Dossier | Territoires ruraux en mouvement
Comment mesurer efficacement la sécurité alimentaire mondiale ?
Alors que garantir l’alimentation pour tous est un objectif mondial, mesurer précisément l’insécurité alimentaire reste un défi. Entre données économiques et expériences vécues, quelles approches offrent une vision complète de la situation ?
Introduction
Le droit à l'alimentation est un besoin fondamental souligné dans la Déclaration universelle des droits humains et vise à garantir une sécurité alimentaire pour tous. Les crises alimentaires récentes ont placé cette question au cœur des politiques mondiales, avec un intérêt croissant pour des mesures comparables de la sécurité alimentaire.
Une question clé pour améliorer la sécurité alimentaire mondiale est celle de l’utilisation d’une mesure commune et comparable. La plupart de mesures se concentrent sur des dimensions spécifiques de la sécurité alimentaire, telles que les dépenses alimentaires ou le statut nutritionnel des individus. Cependant, la sécurité alimentaire englobe une variété d'aspects, ce qui appelle à l'utilisation d'indicateurs appropriés.
Qui souffre de l’insécurité alimentaire ?
Historiquement, les efforts de mesure ont mis l'accent sur la disponibilité des denrées alimentaires en tant qu'enjeu politique clé, soulignant le rôle des gouvernements nationaux dans l'approvisionnement alimentaire de leurs populations (Nations Unies, 1975). Cependant, depuis les travaux pionniers d'Amartya Sen sur les famines dans les années 1980, l'importance du droit d'accès à l'alimentation pour les individus, et pas seulement la disponibilité, est mise en avant. Selon Amartya Sen, des famines peuvent survenir indépendamment d'une baisse de la disponibilité alimentaire au sein d’un pays, car elles sont souvent causées par une défaillance des droits d'accès à la nutrition.
En s'appuyant sur les travaux d'Amartya Sen, au milieu des années 1990, la définition de la sécurité alimentaire a inclus la qualité de la nutrition, en prenant en compte les composants nutritionnels et les préférences gustatives, ce qui a conduit à la définition de la Food and Agricultural Organization (FAO) aujourd’hui universellement acceptée : "La sécurité alimentaire existe lorsque tous les individus, à tout moment, ont un accès physique et économique à une quantité suffisante d'aliments sains et nutritifs, répondant à leurs besoins alimentaires et à leurs préférences pour une vie active et saine" (FAO 1996). Cette définition englobe les quatre dimensions principales de la sécurité alimentaire : la disponibilité, l'accessibilité, l'assimilation et la stabilité (FAO 1996 ; FAO et al. 2013).
"La sécurité alimentaire existe lorsque tous les individus, à tout moment, ont un accès physique et économique à une quantité suffisante d'aliments sains et nutritifs, répondant à leurs besoins alimentaires et à leurs préférences pour une vie active et saine."
Malgré les débats sur la possibilité de combiner ces aspects en une seule mesure, la sécurité alimentaire est souvent abordée en se concentrant sur une seule dimension à la fois. Par exemple, les interventions en matière d'approvisionnement alimentaire traitent généralement de la disponibilité alimentaire seule, risquant ainsi de ne pas réduire efficacement l'insécurité alimentaire en ignorant l'accessibilité.
Mesurer l'accessibilité est cependant complexe. Elle est souvent exprimée en termes de prévalence de la sous-alimentation - environ 2000 calories par jour pour une femme adulte et 2600 calories pour un homme adulte -, une mesure critiquée pour ses fortes hypothèses concernant les besoins énergétiques universels, qui peuvent varier selon le pays et l'individu (Sen, 1981). Par ailleurs, les mesures du statut nutritionnel, telles que l'apport énergétique ou les mesures anthropométriques, donnent un aperçu assez limité de la sécurité alimentaire qui est un concept plus large à plusieurs dimensions et définissable à des niveaux national, local, familial ou individuel. De manière similaire, les dépenses alimentaires des ménages représentent un autre indicateur d'accès à la nourriture, mais capturent assez mal la nature multidimensionnelle de la sécurité alimentaire.
Pour inclure la qualité alimentaire, la diversité alimentaire est souvent mesurée, comptant le nombre de groupes d'aliments (fruits, légumes, protéines animales, etc.) consommés. Bien que cette mesure soit complexe à recueillir dans les enquêtes, elle reflète plusieurs aspects de la sécurité alimentaire : une diversité élevée est associée à de bons indicateurs de santé infantile, à des dépenses alimentaires accrues et à une disponibilité calorique satisfaisante (Hoddinott et Yohannes 2002 ; Ruel 2002).
La santé des enfants, mesurée par l’anthropométrie (taille et poids par rapport à l’âge), permet également d’évaluer l’assimilation des aliments. Une petite taille pour l’âge indique une malnutrition chronique difficilement réversible, tandis qu’un faible poids peut signaler une malnutrition temporaire. La malnutrition infantile reflète en partie la sécurité alimentaire des ménages, bien que cette mesure soit coûteuse, complexe et sujette aux erreurs.
Les échelles de sécurité alimentaire : mesurer l'expérience de la faim
Récemment, la littérature s'est tournée vers la prise en compte des stratégies d'adaptation mises en place par les ménages face aux situations d’insécurité alimentaire, capturant les aspects psychologiques et sociaux de cette dernière (Barrett 2002). Provenant d'entretiens qualitatifs décrivant l'expérience de la faim des ménages et des individus, les "échelles de la faim" offrent une mesure quantitative en combinant les réponses à diverses questions spécifiques capturant différentes dimensions. En fonction du score total obtenu, les ménages sont ainsi classés en quatre niveaux d’insécurité alimentaire.
A l’origine, le travail de Radimer et al. (1990) a proposé un cadre conceptuel basé sur des entretiens avec 32 femmes des zones urbaines et rurales de l'État de New York. Les auteurs ont interprété la faim comme un processus où les femmes mettent en place des stratégies d'adaptation qui diffèrent d'un ménage à l'autre. Cela a conduit à une définition de la faim comme "l'incapacité à acquérir ou consommer une qualité adéquate ou une quantité suffisante de nourriture de manière socialement acceptable, ou l'incertitude de pouvoir le faire".
Les ménages en insécurité alimentaire sont ainsi identifiés en fonction des stratégies employées en réponse aux pénuries alimentaires et au manque de variété. Suite au travail de Radimer et al. (1990), le Département américain de l'Agriculture a développé une échelle nationale, la Household Food Security Survey Measure (HFSSM), basée sur 18 questions représentant l'éventail des expériences de la faim des ménages. La HFSSM fait aujourd’hui partie de l'enquête Current Population Survey depuis 1998 et est administrée chaque année à 45 000 ménages. Elle a servi de modèle pour les échelles adoptées dans les pays d’Amérique du Sud et a fait l’objet de plusieurs améliorations et modifications.
La FAO a plus récemment développé la Food Insecurity Experience Scale (FIES) qui a été ainsi incluse dans l'enquête mondiale Gallup couvrant 146 pays en 2014, 2015 et 2016.
Afin de pouvoir avoir une mesure comparable à travers différents pays, la FAO a plus récemment développé la Food Insecurity Experience Scale (FIES) qui a été ainsi incluse dans l'enquête mondiale Gallup couvrant 146 pays en 2014, 2015 et 2016 (Cafiero et al. 2018). La FIES est conçue comme une norme mondiale à laquelle chaque échelle de l'enquête Gallup peut être comparée, permettant ainsi des estimations comparables entre pays. Elle a été adoptée comme indicateur pour le suivi des progrès vers l’Objectif du Développement Durable 2.1, qui vise à mettre fin à la faim et à garantir à tous un accès à la nourriture d'ici 2030.
Ces échelles sont simples, rapides, moins coûteuses que les autres mesures et peuvent être ajustées aux contextes spécifiques. Elles produisent souvent des données de meilleure qualité que les mesures standard, en particulier dans les pays en développement où la qualité des données est généralement médiocre.
Les échelles de sécurité alimentaire à l’encontre des données
Malgré l'adoption généralisée des échelles de sécurité alimentaire, il manque encore des preuves empiriques solides concernant leur avantage comparatif par rapport aux mesures standard. Compte tenu de leur validité statistique, ces échelles capturent-elles quelque chose de plus sur la sécurité alimentaire que les autres mesures ? Ou sont-elles simplement des substituts ? Comment contribuent-elles à la mesure de la sécurité alimentaire ?
Bertelli O. (2020) étudie la valeur ajoutée d'une échelle de sécurité alimentaire mesurant la sécurité alimentaire des ménages par rapport à d'autres mesures standard, telles que les dépenses alimentaires, l’apport nutritionnel des aliments consommés et la diversité alimentaire. Une telle échelle peut-elle améliorer notre compréhension de la condition de sécurité alimentaire des ménages ?
Les enquêtes Living Standard Measurement Survey – Integrated Survey on Agriculture (LSMS-ISA) de la Banque Mondiale, collectées au Malawi, au Nigeria et en Tanzanie, contiennent des échelles de sécurité alimentaire proches de la FIES qui permettent de répondre à ces questions. Premièrement, les mêmes échelles sont administrées dans les trois pays, permettant d'évaluer la corrélation de l'échelle avec d'autres mesures standard dans différents contextes. Deuxièmement, la nature longitudinale des données permet d'examiner la capacité des échelles de mesurer les évolutions de la sécurité alimentaire au fil du temps pour une population donnée.
Enfin, l'utilisation de données de panel au niveau des ménages présente l'avantage méthodologique de réduire le risque de corrélations fallacieuses en tenant compte de facteurs non observables propres à chaque ménage (comme l’accès aux marchés ou la qualité des terres agricoles) et des chocs qui pourraient influencer la corrélation entre les mesures standard et l'échelle.
L’analyse des données à travers les trois pays révèle des variations significatives dans la proportion de ménages en insécurité alimentaire selon la mesure utilisée. Alors que 65-67 % des ménages sont considérés en insécurité alimentaire en se basant sur les dépenses alimentaires, ce chiffre chute à 56-58 % lorsque l'échelle de sécurité alimentaire est appliquée.
Néanmoins, en termes d’évolution temporelle, les résultats indiquent que les changements de la sécurité alimentaire au fil du temps et au sein du même ménage mesurée par l'échelle sont proches de ceux observés lorsqu’on emploie les autres mesures. Des dépenses alimentaires plus élevées, une disponibilité calorique plus importante et une plus grande diversité alimentaire sont significativement liées à une plus grande sécurité alimentaire telle que mesurée par l'échelle, bien que la force des corrélations varie en fonction des mesures.
Les ménages avec des dépenses alimentaires ou une consommation de calories plus élevées ont aussi un meilleur niveau de sécurité alimentaire mesuré par l’échelle et par la diversité alimentaire. De plus, il est important de mentionner que les variations de la sécurité alimentaire au fil du temps, pour un même ménage, sont associées avec celles des autres mesures, notamment en termes de dépenses alimentaires et de diversité alimentaire. Néanmoins, la taille des corrélations entre ces mesures demeure peu élevée.
Il est intéressant de noter que la corrélation entre les variations des mesures standard et les variations des scores d’échelle n’est pas affectée lorsqu’on compare des ménages avec les mêmes variations de statut de pauvreté monétaire. Cela serait attendu si les quatre mesures de sécurité alimentaire variaient de manière similaire. Or, le score de l’échelle n’est pas fortement associé à l’indicateur de pauvreté, ce qui suggère que les changements de sécurité alimentaire capturés par l’échelle ne reflètent pas simplement des changements dans le statut de pauvreté des ménages.
Les ménages avec des dépenses alimentaires ou une consommation de calories plus élevées ont aussi un meilleur niveau de sécurité alimentaire mesuré par l’échelle et par la diversité alimentaire.
Des analyses supplémentaires révèlent une relation non linéaire entre l’échelle d’une part et les dépenses alimentaires et les calories consommées d’autre part. La relation est forte pour les ménages vivant avec moins de 1,25$ par personne et par jour – le seuil de pauvreté à l’époque -, mais plus faible pour ceux avec des revenus plus élevés. Cela suggère que les ménages sévèrement pauvres sont identifiés comme étant dans une condition d’insécurité alimentaire par toutes les dimensions capturées par l’échelle et par les autres indicateurs, tandis que les ménages moins pauvres sont dans une situation d’insécurité selon seulement certaines dimensions de l’échelle.
Pour examiner davantage la relation entre l’échelle et les autres mesures, chaque élément de l’échelle a été analysé individuellement. Les corrélations les plus fortes ont été trouvées avec les conditions les plus graves et les aspects psychologiques de l’insécurité alimentaire. Plus précisément, des éléments tels que l’absence totale de nourriture à la maison, le fait de passer une journée et une nuit entière sans manger, et l’inquiétude concernant la pénurie de nourriture, sont fortement liées aux autres mesures.
En revanche, les éléments liés à la variété alimentaire, au rationnement et à l’accès à la nourriture se dégagent comme des aspects de la sécurité alimentaire qui sont spécifiques à l’échelle. Les stratégies d’adaptation les moins corrélées avec les autres mesures comprennent la réduction de la variété alimentaire, le rationnement de la nourriture en diminuant la fréquence des repas, la restriction de la consommation des adultes et le recours au soutien externe pour emprunter de la nourriture. Inclure ces conditions dans l’analyse de la sécurité alimentaire semble donc important, faisant de l’échelle un indicateur complémentaire précieux, car elle documente une gamme de réponses des ménages face à une insuffisance de quantité, de qualité et de variété alimentaire, améliorant ainsi notre compréhension des contraintes de la sécurité alimentaire.
Enfin, les données LSMS-ISA du Malawi permettent également d’explorer la capacité de l’échelle à capturer la vulnérabilité alimentaire, une dimension souvent négligée par les mesures standard. Les résultats montrent que cette mesure de vulnérabilité alimentaire corrèle fortement avec le score de l’échelle, notamment avec les aspects liés au rationnement alimentaire et à l’inquiétude concernant la pénurie de nourriture. Cela indique que l’échelle capte mieux la vulnérabilité alimentaire que les autres mesures standard.
Dans l’ensemble, l’échelle de sécurité alimentaire présente dans les questionnaires LSMS-ISA est fortement corrélée avec l’insécurité alimentaire chronique et les préoccupations concernant la pénurie de nourriture. Elle capture également d’autres dimensions de la sécurité alimentaire, telles que la variété alimentaire, le rationnement, l’accès et la vulnérabilité, ce qui en fait une mesure complémentaire précieuse. Ces conditions fournissent des informations supplémentaires sur la sécurité alimentaire des ménages, non capturées par les dépenses alimentaires et la disponibilité calorique.
Notes & Références
- Barrett C. (2002) ‘Food Security and Food Assistance Programs’, in B. Gardner and G. Rausser (eds), Handbook of Agricultural Economics, vol. 2. Elsevier Science B.V. , chapter 40. pp. 2013–2190.
- Bertelli, O. (2020). Food security measures in Sub-Saharan Africa. a validation of the LSMS-ISA scale. Journal of African Economies, 29(1), 90-120.
- Cafiero, C., Viviani, S., & Nord, M. (2018). Food security measurement in a global context: The food insecurity experience scale. Measurement, 116, 146-152.
- FAO. (1996) ‘Rome declaration on world food security’, Technical report, FAO.
- FAO, IFAD, and WFP. (2013) ‘The state of food insecurity in the world 2013. The multiple dimensions of food security’, Technical report, Rome, FAO.
- Hoddinott J., Yohannes Y. (2002) ‘Dietary diversity as a food security indicator’, FCND briefs 136, International Food Policy Research Institute (IFPRI).
- Organisation des Nations Unies. (1975) ‘Report of the world food conference. Rome 5–16 November 1974’, Technical report, United Nations, New York.
- Radimer K. L., Olson C. M., Campbell C. C. (1990) Development Indicators to Assess Hunger, Journal of Nutrition, 120: 1544–8.
- Ruel M. T. (2002) ‘Is dietary diversity an indicator of food security or dietary quality? A review of measurement issues and research needs’, Technical report, International Food Policy Research Institute.
- Sen A. (ed.) (1981) Poverty and Famines. An Essay on Entitlement and Deprivation. Oxford University Press.