigma Terme, 2017). En parallèle, de multiples formations se sont développées dans les écoles d’agronomie et autres cursus visant des débouchés dans l’agroalimentaire. Les soutiens à cette technologie doivent ainsi déployer un intense travail d’enrôlement pour financiariser leur marché. Sans l’élaboration d’une « culture de la volatilité » commune, de tels outils de marché ne peuvent en effet fonctionner.

Une enquête par observation et entretiens au sein d’une entreprise de négoce international de produits laitiers donne à voir les changements organisationnels mis en place au cœur des organisations marchandes pour faire de ce contexte d’incertitude une opportunité commerciale (Pinaud, 2022). Dans cette entreprise, une nouvelle division du travail rend centrale la fonction d’analyste de marché. Avant la croissance forte de l’entreprise (1995-2005) qui a accompagné la libéralisation commerciale, le travail de commercial s’effectuait en équipe rapprochant ainsi matériellement et symboliquement les deux temps de la relation commerciale (la signature du contrat et le moment de son exécution). 

La salle de trading se retrouve progressivement au centre de l’organisation pendant que les salariés de la logistique sont déplacés à sa périphérie.

La différenciation entre négociation commerciale et organisation logistique du transport s’est renforcée avec le temps. La salle de trading se retrouve progressivement au centre de l’organisation pendant que les salariés de la logistique sont déplacés à sa périphérie. Cette distanciation croissante des fonctions commerciales permet aux traders de concentrer leur attention sur une relation marchande épurée ne prenant en compte que les données concernant l’objet de l’échange : la qualité, la quantité et le prix. Les formes de rémunération changent en conséquence. Ce ne sont plus les volumes d’affaire traités collectivement qui définissent le volume des primes (auparavant similaires pour tous les salariés) mais les profits spéculatifs différenciés par traders.

Conclusion. Apories d’un solutionnisme marchand

Suite à la libéralisation progressive des marchés agricoles et à la transformation des formes prises par le soutien aux agriculteurs et aux agricultrices, le pouvoir organisateur du commerce agricole européen s’est déplacé du Conseil européen (qui gérait les stocks publics) aux entreprises (de négoce notamment). Nous avons cherché ici à rendre compte de la construction progressive et heurtée de cet ordre marchand désencastré du politique. 

Le poids des idées libérales et de leurs soutiens politiques a ici une importance centrale. Mais il ne dit finalement que peu de chose de la transformation des pratiques économiques induites par la libéralisation du commerce et l’approfondissement des régulations marchandes. Si les marchés à terme existent de longue date pour certaines denrées, ce mode de gestion de la volatilité n’existe qu’à la marge pour d’autres. Dans ce dernier cas, les transformations de l’activité économique qui suivent des politiques de libéralisation sont plus heurtées et tâtonnantes comme dans le cas de l’entreprise enquêtée. 

De plus, il faut souligner que le solutionnisme marchand prôné actuellement pour répondre aux effets dérégulateurs de la volatilité des prix n’est pas accessible à toutes les populations du globe (Galtier, 2012). Les Etats en guerre ou à l’instabilité politique chronique pourront difficilement couvrir leurs besoins via des contrats à terme puisqu’ils obtiendront difficilement la confiance des acteurs marchands du fait des risques de défaut de paiement. Leurs populations subiront de fait les effets de la volatilité de plein fouet. Si les sciences sociales peuvent être utiles pour décrire le fonctionnement concret de l’ordre marchand libéral, elles peuvent également aider à comprendre les effets de segmentation produits par les dispositifs marchands qui le soutiennent.

Notes & Références

  1. Voir par exemple (Habert, 2002).

  2. Voir par exemple (Boussard, 2005).

  3. Ce même expert en conclue que “Le maintien d'un niveau minimum de stock est ainsi devenu un problème d'action collective au niveau international”.


  • Boussard Jean-Marc et al., 2005, Libéraliser l’agriculture mondiale ? Théories, modèles et réalités, Versailles, Cemagref, Cirad, Ifremer, Inra.
  • Bureau Jean-Christophe, 2007, La politique agricole commune, Paris, France, la Découverte.
  • Commission européenne, 2011, Tackling the Challenges in Commodity Markets and on Raw Materials, Bruxelles.
  • Cordier Jean, 2014, « Comparative Analysis of Risk Management Tools supported by the 2014 Farm Bill and the CAP 2014-2020 » rapport pour le Parlement Européen.
  • Daviron Benoit, 2012, « Prix internationaux des produits alimentaires : volatilité ou hausse durable ? », Tiers Monde, vol. 3, n° 211, p. 91‑109.
  • Fouilleux Eve, 2003, La politique agricole commune et ses réformes : une politique européenne à l’épreuve de la globalisation, Paris, l’Harmattan.
  • Galtier Franck, 2012, « Gérer l’instabilité des prix alimentaires », Tiers Monde, vol. 3, n° 211, p. 51‑70.
  • GHN, 2010, Synthèse des recommandations du groupe d’experts de haut niveau sur le lait, Bruxelles.
  • Habert Nicolas, 2002, Les marchés à terme agricoles, Paris, Ellipses.
  • HLPE, 2011, Volatilité des prix et sécurité alimentaire. Rapport du groupe d’experts de haut niveau sur la sécurité alimentaire et la nutrition, Rome, Comité de la sécurité alimentaire mondiale.
  • Kaplan Steven Laurence, 2012, « La tyrannie des céréales, ou petite esquisse d’une très brève histoire de la régulation dans la filière blé-farine-pain, circa 1750-1960 », Chatriot A., Leblanc E., Lynch E. (eds), Organiser les marchés agricoles, Recherches, Paris, Armand Colin, p. 27‑50.
  • Lecocq Pierre-Emmanuel et Courleux Frédéric, 2010, « Vers la définition d’un nouveau cadre de régulation des marchés des dérivés de matières premières agricoles », Document de travail - centre d’études et de prospective du MAAF.
  • Pinaud Samuel, 2002, « Libéraliser l'économie agricole européenne. Une analyse polanyienne », Revue française de Socio- Économie, vol. 1, n° 28, pp. 29-49.
  • Polanyi Karl, 1983 [1944], La grande transformation, Paris, Gallimard.
  • Polanyi Karl, 2011 [1977], La subsistance de l’homme. La place de l’économie dans l’histoire et la société, Paris, Flammarion.
  • Sigma Terme, 2017, Utilisation des marchés à terme par les acteurs commerciaux exposés à la volatilité des marchés de grains et du sucre, Rapport pour le MAAF.
  • Stanziani, A. (2009), « Accaparement et spéculation sur les denrées alimentaires : au-delà de la pénurie ». pp. 10320 in Bruegel M. (ed.), Profusion et pénurie : les hommes face à leurs besoins alimentaires, PUR, Rennes.
  • Steiner Philippe, 1994, « La liberté du commerce : le marché du grain », Dix-huitième siècle, vol., n° 26, p. 201‑219.
  • Steiner Philippe, 2008, « Les marchés agroalimentaires sont-ils des marchés spéciaux ? » in Chiffoleau Y. ; Dreyfus F., Touzard J-M., Les nouvelles figures des marchés agroalimentaires, Presses de l’INRA, p. 54-72.

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