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Dossier | Dauphine Digital Days 2022 "IA & société" - Les actes #1

Les spécificités de l’approche française de la régulation du numérique, de sa mise en œuvre et de son articulation avec les initiatives européennes

Publié dans IA & Numérique 6 mn - Le 27 novembre 2023

Avec l’adoption de nouveaux textes tout récemment, la législation autour du numérique se structure progressivement. L’Europe, dont la France, devient ainsi une figure de proue dans ce domaine…

Table ronde animée par Joëlle Toledano, professeure de l'Université Paris Dauphine – PSL et membre de la Chaire Gouvernance et Régulation, avec Thomas Courbe, directeur général, DGE (Minefi), Fabien Raynaud, Conseil d’État, Stéphanie Yon-Courtin, députée, Parlement Européen

L’année 2022 a été un véritable tournant dans la réglementation du numérique en Europe. Deux textes importants ont en effet été publiés : le règlement sur les marchés numériques, le « Digital Markets Act », dit « DMA » et le règlement sur les services numériques, le « Digital Services Act », dit « DSA ».

Et il y avait urgence, car le cadre réglementaire sur les services numériques, par exemple, n’avait pas été mis à jour depuis 2001. D’où la nécessité de l’arrivée du DSA. « Rien n’était adapté au numérique ! Ce cadre ne reflétait ni les nouveaux acteurs, ni les nouveaux usages, ni les risques croissants liés à ces émergences. Je pense à la fraude, la contrefaçon, la haine en ligne, la désinformation, qui ont augmenté au fil des années. Les régulateurs ne pouvaient pas être aussi puissants que les plateformes en ligne. Désormais, grâce au DSA, celles-ci deviennent de fait responsables. Jusqu’à présent, elles se dédouanaient en disant n’être que de simples intermédiaires », souligne Stéphanie Yon-Courtin, députée européenne, précédemment avocate à l’Autorité de la concurrence, qui a participé à l’élaboration de ces textes. Ce texte est à ses yeux des signaux forts : « Aujourd’hui, c’est la fin de l’impunité en ligne et de la simple autorégulation, on signe la fin du Far-Ouest ».

Protection des consommateurs

Désormais l’univers hors-ligne doit répondre aux mêmes règles que le monde réel, estime la députée européenne : « Le message du DSA est que les plateformes se devront de respecter nos règles. C’est notre combat à venir. Au départ, les représentants des plateformes nous disaient qu’ils ne croyaient pas du tout en notre régulation, que cela ne donnerait rien. Nous avons répondu fermement que s’ils ne la respectaient pas, ils devraient se passer d’un marché de 460 millions de consommateurs… » Avec ce règlement, les plateformes devront ainsi se montrer plus transparentes, notamment sur leurs techniques de modération, pour demeurer sur le territoire européen.

De son côté, le DMA joue un rôle important quant à la régulation économique des plateformes. « La base de ce texte est celle de la protection des consommateurs. Aujourd’hui, le droit de la concurrence n’est plus adapté au monde du numérique, il faut agir dès maintenant, plutôt que guérir, et assurer que toutes les entreprises puissent pénétrer sur le marché du numérique, sans qu’une poignée n’impose ses règles », pose Stéphanie Yon-Courtin. Cette « poignée » concerne les « gatekeepers », les plateformes clefs de ce marché. Celles-ci ont jusqu’à juillet 2023 pour enregistrer leurs services auprès de la Commission. Les « gatekeepers » seront officiellement identifiés en tant que tels à compter de septembre 2024. L’interrogation qui se pose désormais : les grandes entreprises du secteur joueront-elles le jeu ?

Une future loi sur les données

Après le RGPD, le DMA et le DSA vient un nouveau texte, le « Data Act », la « loi sur les données », proposée par la Commission européenne. Et il n’est pas anodin. « Ce règlement va permettre de créer une véritable économie de la donnée en Europe et de mieux régler la question de la répartition de la valeur. La grande question est désormais de savoir si le Data Act pourra agir dans le domaine du cloud, car c’est un enjeu majeur en Europe. Aux côtés du DMA et du DSA, il reste de nombreux sujets qui ne sont pas encore traités. Nous devons par exemple réfléchir à la publicité en ligne, un élément majeur du modèle économique d’un très grand nombre d’acteurs du numérique », déclare Thomas Courbe, directeur général de la Direction générale des entreprises, au ministère de l’Économie et des Finances. Sur ce point, le DMA apporte déjà quelques éléments, mais demeure largement insuffisant, d’où l’importance d’un nouveau texte.

Attention cependant à la superposition et à la multiplication des textes, met en garde Fabien Raynaud, rapporteur général au Conseil d’État et auparavant conseiller pour les affaires européennes auprès du Président de la République : « Le problème est moins d’en produire de nouvelles, que d’assurer l’application effective et efficace de celles qui sont disponibles ! Le mille-feuilles réglementaire pose en effet des problèmes de cohérence et d’accessibilité au droit. Et l’on sait bien que la multiplication des textes offre des échappatoires à ceux que l’on veut justement encadrer… » D’où l’importance d’une réelle coordination entre tous les acteurs de l’écosystème, aussi bien aux échelons nationaux qu’européens.

Des travaux scrutés par le reste du monde

Désormais, la Commission européenne se concentre sur les prochaines étapes de la mise en œuvre des deux textes. Le travail et les échanges avec les potentiels « gatekeepers » ont déjà commencé, confirme Prabhat Arwal, membre de la task-force DMA à la Commission : « Ce sont des rencontres qui préparent l’étape de la désignation. Elles se déroulent dans un esprit constructif, en creusant le détail des business modèles de chacune de ces entreprises. La désignation aura d’abord lieu dans le cadre du DSA, puis du DMA ». Ces discussions sont aussi le moment de présenter l’ensemble des règles à toutes les parties prenantes, les règlements en question étant, il le confie volontiers, denses et complexes.

Aux côtés de ces travaux techniques, la Commission est désormais sollicitée par des pays du monde entier. Comme le RGPD, ces deux nouveaux textes suscitent de l’intérêt de nombreux États, désireux d’avancer eux aussi sur la régulation dans l’univers du numérique. « Nous sommes extrêmement sollicités par toutes les juridictions du monde, sur les deux textes, y compris par des pays comme la Chine, qui étudient ces instruments. Nous avons reçu récemment une demi-douzaine de demandes d’explications d’autres pays. Le Japon veut par exemple reprendre le DMA dans sa législation nationale », illustre Prabhat Arwal. La preuve que ces efforts européens pour une meilleure régulation du numérique ne sont pas en vain.

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