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Ouvrage | Covid-19 : regards croisés sur la crise

Apprendre à compter pour s’occuper pendant le confinement

Publié dans Géopolitique, Droit, Société 10 mn - Le 01 mars 2021

Les chiffres disent-ils le vrai ? Sont-ils utiles pour décider et trancher entre différentes situations ? En grande partie oui. Encore faut-il apprendre à les domestiquer et à les comprendre. Sinon les théories du complot et le relativisme ne sont jamais bien loin. La sociologie de la quantification nous fournit de longue date des guides et des précautions pour cela mais ils sont trop souvent ignorés. La crise de la Covid-19 n’a pas cessé de nous le rappeler.

Place centrale de la mesure et de la statistique à l’heure de la covid-19

La crise de la Covid-19 a ouvert, à partir de mars 2020, une période très riche de discussions en tous genres sur la véracité des chiffres, leur pertinence et leur utilité. La période du confinement a semble-t-il laissé du temps libre pour discuter de ce sujet « scientifique ». L’hydroxychloroquine n’a pas eu le monopole de l’attention. Il faut dire que la crise de la Covid-19 est, d’un point de vue comptable, assez fascinante. On y parle de grands nombres, de dynamique de l’épidémie et de la grande incertitude sur le phénomène mesuré…. Associé à un zeste de contestation sur la réalité de la pandémie et de théories du complot, tous les ingrédients sont réunis pour une instrumentalisation des chiffres. Ces débats soulignent la difficulté du comptage qui, loin d’être un exercice qui éclaire une situation, peut aussi devenir un outil d’influence. D’answer machines, permettant d’y voir clair dans une situation, les chiffres deviennent vite des rationalization machines, c’est-à-dire servant à justifier, ou des amnunition machines mettant en avant un point de vue en choisissant les bons chiffres.

Les débats ont porté sur le nombre de cas : faut-il compter les personnes malades dans les maisons de retraite ? Juste les cas déclarés ? Peut-on comparer les nombres de cas déclarés aux mois d’avril-mai à ceux des mois de juillet-août quand les tests sont devenus systématiques ? De même, le nombre de morts est vite devenu incertain. Au-delà des morts supposés de la Covid-19 (mais sont-ils mort de cela ou encore allaient-ils, de toutes façons, mourir très vite d’autres choses), il faudra sans doute attendre plusieurs mois avant de faire des comparaisons entre les mortalités normales et l’excès de mortalité. La gravité de la maladie a aussi suscité beaucoup de questions au travers du taux de mortalité, c’est-à-dire du nombre de personnes décédées par rapport au nombre de personnes ayant contracté la maladie. Là-aussi, il a fallu attendre quelques semaines et des études sur des clusters pour commencer à se faire une petite idée et réviser le chiffre à la baisse. Parlons aussi des différences géographiques où les États sont suspects de tricher ou des différences entre Paris et Marseille alors que la saison de foot est arrêtée ! Bien sûr les inégalités sociales ont attiré l’attention et ont été sujettes à discussion. Le R0 a aussi montré combien il était difficile pour beaucoup de se représenter ce qu’était une progression géométrique. Piketti l’avait déjà souligné dans le capital au 21e siècle à propos des intérêts composés. Nous avons retrouvé cette même incompréhension avec la Covid-19.

Il est donc difficile de compter. Et les théories du complot ne sont jamais loin. Pourtant la mesure est indispensable à notre modernité. Encore faut-il la remettre à sa juste place et en comprendre les limites.

Mesurer pour mieux comprendre

On ne gère bien que ce que l’on mesure. La formule est célèbre et nous la devons à Lord Kelvin (physicien), pour qui la mesure est en fait à la base du processus de connaissance scientifique. Il affirmait ainsi que « When you can measure what you are speaking about and express it in numbers, you know something about it ». La formule a souvent été reprise, à tort et de manière abusive, sous la forme « on ne gère bien que ce que l’on mesure ». Progressivement, « bonne gestion » et mesure sont devenues indissociables. Bien d’autres ont, depuis lors, réaffirmé cette idée, même si nous avons eu l’occasion de la critiquer dans l’ouvrage sur « les idées reçues dans le management ». Mais pourquoi peut-on douter des chiffres et comment les rendre crédibles ?

Pour répondre à cette question, la sociologie de la quantification rappelle que la mesure est soumise à un quadruple enjeu. Si l’on fait abstraction de la triche et de l’erreur, guère intéressantes au final, la mesure est un construit (1), dont la pertinence dépend de la qualité des sources (2), qui a toujours plusieurs lectures possibles (3) et qui n’empêche pas des biais cognitif, véritable illettrisme numérique (4).

Un chiffre est un construit

Un chiffre n’est jamais une donnée mais nécessite de mettre en œuvre des procédures de calculs en vue de faire des agrégations. Le découpage de ces catégories est souvent assez subjectif et conduit vite à obtenir des résultats différents. De même, il faut décider de ce qui est inclus ou exclus du calcul, de ce qui compte pour quantité négligeable et le reste. Le calcul des coûts a, de longue date, montré qu’un coût juste n’existe pas et qu’il n’est qu’une opinion.

« Le Prix de Revient n’existe pas » d’après Auguste Detœuf (1937). Je vais au marché ; j’achète 5 kilos de choux pour 10 francs et 5 kilos de carottes pour 20 francs. Mais je dépense, à l’aller et au retour, 3 francs d’autobus. Quel est le prix de revient de mes carottes ; quel est celui de mes choux ? Dois-je répartir mes frais de transport à raison de 1/3 aux choux et 2/3 aux carottes ? C’est raisonnable, puisqu’après tout mon prix global de 30 francs a été augmenté de 3 francs, c’est-à-dire que mes frais totaux ont été accrus de 10 %. Dois-je les appliquer à égalité aux choux et aux carottes ? C’est raisonnable aussi, puisque j’ai acheté le même poids des uns et des autres et qu’ainsi ils ont exigé le même transport. Mais si la seule chose que j’avais le désir d’acheter était un lot de choux, et si j’ai acheté les carottes en plus parce qu’elles m’ont paru une occasion avantageuse, ne dois-je pas attribuer aux choux le total de mes dépenses d’autobus ? Après tout, c’est bien sur ce prix total que j’avais compté, au moment où je partais au marché avec la seule intention d’acheter des choux. Voilà trois façons également raisonnables de répartir mes frais généraux. Selon la méthode que j’adopterai, les choux me reviendront à 2,20 F ou 2,30 F ou 2,60 F le kilo, et les carottes à 4,40 F ou 4,30 F ou seulement 4 F le kilo. Quel est le prix réel de chaque légume ? Je peux choisir ». Ce célèbre exemple d’Auguste Detœuf, polytechnicien, premier président d’Alstom, montre que c’est la méthode utilisée qui détermine souvent une partie des coûts.

Le comptage des manifestants selon la police et selon les syndicats illustre de longue date ce problème. Les simplifications opérées pour évaluer la masse informe des manifestants ne sont juste pas les mêmes.

Tous ces choix sont rarement conscients chez ceux qui comptent persuadés de la justesse et de l’unicité de leurs hypothèses et simplifications.

Un chiffre dépend de la qualité de la source

Pour compter il faut des données et la collecte de celles-ci est un enjeu en soi. « Qui saisit l’information et à quel rythme ? » sont des questions essentielles. Dans le cas de la crise de la Covid-19, les cas infectés avaient tendance à être plus faible le week-end et plus forte le lundi pour des raisons assez évidentes de disponibilité de personnels.

Des biais subtils peuvent exister ou des données sont manquantes, retraitées, affectées à des périodes différentes. Des outils de mesure peuvent être en panne parmi les centaines de points de mesure disponibles…

À l’heure du Big data, cet enjeu devient encore plus important. Les données sont massives donc difficilement contrôlables à hauteur d’homme et comportent de nombreux doublons difficiles à identifier et à corriger. Elles sont mal structurées, ce qui en fait la richesse mais aussi la fragilité. Elles s’actualisent très vite, produisant un sentiment de fuite en avant. Les données deviennent plus que jamais des boites noires dont on peut craindre qu’elles accentuent la défiance face aux chiffres.

Un chiffre a toujours plusieurs lectures possibles

Un chiffre est une convention, dans sa construction, mais aussi dans sa lecture. Nous ne tirerons pas tous la même conclusion d’un chiffre. Comme nous le rappelle Desrosières (2000), le terme de « mesurer » est sans doute inadapté aux sciences sociales car il emprunte trop à la rigueur des sciences physiques. Il vaudrait alors mieux employer le terme de « quantifier » qui renvoie simultanément à l’idée de « mesurer » et à l’idée de la présence d’une « convention » qui est l’accord existant entre différentes parties sur la façon de lire un chiffre.

Un exemple très connu est la notation des chauffeurs Uber sous forme d’étoile allant de 1 à 5 étoiles. Quand un chauffeur obtient une note moyenne inférieure à 4,2, il reçoit une alerte de Uber afin d’améliorer sa qualité de service. Or en France, les chauffeurs étaient plus mal notés qu’aux États-Unis. Après enquête, il s’est avéré que les français mettent 4 pour une très bonne performance et 5 pour une prestation exceptionnelle. Aux États-Unis, la note de base est de 5 et descend en fonction des griefs formulés au chauffeur. Dans un cas, au pays du « peut mieux faire », la note est additive. Aux États-Unis, elle est soustractive. Simple contingence culturelle.

Notre illettrisme mathématique

Un texte peut être plus ou moins difficile à comprendre. Qui ne s’est jamais trouvé face à un écrit qu’il ne comprend pas (il suffit de lire un arrêt juridique si on est non-juriste et qu’on ne maîtrise pas les codes). Il en va de même pour les chiffres. Nous sommes en fait assez limités face aux chiffres. Il ne s’agit pas d’un problème d’intelligence mais plutôt de biais cognitif. Daniel Kahneman dans « Thinking fast, thinking slow », développe de nombreux exemples de notre irrationalité face aux chiffres, y compris pour ses étudiants des plus prestigieuses universités ? Le dollar qui manque est un bon exemple.

Trois amis sont au restaurant. Venue la fin du repas, le serveur leur apporte l’addition de 30 dollars. Chacun donne alors 10 dollars. Le serveur ramène l’argent au patron du restaurant, qui constate une erreur dans l’addition. Le repas coûtait en fait 25 dollars. Les trois amis ont donc payé 5 dollars de trop. Le patron donne donc 5 pièces de 1 dollar au serveur pour qu’il les rende aux clients. Mais le serveur, voulant se faire un peu plus d’argent, ne rend que 3 dollars aux convives (1 dollar à chaque client), et garde les 2 autres pour lui. Problème : chaque convive a donc payé 9 dollars, pour un total de 27 dollars, et le serveur en a empoché 2. Mais 27 et 2 font 29 et non 30. Où est le dollar manquant ?

En guise de conclusion

Les chiffres sont utiles pour construire des sociétés modernes et démocratiques. Ils ne sont toutefois pas exempts de limites et il faut apprendre à les domestiquer. Ce sont des constructions et ils ne disent pas le « vrai ». Même quand ils sont simples. La plupart des scandales comptables du début des années 2000 portaient sur… le chiffre d’affaires, a priori prix * quantités ! 

Les chiffres nous aident à penser, c’est le point de départ d’un débat, pas le point d’arrivée et de clôture de ce débat.

Références

  • Alain Desrosières, « Pour une sociologie historique de la quantification : L’argument statistique I », Presses des Mines via OpenEdition, Sciences sociales, 16 avril 2013.
  • Alain Desrosières, « Gouverner par les nombres : L’argument statistique II », Presses des Mines via OpenEdition, Sciences sociales, 12 Avril 2013

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