Dossier | Dauphine Digital Days 2022 "IA & société" - Les actes #1
Les enjeux liés aux données massives et à l'utilisation de l'IA dans le système de santé
Chasse gardée de ceux qui les produisent, ces données hautement sensibles se révèlent pourtant essentielles pour les chercheurs, comme pour les entrepreneurs. Des initiatives publiques se développent pour en faciliter l’accès.
Table ronde animée par Mathilde Godard, chargée de recherche au CNRS, Université Paris Dauphine – PSL, avec Emmanuel Bacry, directeur de recherche au CNRS, Université Paris Dauphine – PSL, directeur scientifique du Health Data Hub, Gaëlle Bouvet, Chief Operating Officer, BOTdesign, Florence Jusot, professeure d'économie, Université Paris Dauphine – PSL, membre du Comité Consultatif National D'Éthique, Dominique Le Guludec, présidente de la Haute Autorité de Santé (HAS)
En données de santé, comme dans beaucoup de secteurs, la crise sanitaire a servi de catalyseur. Grâce aux bases existantes et à une utilisation rapide - et pertinente, celles-ci ont pu se révéler utiles, voire décisives. L’un des acteurs prédominants dans cette entreprise : la Haute autorité de santé. Et pour réussir cette mission, il a fallu s’organiser.
Des données “cruciales”
« Il nous a été demandé de produire de l’expertise scientifique en amont de la décision publique. Pour cela, les données de Santé Publique France ont été absolument cruciales. La crise nous a permis de faire beaucoup de progrès dans l’accès et le chaînage de ces données… Par exemple, pour décider de comment répartir les premiers vaccins, nos bases ont permis d’obtenir des renseignements précieux. Des solutions efficaces ont pu être développées, afin que les ARS (agences régionales de santé, NDR) ciblent les bonnes personnes », détaille Dominique Le Guludec, présidente de la Haute Autorité de Santé. Parmi les critères retenus pour ce ciblage : l’âge, les pathologies chroniques, les aspects socio-économiques…
Désormais, en santé, la donnée est un sujet clef. Lors du Covid-19, de nombreuses informations se sont révélées précieuses, de la diffusion des variants aux hospitalisations, en passant par le nombre de tests, réalisés et positifs, la couverture vaccinale, ou encore les décès. « Pour mesurer et améliorer la qualité des soins, nous avons en effet besoin d’indicateurs. Fût un temps, nous allions chercher cela dans les dossiers des médecins ! Vous imaginez bien que dans la crise de ressources humaines que traversent nos systèmes de santé, nous n’avons pas le temps de le faire », pointe Dominique Le Guludec. Notamment lors d’une période de crise sanitaire.
Complexité d'accès
Problème : ces fameuses données, il faut pouvoir y accéder. « Elles demeurent très largement sous-exploitées », acquiesce Emmanuel Bacry, directeur scientifique du Health Data Hub et directeur de recherche au CNRS et à l’Université Paris Dauphine - PSL. Il y voit plusieurs raisons.
La première : leur complexité, les rendant inutilisables pour les néophytes. « Il est très difficile de savoir et de comprendre où est quoi, si l’on n’est pas initié. Autre difficulté : l’interopérabilité des données. C’est le plus délicat, il faut être certain que les deux bases parlent bien de la même maladie », souligne Emmanuel Bacry. Si chacun parle d’une pathologie différente, rassembler les bases sera inutile. Cela était justement le souci rencontré au départ de la crise sanitaire du Covid. Un problème d’autant plus important lorsque l’on s’intéresse à une maladie rare. Pour avoir suffisamment de données, il faut alors passer à l’échelle européenne, ce qui ne fait qu’amplifier le défi.
Question de partage
Le directeur de recherche évoque une dernière difficulté, de taille : le partage de ces précieuses données. « Si l’on parle d’accéder à des données cliniques, les problèmes viennent souvent d’un réflexe de propriétaire des producteurs de données, qui ne veulent pas partager. Il y a de bonnes et de mauvaises raisons à cela. Les bonnes raisons sont liées à un problème de financement : il en faut pour mettre à jour une base, qu’elle soit de qualité. Certains disent ne pas partager, car ils ont peur de perdre la confiance de leur patient. Or, la plupart des patients veulent que l’on utilise leurs données de santé pour la recherche ! », pointe Emmanuel Bacry, qui appelle à informer de façon objective les individus, sur ce que l’on est capable de faire ou non aujourd’hui en IA. Le but : éduquer au risque de partager les données. « Mais aussi au risque de ne pas le faire ! »
Un rôle de guichet
Face à cette problématique, le Health Data Hub a pour objectif « d’apporter une petite brique à l’échelle nationale et internationale », explique Emmanuel Bacry, en pilotant un espace européen de santé, avec un consortium de 17 institutions et huit pays. Il tente ainsi d’adresser ces problématiques de gouvernance, tout en accompagnant quelque 80 projets de start-ups. « En France, nous avons le Système national des données de santé, le SNDS, qui est une spécificité et un atout. Nous avons la chance que tout le monde soit à peu près remboursé de ses soins. Les données sont ainsi centralisées, avec une base unique de 66 millions de personnes. Attention, ce sont des données de remboursement, et non cliniques », ajoute-t-il. Ainsi, disons qu’une personne réalise une radio en ville. Cette base de données saura que telle radio a été réalisée, car remboursée. En revanche, son résultat n’y apparaîtra pas.
Avec ce système, la France dispose d’une base puissante, contrairement aux États-Unis, où ces informations sont collectées par les différentes mutuelles privées, ce qui les morcelle. De plus, ceux qui peuvent se payer une mutuelle ne sont pas forcément représentatifs de l’ensemble de la population. « On aurait en effet uniquement des jeunes, riches, en bonne santé, ce serait une catastrophe de généraliser ces données et de faire un algorithme sur cette base », estime le chercheur.
Aujourd’hui, le Health Data Hub joue un rôle de guichet. Pour avoir accès aux données, le porteur de projet passe devant le Hub, avec un comité qui décide de l’intérêt éthique du projet, puis devant la CNIL. Cette nouvelle porte d’entrée semble fonctionner : environ 200 projets sont soumis chaque année, afin d’accéder au SNDS…
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LE PATIENT VA-T-IL CROIRE DAVANTAGE LE MÉDECIN OU L’ORDINATEUR ?
Florence Jusot
«Nous nous sommes interrogés sur l’autonomie du patient : est-il légitime qu’une application puisse le contacter pour lui dire d’aller voir un médecin, puisqu’il semble plus essoufflé aujourd’hui, ou marche différemment ? Est-ce qu’on lui laisse l’autonomie de pouvoir se soigner comme il le souhaite ?
Autre questionnement : selon les concepts éthiques en France, un médecin ne doit pas contacter directement un patient. Or, ces instruments peuvent conduire à cela. Par exemple, pendant la pandémie, la liste des personnes à risque pour le Covid a été envoyée à leurs médecins, afin qu’ils les suivent plus particulièrement et promeuvent la vaccination. Cet usage de l’information médicale venue de la machine peut être en contradiction avec les valeurs éthiques des professionnels et leur expérience clinique.
Enfin, quid de l’équilibre entre le diagnostic fait par un médecin et celui de la machine ? Cela pose des questions de confiance : le patient va-t-il croire davantage le médecin ou l’ordinateur, si les résultats sont contradictoires ? »
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Un cas concret d'utilisation de données de santé
Gaëlle Bouvet est directrice des opérations de la start-up BotDesign. La proposition de cette jeune pousse : « créer des solutions numériques qui vont servir à libérer du temps au soignant, ou à contribuer à l’autonomisation des patients à domicile ». Pour ce faire, la société a développé une plateforme de gestion des e-parcours de santé, à partir de la technologie du chatbot. Grâce à une intelligence artificielle, la solution va servir d’intermédiaire entre le patient et le professionnel.
Un scoring pour le médecin
Un exemple concret pour comprendre les applications de cette technologie : la préparation à la pré-consultation d’anesthésies, lancée depuis le premier confinement, un sujet sur lequel la start-up a observé de nombreux besoins. « Aujourd’hui, nous avons un questionnaire de pré-consultation standardisé au niveau de la Sfar, la Société française d’anesthésie et de réanimation. Finalement, c’est un questionnaire que le médecin va adresser au patient et qui prend un temps précieux lors de la consultation », constate la directrice des opérations de BotDesign. La start-up a retranscrit ce document dans ses chatbots, en lien avec le CHU de Toulouse. Le patient peut le remplir en amont du rendez-vous, pour que, lors de sa visite à l’hôpital, le médecin puisse disposer d’un « scoring » sur les patients. « La priorité est ainsi donnée à la téléconsultation pour ceux présentant un risque mineur, et au rendez-vous présentiel à l’hôpital pour ceux qui en ont le plus besoin », ajoute-t-elle. Soit un gain de temps et d’efficacité pour les deux parties.
Les hôpitaux propriétaires des données
Ce cas d’usage contribue aux soins courants, mais aussi dans le cadre de la recherche. « Nous travaillons notamment sur le Covid prolongé, avec le Health Data Hub. Nous nous positionnons comme un point de collecte des données, l’important est qu’elles soient structurées, propres et puissent contribuer à différents objectifs. Elles peuvent être d’usage, cliniques, et ensuite envoyées, selon les contractualisations que nous avons sur des projets, dans des bases de données appartenant aux hôpitaux », souligne Gaëlle Bouvet. Point important : ces derniers demeurent propriétaires des données.
Qualité et contrôle
Qu’en est-il de la question des garde-fous, en matière de protection des données ? Gaëlle Bouvet confirme que l’équipe de la start-up s’est largement posée ces questions, dès le début de l’aventure, en particulier sur les risques liés à l’utilisation de ses solutions. « La qualité des données est essentielle. De plus, étant designers de logiciels, nous évaluons avec attention les fournisseurs de nos serveurs. Ils doivent être localisés en France et certifiés hébergeurs de données de santé. Nous sommes certifiés ISO 13485 et notre solution MAX est certifiée dispositif médical de classe 1 », précise la directrice des opérations, qui assure que des contrôles réguliers sont réalisés, pour assurer un accès à la plateforme et aux solutions en toutes circonstances. Soit une utilisation la plus contrôlée et sécurisée possible…