Dossier | Territoires ruraux en mouvement
Retour à la terre : qui sont ces actifs en quête de reconversion agricole ?
Malgré une profession vieillissante et des défis structurels majeurs, l’agriculture attire de plus en plus de candidats issus d’horizons divers. Mais qui sont-ils, et qu’est-ce qui les pousse à tenter l’aventure ?
Introduction
Si les mondes agricoles sont loin d’être homogènes, cette catégorie socio-professionnelle reste l’une des plus touchées par la pauvreté1 et par les risques psycho-sociaux (Deffontaines, 2020). Malgré ces difficultés multiples qui sont régulièrement mises à l’agenda médiatique grâce à des mobilisations souvent spectaculaires, des personnes souhaitent encore aujourd’hui se reconvertir pour devenir agriculteur. Comment expliquer ces parcours qui paraissent a priori improbables ?
Cette question apparaît d’autant plus importante que les reconversions vers l’agriculture constituent une des solutions au défi démographique auquel cette profession doit faire face. Alors qu’en 1950, l’agriculture occupait en France un actif sur deux, elle n’en représentait plus que 2,6 % en 2017. Ces trente dernières années, près de la moitié des exploitations agricoles ont disparu. En 2020, 43% des agriculteurs étaient concernés par l’ouverture des droits à la retraite ou le seront d’ici 20302, ce qui en fait l’une des professions les plus âgées.
Ce constat largement partagé à l’échelle européenne et au sein des instances internationales (Campi et al., 2024) a donné lieu à un Pacte d’orientation pour le renouvellement des générations en agriculture qui a été présenté par la ministre de l’Agriculture fin 20233. Paradoxalement, alors que les pouvoirs publics font de cette question un enjeu central concernant la souveraineté alimentaire et de la transition agroécologique, on connait encore assez peu les actifs qui aspirent à entrer dans ce secteur au cours de leur carrière.
La difficulté pour rendre compte de ces parcours tient au fait qu’ils sont la plupart du temps étudiés à partir de leur point d’arrivée. L’observateur est souvent tributaire d’un discours rétrospectif de la part des reconvertis eux-mêmes, laissant dans l’ombre les conditions sociales et institutionnelles de possibilité de leur trajectoire. Ainsi, les échecs tout comme les autres formes de mobilité professionnelle, vers le salariat agricole par exemple, restent invisibles.
Afin de contourner cette difficulté, nous avons étudié ces parcours en nous concentrant sur une étape intermédiaire, celle de la formation continue. L’obtention d’un diplôme agricole ouvre une porte pour les prétendants à l’installation agricole qui ne peuvent pas bénéficier de la transmission du patrimoine productif familial (Paranthoën, 2014). Le diplôme agricole d’un niveau équivalent au baccalauréat comme le Brevet Professionnel Responsable d’Entreprise Agricole (BPREA) constitue un critère essentiel pour obtenir la capacité professionnelle et bénéficier des aides publiques à l’installation4. Ainsi, l’accès à la formation continue agricole et aux Centres de Formation Pour la Promotion Agricole (CFPPA) qui sont chargés de sa mise en œuvre constitue un enjeu important pour les personnes souhaitant devenir agriculteur au cours de leur carrière.
Pour en rendre compte, j’ai mené une enquête au sein d’un centre public de formation qui se situe à proximité d’une grande ville en mobilisant une méthode mixte. D’abord, l’observation participante et la conduite d’entretiens semi directifs répétés (pendant et après la formation) auprès d’une classe de stagiaires a permis de restituer les parcours de reconversion en train de se faire. Ensuite, le traitement statistique des dossiers des stagiaires passés par la formation entre 2015 et 2019 (n=127) a servi à identifier leurs caractéristiques sociodémographiques ainsi que leur trajectoire scolaire et professionnelle. Enfin, l’analyse des archives du ministère français de l’Agriculture et celles du centre de formation a retracé plus largement les dynamiques socio-historiques de transformation de l’offre de formation en agriculture.
La formation continue agricole comme porte d’entrée
La généralisation de l’accès à l’école qui a concerné l’ensemble des franges de la société française au cours du XXème siècle a eu des effets considérables sur les agriculteurs. Les politiques modernisatrices mises en œuvre dans les années 1960 voyaient dans l’élévation du niveau de formation des agriculteurs une des conditions pour améliorer la compétitivité et la rentabilité de l’agriculture, justifiant le maintien d’un système scolaire propre à ce secteur puis le conditionnement des aides publiques à l’installation à l’obtention d’un diplôme agricole.
Si aujourd’hui, les agriculteurs restent moins diplômés que l’ensemble des personnes en emploi, leur niveau de diplôme s’est considérablement élevé ces dernières décennies : en 2019, seuls 14% des agriculteurs n’ont aucun de diplôme contre 82% en 1982. Alors que la plus grande scolarisation des enfants d’agriculteurs a diversifié et allongé les parcours précédant l’installation, elle a également favorisé leur départ vers d’autres professions. Dans le même temps, l’alignement de l’enseignement scolaire agricole et général offre aujourd’hui une porte d’entrée pour les personnes souhaitant se déplacer professionnellement vers l’agriculture.
Si aujourd’hui, les agriculteurs restent moins diplômés que l’ensemble des personnes en emploi, leur niveau de diplôme s’est considérablement élevé ces dernières décennies.
La formation continue publique en agriculture et les Centres de Formation Pour la Promotion Agricole (CFPPA) chargés de sa mise en œuvre tiennent une place particulière dans ce processus. Créés à la fin des années 1960, les CFPPA étaient initialement destinés aux personnes âgées de plus de dix-huit ans justifiant de trois années de pratiques agricoles comme exploitants, aides familiaux ou salariés agricoles. En donnant accès à un brevet professionnel agricole, il s’agissait d’apporter des connaissances générales, techniques et économiques jugées indispensables à la conduite d’une exploitation agricole d’une part et de faciliter les reconversions professionnelles vers d’autres branches comme l’industrie d’autre part.
Mais, les transformations institutionnelles impulsées à partir des années 1980 concernant la régulation de la formation continue agricole tout comme l’élévation du niveau de diplôme initial des agriculteurs ont peu à peu contraint les CFPPA à élargir leur offre de formation. En effet, le mouvement de décentralisation de la formation continue et sa mise en marché ont progressivement conduit les centres publics à diversifier leurs activités et leur public au moment où la population agricole n’a cessé de diminuer (Paranthoën, 2021a). Ainsi, le CFPPA que nous avons étudié propose un brevet professionnel en agriculture biologique destiné à de nouveaux publics éloignés du monde agricole qui bénéficient des dispositifs d’accès à la formation continue pour les salariés et les demandeurs d’emploi.
Qui sont celles et ceux qui veulent devenir agriculteurs ?
Si les transformations institutionnelles expliquent l’ouverture des portes de l’agriculture, reste à comprendre qui s’intéresse à cette profession et pour quelles raisons.
La formation en maraîchage biologique étudiée est investie par des profils variés comme le montre l’origine professionnelle des 126 personnes passées par la formation entre 2015 et 2018 : 18% d’entre eux sont issus des cadres et professions intellectuelles supérieures, 32% des professions intermédiaires, 22% sont des employés. Parmi les 23% des ouvriers, seulement un tiers sont des ouvriers agricoles montrant que cette formation constitue moins une voie de promotion professionnelle qu’une étape pour se reconvertir (Paranthoën, 2021b).
Les entretiens biographiques ainsi que l’analyse approfondie des dossiers de candidature des 15 stagiaires que nous avons suivis permettent de restituer finement les trajectoires scolaires et professionnelles de ces candidats sélectionnés ainsi que leur rapport initial à l’agriculture. Nous les avons classés en trois groupes : les déclassés, les désenchantés et les détachés.
Plus jeunes que les stagiaires des deux autres groupes, les déclassés qui sont des hommes, ont connu un investissement familial important à l’école qu’ils ne sont pas parvenus à convertir. Ayant un baccalauréat, ils ont soit obtenu un diplôme dans l’enseignement supérieur qui n’est pas en adéquation avec leur emploi, soit abandonné leurs études supérieures et enchaîné les petits boulots. Bien que leur situation économique reste fragile au regard de leur revenu modeste, leur statut de salariés ou de demandeurs d’emploi leur permet d’intégrer la formation.
Trois groupes : les déclassés, les désenchantés et les détachés.
Ayant déjà une expérience pratique d’autoproduction en agriculture acquise au sein de jardins associatifs ou familiaux ou au sein de luttes d’occupation comme à Notre-Dame des Landes, ils ont également accumulé des connaissances liées à la commercialisation et à la gestion de la qualité des produits alimentaires au cours d’emplois occupés dans la distribution. En devenant agriculteur, il s’agit pour ces déclassés de trouver une voie de reclassement en valorisant professionnellement et économiquement leur pratique d’autoproduction et leur connaissance concernant les produits alimentaires grâce à l’obtention d’un nouveau diplôme.
Si les désenchantés partagent avec les déclassés un investissement relativement important dans le domaine scolaire, il s’est finalisé, dans leur cas, par l’obtention d’un diplôme qui a pu être rentabilisé dans la sphère professionnelle. Titulaires de diplômes allant de la licence, jusqu’au doctorat, ils ont eu accès à des emplois stables d’encadrement et de direction ou sont parvenus à intégrer la fonction publique et sont dans des situations financières avantageuses. Mais, leur engagement important au travail a engendré du surmenage ou un sentiment d’inutilité entraînant des crises professionnelles.
L’accès au statut d’indépendant est notamment perçu pour ces désenchantés, parmi lesquels on trouve une forte proportion de femmes, comme un moyen de mieux conjuguer leur vie professionnelle et familiale tout en valorisant leurs compétences et/ou leur héritage familial (Landour, 2017). Si on retrouve chez les désenchantés le profil des cadres cherchant à retrouver au travail, un intérêt conforme à leurs aspirations personnelles (Jourdain, 2014), la distance à la nouvelle profession visée semble moins grande qu’elle ne peut s’observer au regard des seules catégories statistiques.
Relativement proches des mondes agricoles car enfants ou petits-enfants d’agriculteurs ou ayant une activité professionnelle au sein du secteur agricole (presse agricole, chantier d’insertion, vétérinaire), leur connaissance de la pratique agricole reste superficielle avant l’entrée dans la formation. Ayant une sensibilité environnementale, devenir agriculteur constitue pour eux le moyen d’accéder au statut d’indépendant et de réaliser une nouvelle activité professionnelle écologique valorisée socialement et symboliquement.
Agés de plus de 40 ans et ne pouvant donc plus prétendre au dispositif d’aide public à l’installation, les détachés ont connu un parcours scolaire et professionnel moins favorable que les membres des deux autres groupes. En effet, leur titre scolaire a une plus faible valeur que celui des autres stagiaires soit parce qu’il est d’un niveau inférieur, soit parce qu’il a été dévalué par le temps. Tout au long de leur parcours professionnel, ils ont tenté de compenser ce faible niveau scolaire initial par le suivi de formations continues, ce qui leur a permis de changer plusieurs fois de secteurs dans des emplois qui restent peu qualifiés (facteur, tailleur de pierre, maçon, disquaire) et d’accéder à un emploi stable. Mais, la pénibilité de leur travail tout comme son intensification les ont conduits à se détacher vis-à-vis des enjeux professionnels.
Malgré leur parcours professionnel parfois erratique, ces détachés peuvent toutefois s’appuyer sur des arrangements conjugaux (Misset et Nous, 2021) afin de suivre une nouvelle formation. Si les détachés pratiquent, comme les désenchantés une culture ornementale de leur jardin et que leur appréhension de l’agriculture biologique s’est essentiellement construite sous l’angle de l’alimentation, l’accès à la formation constitue moins pour eux un enjeu professionnel qu’un instrument de développement personnel.
Un accès inégal au statut d’indépendant
Alors que le nombre d’échecs pour obtenir le diplôme est très faible, l’accès au métier d’agriculteur reste difficilement atteignable pour les stagiaires tant il reste marqué par l’importance de la transmission familiale du capital économique et du patrimoine (Bessière, 2020). Les entretiens réalisés après la formation montrent que c’est surtout parmi le groupe des désenchantés que l’on retrouve les installations les plus rapides. Ayant des ressources économiques et parfois politiques importantes, ils peuvent obtenir des terres plus facilement soit en rachetant des exploitations soit en bénéficiant des terres mises à disposition par des collectivités locales.
C’est surtout parmi le groupe des désenchantés que l’on retrouve les installations les plus rapides.
Pour celles et ceux qui ne deviennent pas agriculteurs rapidement, il s’agit de continuer à accumuler de l’expérience en réalisant des stages ou en devenant ouvrier agricole. Ce type d’emploi marqué par une forte discontinuité du fait de la saisonnalité du travail agricole (Roux, 2022) s’avère particulièrement éprouvant pour celles et ceux qui avaient auparavant des emplois stables. Pour les autres comme les déclassés et les détachés qui avaient déjà connu cette instabilité professionnelle au cours de leur carrière, la discontinuité du travail agricole paraît beaucoup moins contraignante.
Au contraire, elle constitue parfois même une opportunité pour connaître plusieurs modèles d’exploitation agricole et choisir celui qui leur correspond le mieux. Si cette expérience ainsi que leur nouveau diplôme leur permettent d’accéder rapidement à des postes d’encadrement comme chef de culture par exemple, elle n’offre pas de niveau de rémunération suffisant pour envisager à court et moyen terme l’achat d’une exploitation. Ils sont alors contraints de poursuivre leur carrière en agriculture comme salariés.
Alors que le renouvellement des générations en agriculture constitue un enjeu pour l’avenir de ce secteur, les parcours de reconversion professionnelle vers l’agriculture sont encore peu connus en dehors des images idéalisées associées au retour à la terre. L’étude de ces parcours en train de se faire montre pourtant que si la formation continue et les centres publics chargés de sa mise en œuvre ouvre aujourd’hui des voies de passage vers l’agriculture, elle ne permet pas de lever un des principaux verrous à l’installation de nouveaux arrivants et plus largement à la souveraineté alimentaire et à la transition agroécologique que constitue l’accès à la terre.
Notes & Références
Le taux de pauvreté monétaire est de 16,2 % au sein des ménages agricoles contre 14,4 % dans l’ensemble de la population. Cf. Agreste, « Niveau de vie des ménages agricoles en 2020 », Primeur, n°1, février 2024.
Ministère de l’Agriculture, « Pacte d’orientation pour le renouvellement des générations en agriculture », Dossier de Presse du 15 décembre 2023, 12 p.
En 2020, 34 % des bénéficiaires de la Dotation jeune agriculteur étaient des hors cadres familiaux. Être hors cadre familial signifie que l’exploitation n’est pas transmise par des membres de la famille jusqu’au 3e degré.
- Céline Béssière, 2020, De génération en génération. Arrangements de famille dans les entreprises viticoles de Cognac, Paris, Raisons d'agir/Cours et Travaux.
- Mercedes Campi, Masayasu Asai, Jonathan McFadden, Emilio Pindado, Alicia Rosburg, 2024, The evolving profile of new entrants in agriculture and the role of digital technologies, OECD Food, Agriculture and Fisheries Papers, No. 209, OECD Publishing, Paris,.
- Nicolas Deffontaines, 2020, « Le suicide fataliste revisité », Sociologie [En ligne], N° 2, vol. 11, mis en ligne le 08 mai 2020, consulté le 28 juillet 2024.
- Julie Landour, 2017, « Les Mompreneurs. Entre entreprise économique, identitaire et parentale », Travail et emploi, n° 150, p. 79-100.
- Anne Jourdain, 2018, « Les reconversions professionnelles dans l'artisanat d'art. Du désengagement au réengagement », Sociologies pratiques, n° 28, p. 21-30.
- Séverine Misset et Camille Nous, 2021, « Des mobilités discrètes en milieu populaire. Les trajectoires professionnelles entre arrangements conjugaux et quête de respectabilité », Genèses, n° 122, p. 79-106.
- Jean-Baptiste Paranthoën, 2014, « Déplacement social et entrées en agriculture. Carrières croisées de deux jeunes urbains devenus maraîchers », Sociétés contemporaines, n° 96, p. 51-76.
- Jean-Baptiste Paranthoën, 2021 a, « La formation continue publique en agriculture : mission impossible pour les Centres de formation pour la promotion agricole ? », Sociologie du travail, Vol. 63 - n° 4. En ligne : [https://journals.openedition.org/sdt/40038#ftn18 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sdt.40038].
- Jean-Baptiste Paranthoën, 2021 b, « Des reconversions professionnelles en train de se faire vers le maraîchage biologique », Travail et Emploi [En ligne], 166-167, mis en ligne le 01 décembre 2023, consulté le 06 janvier 2024.
- Nicolas Roux, 2022, La précarité durable, PUF.