Ouvrage | Covid-19 : regards croisés sur la crise
Connaître les familles pour mieux combattre la Covid-19
Les politiques de santé publique menées à travers le monde contre la pandémie de Covid-19 se basent sur une certaine idée de la famille, inspirée par la catégorie statistique de ménage.
C’est cette famille « moyenne » qui permet aux épidémiologistes d’élaborer des modèles pour combattre la propagation du virus. Mais la réalité effective des relations familiales est parfois bien éloignée de ce ménage moyen. Pour mieux comprendre les mécanismes de propagation du virus, il faut prendre en compte des disparités bien connues des sciences sociales, mais souvent ignorées pendant la gestion de la crise.
En l’absence de vaccin ou de traitement contre la Covid-19, « stay home, save lives » est devenu un mot d’ordre planétaire. Mesure préconisée dans l’urgence par les épidémiologistes, le confinement à domicile est apparu comme une réponse collective indispensable pour gagner du temps contre la pandémie : début avril 2020, la moitié de l’humanité était sommée de rester chez elle.
Dans ce premier temps de la crise pandémique, les États ont plus que jamais institué le foyer comme « cellule de base de la société », l’unité sans laquelle nous ne pourrions faire face à la crise. Loin d’y mettre un terme, le temps du déconfinement progressif, des reconfinements locaux ou autres couvre-feux, continue à penser le foyer comme un rempart contre la propagation du virus. La gestion de crise est un gouvernement des familles, et par les familles, qu’il est crucial d’interroger du point de vue des sciences sociales, afin de mettre en évidence les normes sur lesquelles ce gouvernement repose et les inégalités qu’il creuse.
Dans un texte paru dans la revue Mouvements le 8 juin 2020 « Penser la famille aux temps du Covid-19 », nous montrons qu’il est crucial de mieux connaître les familles pour combattre l’épidémie et nous explorons ensuite ce que la crise sanitaire fait aux familles. Nous reproduisons ici une version abrégée et actualisée de la première partie de ce texte1.
Les politiques de santé publique menées à travers le monde contre la pandémie de Covid-19 se basent sur une certaine idée de la famille, inspirée par la catégorie statistique de ménage. C’est cette famille « moyenne » qui permet aux épidémiologistes d’élaborer des modèles pour combattre la propagation du virus. Mais la réalité effective des relations familiales est parfois bien éloignée de ce ménage moyen. Pour mieux comprendre les mécanismes de propagation du virus, il faut prendre en compte des disparités bien connues des sciences sociales, mais souvent ignorées dans la gestion de la crise.
D’un point de vue épidémiologique, l’idée du confinement à domicile préconisé en Chine en janvier 2020 et dans le reste du monde à partir de mars était simple : la limitation des contacts de chaque individu à un petit nombre de personnes – les seuls autres membres de son ménage – vise à diminuer le taux de reproduction du virus et ainsi à étaler dans le temps l’apparition de nouveaux cas (en particulier de cas graves), de manière à prévenir la saturation des systèmes de santé. Partir de cette hypothèse pour faire face à la crise sanitaire nécessite de s’assurer de qui vit avec qui et dans quelles conditions. De fait, les modèles épidémiologiques mobilisés s’appuient généralement sur des statistiques descriptives sur la taille des ménages.
C’est le cas du modèle de l’équipe de Neil Ferguson à Imperial College, dont le neuvième rapport, publié le 16 mars 2020, a motivé la mise en place du confinement dans de nombreux pays, dont la France. À première vue, les données statistiques sur la taille des ménages sont encourageantes quant à l’efficacité du confinement à domicile. Dans de nombreux pays, notamment en Europe, le nombre moyen de personnes par ménage diminue depuis plusieurs décennies, pour atteindre à peine 2 personnes par logement (2,0 en Allemagne, en Danemark ou en Finlande ; en France, 2,2) (Eurostat, 2020). Toutefois, cet indicateur, fondé sur des moyennes nationales, masque des disparités significatives. C’est un fait bien connu de la démographie historique et de l’anthropologie : il n’y a jamais eu de famille moyenne. La moyenne masque une dispersion importante des tailles de ménages, qui ne se distribuent pas au hasard. Dès lors, élaborer une stratégie de lutte contre une épidémie sur la base d’une moyenne peut être une fausse bonne idée.
En France, les variations territoriales de mortalité semblent corrélées avec la composition des ménages. Département le plus pauvre de l’hexagone, la Seine-Saint-Denis (93) a payé un lourd tribut à l’épidémie au printemps 2020 : la surmortalité observée entre le 1er mars et le 27 avril, par comparaison avec l’année précédente, y a été de 129 % (contre 90 % à Paris). Cette surmortalité apparaît en premier lieu comme une conséquence des conditions de logement, et en particulier du surpeuplement. 31 % de la population de ce département occupe un logement sur-occupé, contre 8 % au niveau national (Insee, 2016).
La vaste enquête EpiCov menée par l’Inserm auprès d’un échantillon représentatif de 135 000 personnes confirme que les personnes vivant dans des logements comprenant moins de 18 m2 par personne et partageant leur foyer avec un autre cas suspect ont été davantage exposées au virus2. Les conditions de travail sont elles aussi à prendre en compte : les habitant·e·s de Seine-Saint-Denis occupent souvent des emplois d’ouvrier·es et d’employé·e·s, nécessitant de sortir du domicile, le plus souvent en transports en commun. Vivant dans une région où le virus a beaucoup circulé, ils et elles ont donc plus de risques d’être à son contact, et ce faisant de le transmettre aux autres membres de leur foyer, et particulièrement aux plus âgé∙e·s. En Seine-Saint-Denis, la taille moyenne des ménages est de 2,6 personnes, contre 1,9 à Paris. 12 % des ménages y comptent cinq personnes ou plus, contre 4 % de l’autre côté du périphérique.
La composition des ménages offre également une clé d’interprétation aux variations des effets de la Covid-19 d’un pays à l’autre. Deux économistes de l’Université de Bonn3 ont identifié une corrélation entre le pourcentage d’individus âgés de 30 à 49 ans qui vivent avec leurs parents, et le taux de létalité de la maladie (Case Fatality Rate) en début d’épidémie. Or la part des individus de 30 à 49 ans qui vivent avec leurs parents est très variable d’un pays à l’autre : moins de 5 % en France ou en Suède, mais 10 % en Espagne, et plus de 20 % en Italie – deux pays où la crise financière de 2008 a conduit de nombreux jeunes adultes à retourner vivre chez leurs parents.
Le raisonnement épidémiologique par ménage ne pose pas seulement problème du fait de son arrimage à la moyenne ; il est aussi problématique parce que toute la population ne vit pas « en famille » dans un domicile indépendant et que, là encore, les modes de vie ne se distribuent pas au hasard. Selon le recensement mené en 2016, 1,3 million d’adultes, soit 2 % de la population française, vivent « hors ménage » dans ce que l’Insee appelle des « communautés ». Il s’agit de résidences universitaires, de foyers de travailleur·s·es, de prisons, de communautés religieuses, de casernes militaires, etc. Ces formes collectives de logement, particulièrement propices à la propagation des épidémies, concernent des populations fragiles. Elles ont été les grandes oubliées des politiques de confinement mises en place. Ceci est d’autant plus malheureux que le virus Sars-Cov-2 se caractérise par la faiblesse de son facteur de dispersion k : en d’autres termes, une minorité de clusters seraient responsables de la majorité des transmissions du virus4.
Quantitativement, les maisons de retraite (dont les Ehpads) sont en France les structures de logement collectif les plus importantes, regroupant plus de la moitié des personnes vivant en « communautés » (environ 700 000). À la fin mai, un tiers des décès de la Covid-19 comptabilisés avaient eu lieu dans les Ehpads et les établissements médico-sociaux. Ceci renvoie à la fois à la dangerosité plus grande de la maladie pour les personnes âgées ; au fait que ces institutions ont été particulièrement propices à la transmission du virus, notamment pendant toute la période où les soignant·e·s n’étaient pas équipées de masques ; et aux décisions, plus ou moins explicites, de ne pas transférer certain·e·s pensionnaires à l’hôpital du fait d’un état de santé antérieur jugé trop mauvais.
En confondant famille et ménage et en se concentrant sur les formes familiales « moyennes » ou « majoritaires », dans un sens statistique comme du point de vue de leur statut symbolique, la stratégie de lutte contre la contamination virale montre ses insuffisances et oblige à renouveler les manières de penser la famille. La sociologie des réseaux est apparue comme une alternative : elle permettrait d’identifier et de mesurer l’intensité des contacts entre les personnes, et donc d’améliorer la modélisation de l’épidémie, voire d’adapter les réglementations adoptées pour la freiner5. En considérant les relations familiales comme des relations comme les autres (amicales, de voisinage, professionnelles, etc.), l’analyse de réseau a l’intérêt de mettre l’accent sur les relations concrètes entre personnes. Cette approche est intéressante dans le sens où elle ne part pas d’un présupposé sur ce que devrait être la « famille », mais décrit a posteriori les contacts ayant eu effectivement lieu. De fait, la notion de réseau est à la base des opérations de contact tracing qui sont apparues indispensables pour contenir l’épidémie.
Cette approche présente cependant une difficulté, qui tient à l’équivalence implicite qu’elle fait entre toutes les formes de relations. Les relations familiales ou affectives ne sont précisément pas des relations « comme les autres », et ceci a un effet sur la capacité à décrire le réseau de relations d’un individu. Comment faire en sorte que les individus déclarent absolument tous leurs contacts, quand on souhaite garder discrètes, voire secrètes, certaines de ces pratiques ou de ces relations (adultères, homosexuelles…) ? Nombreux sont les travaux traitant de l’inégale légitimité des relations intimes. Officialiser ces relations comporte des risques très différents de stigmatisation, voire d’exposition à des violences. Les politiques de prévention de la Covid-19 devraient s’inspirer davantage de l’expérience du Sida qui a révélé l’importance des enjeux de l’anonymat et de la participation des malades à l’élaboration des politiques de dépistage.
L’analyse de réseau méconnaît par ailleurs le fait que les relations entre personnes apparentées sont des relations instituées par le droit, régies par des normes et structurées par une division sociale et sexuelle du travail domestique. Par exemple, il a été envisagé d’isoler les personnes diagnostiquées positives à la Covid-19. Outre les conditions matérielles pour ce faire (possibilité inégale de chambre ou logement alternatif, hôtels déjà occupés par des familles sans autre solution sur certains territoires), cet objectif se heurte à la définition à la fois juridique et sociale des relations de parenté. Si on peut isoler facilement deux partenaires adultes, il est bien plus difficile d’éloigner une mère isolée de ses enfants mineurs ou une personne handicapée de son tuteur ou de sa tutrice.
Les sciences sociales ont forgé de nombreux savoirs sur la famille : ils vont de l’observation des pratiques les plus informelles et les plus quotidiennes, jusqu’à l’étude des normes les plus officielles qui les contraignent ou les légitiment. Malheureusement, ces connaissances ont été peu mobilisées au cours de la crise sanitaire. Elles permettraient pourtant de mieux comprendre comment l’épidémie se propage, et ainsi de mieux nous protéger en évitant certaines restrictions inutiles.
Notes & Références
- Le texte peut être lu dans son intégralité à l’adresse suivante : mouvements.info penser-la-famille-aux-temps-du-covid-19/
- N. Bajos et al., « Les inégalités sociales au temps du Covid-19 », Questions de santé publique, n°40, oct. 2020.
- C. Bayer, M. Kuhn, « Intergenerational ties and case fatality rates: A cross-country analysis », IZA Discussion Paper, Avril 2020, ftp.iza. org/dp13114.pdf.
- K. Kupferschmidt, « Why do some COVID-19 patients infect many others, whereas most don’t spread the virus at all? », Science, 19 mai 2020.
- G. Manzo, « Les réseaux sociaux dans la lutte contre le Covid-19 », La vie des idées, 21 avril 2020.