Ouvrage | Covid-19 : regards croisés sur la crise
Responsabilité politique ? Pénale ? Ou irresponsabilité scientifique ?
La Covid-19, en plus d’être un phénomène médical a naturellement vocation à devenir un phénomène juridique lorsqu’interviendront les procès à la suite des décisions ou de l’absence de décisions prises pendant cette période de crise.
Les débats sur l’éventuelle responsabilité du comité scientifique illustrent peutêtre un choix majeur opéré dans notre société démocratique : le transfert des responsabilités à un organe scientifique dans le droit fil des réflexions menées il y a plus de 30 ans par le philosophe Hans Jonas.
"Malheur à toi, pays dont le roi est un enfant et dont les princes mangent dès le matin."
Et si, l’exécutif avait mal géré la crise sanitaire créée par la propagation de la Covid-19 ? La question est légitime en démocratie et ne devrait pas susciter les commentaires outrés du président de la République ou du Premier ministre. Elle l’est d’autant plus à la lumière de la chronologie absolument sidérante des évènements et de la multiplication des déclarations contradictoires émanant des plus hautes autorités de l’État pendant toute la période allant de décembre 2019 à mai 20201. Si l’affaire trouve un dénouement judiciaire, tout dépendra de l’appréciation du lien causal entre les décisions reprochées aux membres du gouvernement et les préjudices subis par les plaignants.
Le problème est le suivant : l’homme politique n’est-il redevable que d’une responsabilité politique, c’est-à-dire devant les électeurs ou devant les institutions politiques susceptibles de l’auditionner comme le Sénat ou le Parlement ? Ou doit-il rendre des comptes devant des juridictions ? Dès le 20 avril 2020, un professeur signait une tribune dans le journal le Monde pour dénoncer ce qu’il qualifiait de « populisme pénal ». Pour cet auteur, « la concomitance de la crise et de l’action en justice témoigne de l’objectif très politique de ces plaintes qui empruntent la forme pénale : déstabiliser le gouvernement en brandissant l’accusation d’un « mensonge d’État ». Une telle instrumentalisation du droit pénal porte atteinte à l’un des piliers de la démocratie représentative, à savoir la responsabilité politique »2.
Ces propos nous paraissent excessifs pour les raisons suivantes :
- ils reviennent à dénoncer une instrumentalisation des textes alors même que l’argumentation juridique ne prend sens que dans la mobilisation de tous les moyens pour obtenir gain de cause. Tout procès repose sur une instrumentalisation du droit : un avocat qui soulève une exception d’incompétence ne cherche pas à affirmer la beauté de la règle mais à faire gagner du temps à son client. Bien évidemment qu’attaquer l’État ou un ministre, ce n’est pas neutre politiquement, mais cela n’est pas dissociable de la construction de l’État de droit. Critiquer une action en justice parce qu’elle repose sur un objectif politique, c’est ignorer délibérément la logique procédurale qui structure tout le droit positif : quand une personne poursuivie pour fraude fiscale se prévaut des droits de l’homme pour contester les poursuites dont elle fait l’objet, son objectif n’est pas de renforcer le respect des droits de l’homme mais d’éviter d’être condamné à payer une amende conséquente.
- dans le cas présent, les actions en justice ont commencé à être intentées après l’interview accordée au journal Le Monde par l’ancien ministre de la Santé. La recherche des responsables est une réaction à un sentiment d’impunité. Qu’est-il alors préférable : une multiplication des actions en justice ou une multiplication des actions violentes ?
- ces propos présupposent un fonctionnement idéal de la démocratie totalement déconnectée des pratiques contemporaines : le déroulement des auditions devant la commission parlementaire nommée pour comprendre les faits à l’origine de l’affaire Benalla a montré que la majorité parlementaire acquise à la cause du Président disposait des moyens de paralyser les auditions des personnes impliquées.
- à partir du moment où la chronologie des faits donne l’impression d’une communication mensongère au plus haut sommet de l’État, il en va finalement de la crédibilité de l’institution judiciaire de mettre à jour les processus décisionnels qui seraient à l’origine de ces mensonges. Quid, dans le cas contraire, des discours sur la transparence ? L’enjeu d’un éventuel procès se confond ici avec le respect du bon fonctionnement des institutions.
Quant à l’argument selon lequel la menace d’un procès conduirait à une paralysie de l’action politique, il peut être renversé : comment se comporteraient les hommes politiques s’ils étaient à l’abri d’un procès ? La multiplication des affaires montre d’ailleurs que même la menace pénale n’est pas suffisante pour empêcher les comportements délictueux.
Dans ce cadre où le principe même d’une action en justice fait scandale, l’état du droit positif en la matière et les stratégies d’évitement du juge auxquels nous assistons dessinent les contours d’une véritable crise de responsabilité : les instances passent leur temps à dire « j’assume3 » tout en cherchant en parallèle à éluder leurs responsabilités et à se prévaloir de la légitimité du comité scientifique.
Dans Le principe responsabilité, le philosophe Hans Jonas expliquait en substance qu’il n’était pas possible dans un régime démocratique d’assurer la protection de l’environnement et la sauvegarde de la vie humaine. Il privilégiait la formation d’une élite susceptible d’assumer les décisions en ce domaine, décisions qui devraient nécessairement être adoptées sans discussion. « Seule une élite peut éthiquement et intellectuellement assumer la responsabilité pour l’avenir … l’avantage d’un pouvoir de gouverner total » tient à ce que « les décisions au sommet, qui peuvent être prises sans le consentement préalable de la base, ne se heurtent à aucune résistance dans le corps social [...] et, à supposer un degré minimal de fiabilité de l’appareil [politique], [...] peuvent être certaines d’être mises en œuvre4 ». Rétrospectivement, le propos est saisissant : le confinement s’est imposé indépendamment du consentement des populations - « la confiance dans la science » a martelé le Président ; seule nuance de taille, la question de la fiabilité de l’appareil politique. On rappellera ici que les écrits d’Hans Jonas ont bénéficié en France de la caution intellectuelle du philosophe Paul Ricoeur, mentor de l’actuel Président5.
À partir du moment où le Comité scientifique a été mis en place de façon totalement discrétionnaire par le Président, les principaux protagonistes politiques se sont prévalus de son autorité pour justifier les décisions prises. Comme le révélait la presse6, sur les dix membres du Conseil scientifique, huit sont liés au consortium de chercheurs qui encadre Discovery, projet visant à tester les molécules efficaces dans le traitement de la Covid-19. De là à penser qu’il y a une corrélation entre ces liens et les choix imposés aux médecins pour soigner les patients contaminés, la tentation est grande.
Le Comité scientifique est comme toute instance administrative responsable avec une nuance : il faudrait démontrer une erreur manifeste d’appréciation pour que sa responsabilité administrative soit reconnue. Au titre de ces décisions, il y a notamment celle relative au maintien du premier tour des élections municipales. Une étude récente a montré que l’abstention a permis d’épargner près de 6 000 décès chez les personnes âgées de plus de 60 ans7.
Responsabilité des membres du Comité scientifique ? Hypothèse d’école s’il en est : il faudrait imaginer une situation dans laquelle le Conseil scientifique se serait obstiné contre l’avis de la communauté scientifique. Pour revenir à la décision de maintenir le premier tour des élections municipales, non seulement nous ne connaissons pas la question tranchée par le Comité scientifique mais en plus la décision semble avoir été prise par le Président. L’hypothèse d’une action en responsabilité a donc peu de chance d’aboutir puisque le Président est irresponsable pénalement. En vertu de l’article 67 de la Constitution, « le président de la République n’est pas responsable des actes accomplis en cette qualité ». Apparemment, la population a intégré le caractère irresponsable du Comité scientifique : à notre connaissance, aucune plainte ne vise ses membres. De là à considérer que la Covid-19 aura contribué à l’émergence de l’élite souhaitée par le philosophe Hans Jonas…
Nous disposons ainsi d’un système administratif qui permet à tous les échelons de l’action politique de se défausser et de se prévaloir d’une vérité supérieure, celle de la science. La confusion entre science et politique est ici totale : la science a pour objet d’évaluer un risque ; le politique a pour mission de gérer ce risque. Dans le cas présent, le politique se prévaut de la neutralité scientifique ; la référence à la science camoufle surtout une absence de consensus politique.
Cette vérité qui se pare des atours de l’objectivité scientifique ne peut faire office de vérité juridique. La responsabilité hypothétique des scientifiques ne peut se substituer à la responsabilité juridique des hommes et femmes qui s’en servent comme un paravent pour agir. Le processus décrit dans le présent article ouvre alors inéluctablement la voie à un conflit politique qui, dans le meilleur des cas, se résoudra par un retour aux urnes des électeurs, dans le pire des cas par la violence.
Notes & Références
- www. mediapart.fr/journal/ france/110420/covid19-chronologie-d-unedebacle-francaise
- O. Beaud, Si les gouvernants ont failli face à la crise sanitaire, la solution de la plainte pénale n’est pas la bonne, Le Monde 20 avril 2020.
- Figaro du 17 mars 2020 : Coronavirus: « J’assume absolument toutes les décisions », répond Édouard Philippe à Agnès Buzyn.
- Hans. Jonas, Le principe responsabilité, Cerf, 1992, p. 279.
- P. Ricoeur, La responsabilité et la fragilité de la vie. Ethique et philosophie de la biologie chez Hans Jonas, in P. Ricoeur, Lectures II, Seuil, 1992, pp. 304.319.
- www.marianne.net/societe/discoveryles-experts-francais-qui-cherchent-un-traitementcontre-le-covid-sont-ils-sous-l
- S. Bertoli, L. Guichard, F. Marchetta, "Turnout in the Municipal Elections of March 2020 and Excess Mortality during the COVID-19 Epidemic in France", Institute of Labor Economics, 06/2020.